Le Dossier 113

Chapitre 4

 

À cette heure même où Mme Nina Gypsy allait chercher un refuge àcet hôtel du Grand-Archange, qui lui avait été indiqué parM. Fanferlot, dit l’Écureuil, Prosper Bertomy était écroué au dépôtde la préfecture de police.

Depuis le moment où, maître de ses impressions, il avait réussià reprendre son maintien habituel, son sang-froid ne s’était plusdémenti.

Vainement les gens qui l’entouraient, observateurs ingénieux,avaient épié une défaillance de son regard, une expression douteusede sa physionomie, ils l’avaient trouvé de marbre.

Même, on aurait pu le croire insensible à son affreusesituation, sans une oppression douloureuse que révélait sarespiration plus pressée, sans les gouttes de sueur qui perlaientle long de ses tempes, trahissant d’horribles angoisses.

Chez le commissaire de police où il était resté plus de deuxheures pendant qu’on était allé quérir des ordres, il avait causéavec les deux sergents de ville qui le gardaient.

Vers midi, étant à jeun, il sentit, à ce qu’il déclara, lebesoin de prendre quelque chose. On lui fit apporter à déjeuner durestaurant voisin, et il mangea d’assez bon appétit, et but presquetoute une bouteille de vin.

Pendant qu’il était là, dix agents au moins et divers employésde la préfecture, qui tous les matins ont affaire aux commissairesde police, vinrent examiner curieusement sa contenance. Tous eurentla même opinion et la formulèrent dans des termes presque pareils.Ils disaient :

– C’est un solide mâtin !

Ou encore :

– Ce gaillard-là est trop tranquille pour n’être pas gardé àcarreau.

Lorsqu’on lui annonça qu’un fiacre l’attendait en bas, il seleva vivement ; mais avant de descendre, il demanda lapermission d’allumer un cigare, permission qui lui futaccordée.

Sous la porte de la maison du commissaire, se tienthabituellement une marchande de fleurs. Il lui acheta un petitbouquet de violettes. Cette femme, comprenant qu’il était arrêté,et lui ayant dit en manière de remerciement :

– Bonne chance ! mon pauvre monsieur !

Il parut touché de cette marque banale d’intérêt et répondit:

– Merci, ma brave femme, mais il y a longtemps que je n’en aiplus.

Il faisait un temps magnifique, une resplendissante journée deprintemps. Tout le long de la rue Montmartre que suivait le fiacre,Prosper mit plusieurs fois la tête à la portière, se plaignant, ensouriant, d’être mis en prison par ce beau soleil, lorsqu’il feraitsi bon être dehors.

– C’est même singulier, fit-il, jamais je n’ai eu si grandeenvie de me promener.

Un de ses gardiens, qui était un gros garçon réjoui et épais,accueillit cette réflexion par un énorme éclat de rire, et dit:

– Je comprends cela.

Au greffe, pendant qu’on remplissait les formalités de l’écrou,Prosper répondit avec une hauteur mêlée de dédain aux questionsindispensables qui lui furent adressées.

Mais, lorsque après lui avoir ordonné de vider ses poches sur latable, on s’approcha pour le fouiller, un éclair d’indignationjaillit de ses yeux, puis une larme chaude aussitôt séchée au feude ses pommettes. Ce ne fut qu’un éclair. Il se laissa faire,levant les bras, pendant que, du haut en bas, des mains brutales lepalpaient pour s’assurer qu’il ne dissimulait pas sous sesvêtements quelque objet suspect.

Les investigations auraient peut-être été poussées plus loin etseraient devenues bien autrement ignominieuses sans l’interventiond’un homme d’un certain âge, d’apparence distinguée, portantcravate blanche et lunettes à branches d’or, qui se chauffait prèsdu poêle, et qui, en ce lieu, semblait être chez lui.

À la vue de Prosper, qui entrait suivi des agents, il eut ungeste de surprise et parut extrêmement ému ; il s’avança même,comme pour lui adresser la parole, mais il se ravisa.

Si troublé que fût le caissier, il ne put s’empêcher deremarquer que les yeux de cet homme restaient obstinément fixés surlui. Le connaissait-il donc ? Il eut beau chercher dans sessouvenirs, il ne se rappela pas l’avoir jamais vu.

Cet homme, aux allures de chef de bureau, n’était autre qu’unillustre employé de la préfecture de police, M. Lecoq.

Au moment où les agents qui avaient fouillé Prospers’apprêtaient à lui faire retirer ses bottes – une lime ou une armetiennent si peu de place ! –, M. Lecoq fit un signe et dit:

– C’est assez.

Les autres obéirent. Toutes les formalités étaient remplies, etenfin on conduisit le malheureux caissier à une étroitecellule ; la porte, à grand renfort de verrous et de serrures,se referma sur lui ; il respira ; il était seul.

Oui, il se croyait seul, bien seul ! il ignorait que laprison est de verre, que l’inculpé y est comme le misérable insectesous le microscope de l’entomologiste. Il ne savait pas que lesmurs ont des oreilles toujours béantes, les guichets des yeuxtoujours fixes.

Il était si sûr d’être seul que toute sa fierté se fondit en untorrent de larmes, son masque d’impassibilité tomba. Sa colère, silongtemps contenue, éclata violente et terrible, comme un incendiequi, ayant longtemps couvé, a desséché toutes les matièresinflammables.

Il s’emporta follement, il cria, il eut des imprécations et desblasphèmes. Il meurtrit ses poings aux murailles dans un accès derage folle et impuissante comme celle de la bête fauve enferméeaprès le premier moment de stupeur.

C’est que Prosper Bertomy n’était pas ce qu’il paraissaitêtre.

Ce gentleman hautain et correct, sorte de gandin glacé, avaitdes passions ardentes et un tempérament de feu.

Mais, un jour, vers vingt-quatre ans, l’ambition l’avait morduau cœur. Pendant que tous ses désirs souffraient, emprisonnés danssa médiocrité comme un lycéen dans une tunique trop étroite,regardant autour de lui tous ces riches auxquels l’argent donne labaguette des mille et une nuits, il envia leur sort.

Il rechercha les origines et le point de départ de tous leschefs opulents des grandes entreprises financières, et il reconnutqu’à leurs débuts ils possédaient pour la plupart moins quelui.

Comment donc s’étaient-ils élevés ? À force d’énergie,d’intelligence et d’audace. Pour eux, la pensée féconde avait étécomme la lampe merveilleuse aux mains d’Aladin.

Il se jura de les imiter et d’arriver comme eux.

De ce jour, avec une force de volonté beaucoup moins rare qu’onne croit, il imposa silence à ses instincts. Il réforma, non soncaractère, mais les dehors de son caractère.

Et ses efforts n’avaient pas été perdus. On avait foi en soncaractère et en ses moyens. Ceux qui le connaissaient disaient : «Il arrivera !… »

Et il était là, en prison, accusé d’un vol, c’est-à-direperdu.

Car il ne s’abusait pas. Il savait qu’innocent ou coupable,l’homme soupçonné est marqué d’une flétrissure aussi ineffaçableque les lettres jadis imprimées au fer rouge sur l’épaule desforçats. Dès lors à quoi bon lutter ! À quoi bon un triomphequi ne lave pas la souillure !…

Quand le gardien de service, le soir, lui apporta son repas, ille trouva étendu sur son lit, la tête enfoncée dans son oreiller,pleurant à chaudes larmes.

Ah ! il n’avait plus faim, maintenant qu’il était seul. Uninvincible engourdissement l’envahissait ; sa volonté éperdueflottait dans un brouillard opaque.

La nuit vint, longue, terrible, et pour la première fois iln’eut pour mesurer les heures que le pas cadencé des rondesrelevant les sentinelles. Il souffrait.

Au matin, cependant, le sommeil lui vint avec le jour, et ildormait encore lorsque la voix du geôlier retentit dans lacellule.

– Allons, monsieur, disait-il, à l’instruction !

D’un bond il fut debout, il allait donc être interrogé.

– Marchons, dit-il, sans songer à réparer le désordre de satoilette.

Pendant le trajet, son gardien lui dit :

– Vous avez du bonheur, vous allez avoir affaire à un bien bravehomme.

Le gardien avait mille fois raison.

Doué d’une pénétration remarquable, ferme, incapable de partipris, également éloigné d’une fausse pitié et d’une sévéritéexcessive, M. Patrigent possède, à un degré éminent, toutes lesqualités qu’exige la délicate et difficile mission du juged’instruction.

Peut-être manque-t-il de la fébrile activité, parfois nécessairepour frapper vite et juste ; mais il possède une de cespatiences robustes que rien ne lasse ni ne décourage. Fort capable,d’ailleurs, de suivre pendant des années une instruction, comme ille fit lors de l’affaire des billets belges, dont il ne réunit lesfils qu’après quatre ans d’investigations.

Aussi, était-ce dans son cabinet que venaient s’échouer lesaffaires éternelles, les enquêtes restées en chemin, les procéduresincomplètes.

Tel est, aussi exactement que possible, l’homme vers lequel onconduisait Prosper ; et on le conduisait par un chemin biendifficile.

On lui fit suivre un long corridor, traverser une salle pleinede gendarmes de Paris, descendre un escalier, traverser une manièrede souterrain, puis monter un étroit et raide escalier qui n’enfinissait pas.

Enfin, il arriva dans une longue et étroite galerie, bassed’étage, sur laquelle ouvraient quantité de portes numérotées.

Le gardien du malheureux caissier l’arrêta devant une de cesportes.

– Nous y sommes, lui dit-il ; c’est ici que va se décidervotre sort.

À cette réflexion du gardien, faite d’un ton de commisérationprofonde, Prosper ne put s’empêcher de frissonner.

C’était vrai pourtant : là, derrière cette porte, se trouvait unhomme qui allait l’interroger, et selon ce qu’il répondrait, ilserait relâché ou le mandat d’amener qu’on lui avait signifié laveille serait converti en mandat de dépôt.

Cependant, faisant appel à tout son courage, il posait déjà lamain sur le bouton de la porte, lorsque son gardien l’arrêta.

– Oh ! pas encore, lui dit-il, on n’entre pas comme cela :asseyez-vous, on vous appellera quand votre tour sera venu.

L’infortuné obéit, et son gardien prit place près de lui. Riend’affreux, rien de lugubre comme une station dans cette sombregalerie des juges d’instruction.

D’un bout à l’autre est établi contre le mur un grossier banc dechêne, noirci par un usage quotidien. Involontairement on songe quesur ce banc sont venus tour à tour, depuis dix ans, s’asseoir tousles prévenus, tous les voleurs, tous les assassins du départementde la Seine.

C’est que tôt ou tard, fatalement, comme l’immondice à l’égout,le crime arrive à cette terrible galerie qui a une porte sur lebagne, l’autre sur la plate-forme de l’échafaud. C’est là, selon latriviale mais énergique expression d’un premier président, le grandlavoir public de tout le linge sale de Paris.

La galerie, à l’heure où Prosper y arriva, était fort animée. Lebanc était presque entièrement occupé. À côté de lui, si près qu’ille coudoyait, on avait placé un homme en haillons, à figuresinistre.

Devant chaque porte, qui est celle d’un juge d’instruction, setenaient des groupes de témoins, où on causait à voix basse. À toutmoment, allaient et venaient des gendarmes de Paris, dont lesfortes bottes résonnaient sur les dalles, et qui amenaient oureconduisaient des prisonniers. Parfois, dominant le sourd murmure,on entendait un sanglot, et une femme, la mère ou la sœur dequelque prévenu, passait un mouchoir sur les yeux. À de courtsintervalles, une porte s’ouvrait et se refermait, et la voix d’unhuissier criait un nom ou un numéro.

À ce spectacle, à ces contacts flétrissants, au milieu de cetteatmosphère chaude et chargée d’émanations étranges, le caissier sesentait défaillir, quand un petit vieux, vêtu de noir avec lesinsignes de sa dignité, la chaîne d’acier en sautoir, cria :

– Prosper Bertomy !

Le malheureux se dressa tout d’une pièce, et, sans savoircomment, se trouva poussé dans le cabinet du juged’instruction.

Tout d’abord, il fut aveuglé. Il quittait un endroit fortobscur, et la fenêtre de la pièce où il entrait, placée en face dela porte, versait à flots un jour éclatant et criard.

Ce cabinet, comme tous ceux de la galerie, est sans physionomieparticulière. On s’y croirait chez n’importe quel hommed’affaires.

Il est tendu d’un papier économique vert foncé, et à terre estun méchant tapis à vulgaires dessins noirs.

Vis-à-vis la porte est un grand bureau, encombré de dossiers,derrière lequel est placé le juge, faisant face à ceux qui entrent,de telle sorte que son visage reste dans l’ombre, pendant que celuides prévenus ou des témoins qu’il interroge est en pleine lumière.À droite, est une petite table où écrit le greffier, cetindispensable auxiliaire du juge.

Mais Prosper ne remarquait pas ces détails. Toute son attentionse concentrait sur le magistrat, et, à mesure qu’il l’examinaitmieux, il se disait que son gardien ne l’avait pas trompé.

Il est vrai que la figure de M. Patrigent, figure irrégulière,encadrée de courts favoris roux, animée par des yeux vifs etspirituels, respirant la bonté, est de celles qui, au premierabord, rassurent et attirent.

– Prenez une chaise, dit-il à Prosper.

Cette attention fut d’autant plus sensible au prévenu, qu’ils’attendait à être traité avec le dernier mépris. Elle lui parutd’un favorable augure, et lui rendit quelque liberté d’esprit.

Cependant M. Patrigent avait fait un signe à son greffier.

– Nous commençons, Sigault, dit-il, attention.

Et se retournant vers Prosper :

– Comment vous appelez-vous ? demanda-t-il.

– Auguste-Prosper Bertomy, monsieur.

– Quel âge avez-vous ?

– J’aurai trente ans le 5 mai prochain.

– Quelle est votre profession ?

– Je suis, monsieur, c’est-à-dire j’étais le caissier de lamaison de banque André Fauvel.

Le magistrat l’interrompit pour consulter un petit agenda placéprès de lui. Prosper, qui suivait attentivement tous sesmouvements, se prenait à espérer, se disant que jamais un hommeayant l’air si peu prévenu contre lui ne le retiendrait enprison.

Le renseignement qu’il cherchait trouvé, M. Patrigent repritl’interrogatoire :

– Où demeurez-vous ? demanda-t-il.

– Rue Chaptal, 39, depuis quatre ans. J’habitais avant, 7,boulevard des Batignolles.

– Où êtes-vous né ?

– À Beaucaire, département du Gard.

– Avez-vous encore vos parents ?

– J’ai perdu ma mère il y a deux ans, monsieur, mais j’ai encoremon père.

– Habite-t-il Paris ?

– Non, monsieur, il habite Beaucaire avec ma sœur qui est mariéeà l’un des ingénieurs du canal du Midi.

C’est d’une voix affreusement troublée que Prosper répondit àces dernières questions. C’est que s’il est des heures dans la vieoù le souvenir de la famille encourage et console, il est de cesmoments affreux où on voudrait être seul au monde et sortir desEnfants trouvés.

M. Patrigent remarqua fort bien et nota cette émotion de sonprévenu lorsqu’il lui avait parlé de ses parents.

– Et, quelle est, continua-t-il, la profession de votrepère ?

– Il a été, monsieur, conducteur des ponts et chaussées, puisemployé au canal du Midi, comme mon beau-frère ; maintenant ila pris sa retraite.

Il y eut un moment de silence. Le juge d’instruction avait placéson fauteuil de telle sorte que tout en paraissant avoir la têtetournée, il ne perdait rien absolument du jeu de la physionomie deProsper.

– Eh bien ! fit-il tout à coup, vous êtes accusé d’avoirvolé à votre patron trois cent cinquante mille francs.

Depuis vingt-quatre heures, le malheureux jeune homme avait eule temps de se familiariser avec la terrible idée de cetteaccusation, et cependant, ainsi formulée et précisée, ellel’atterra, et il lui fut impossible d’articuler une syllabe.

– Qu’avez-vous à répondre ? insista le juged’instruction.

– Je suis innocent, monsieur, je vous jure, je suisinnocent !

– Je le souhaite pour vous, fit M. Patrigent, et vous pouvezcompter sur moi pour vous aider de toutes mes forces à faireéclater votre innocence. Avez-vous, du moins, quelques faits àalléguer pour votre défense, quelques preuves à donner ?

– Eh ! monsieur, que puis-je dire, lorsque moi-même je necomprends pas ce qui a pu se passer ! Je ne puis qu’invoquerma vie entière…

Le magistrat interrompit Prosper d’un geste.

– Précisons, dit-il ; le vol a été commis dans descirconstances telles que les soupçons ne peuvent, ce semble,atteindre que monsieur Fauvel ou vous. Peut-on soupçonner quelqueautre personne ?

– Non, monsieur.

– Vous vous dites innocent, le coupable est donc monsieurFauvel.

Prosper ne répondit pas.

– Avez-vous, insista M. Patrigent, quelque motif de croire quevotre patron s’est volé lui-même ? Si léger qu’il soit,dites-le-moi.

Et comme le prévenu gardait toujours le silence :

– Allons, reprit le juge, vous avez, je le vois, besoin deréfléchir encore. Écoutez la lecture de votre interrogatoire que vavous faire mon greffier, vous signerez ensuite et on vousreconduira en prison.

Le malheureux était anéanti. La dernière lueur qui avait éclairéson désespoir s’éteignait. Il n’entendit rien de ce que lui lutSigault, c’est sans voir qu’il signa.

Il était si chancelant en sortant du cabinet du juge, que songardien lui conseilla de s’appuyer sur lui.

– Cela ne va donc pas bien ? lui dit cet homme ;allons, monsieur, il faut du courage.

Du courage ! Prosper n’en avait plus quand il se retrouvadans sa cellule ; mais avec la colère, la haine entrait dansson cœur.

Il s’était promis qu’il parlerait au juge d’instruction, qu’ilse défendrait, qu’il établirait son innocence, on ne lui en avaitpas laissé le temps. Il se reprochait amèrement d’avoir cru à desapparences de bienveillance.

– Quelle dérision ! disait-il, est-ce donc là uninterrogatoire ?

Non, ce n’était pas un interrogatoire, en effet, mais une simpleformalité.

En faisant comparaître Prosper, M. Patrigent obéissait àl’article 93 du Code d’instruction criminelle, lequel dit que «tout inculpé sous le coup d’un mandat d’amener sera interrogé dansles vingt-quatre heures au plus tard ».

Mais ce n’est pas en vingt-quatre heures, surtout dans uneaffaire comme celle-là, en l’absence de tout corps de délit, detoute preuve matérielle, de tout indice même, qu’un juged’instruction peut réunir les éléments d’un interrogatoire.

Pour triompher de l’opiniâtre défense d’un prévenu qui serenferme dans la négation absolue comme dans une forteresse, ilfaut des armes. Ces armes, M. Patrigent s’occupait à lespréparer.

Si Prosper était resté une heure de plus dans la galerie, ilaurait vu le même huissier qui l’avait appelé sortir du cabinet dujuge d’instruction et crier :

– Le numéro 3 !

Le témoin qui avait le numéro 3, et qui s’était assis, enattendant son tour, sur le banc de bois, c’était M. AndréFauvel.

Le banquier n’était plus le même homme.

Autant, dans ses bureaux, il avait paru animé d’intentionsbienveillantes, autant, lorsqu’il entra chez le juge, il semblaitirrité contre son caissier. La réflexion qui, d’ordinaire, amèneavec le calme le besoin de pardonner, ne lui avait apporté quecolère et désirs de vengeance.

Les inévitables questions qui commencent tout interrogatoire luiavaient à peine été adressées que son naturel fougueux l’emportant,il se répandit contre Prosper en récriminations et même eninvectives.

Il fallut que M. Patrigent lui imposât silence, lui rappelant cequ’il se devait à lui-même, quels que fussent d’ailleurs les tortsde son employé.

Facile tout à l’heure avec le prévenu, le juge d’instructiondevenait attentif et méticuleux. C’est que l’interrogatoire deProsper n’avait été qu’une formalité, la constatation d’un faitbrutal. Il s’agissait maintenant de rechercher les faitsaccessoires, les particularités, de grouper enfin en faisceau lescirconstances, en apparence les plus insignifiantes, pour en tirerune conviction.

– Procédons par ordre, monsieur, dit-il à M. Fauvel, et, pour lemoment, bornez-vous, je vous prie, à répondre à mes questions.Doutiez-vous de la probité de votre caissier ?

– Certes, non ! Et cependant, mille raisons auraient dûm’inquiéter.

– Quelles raisons, je vous prie ?

– Monsieur Bertomy, mon caissier, jouait, il passait des nuitsau baccarat, à diverses reprises j’ai su qu’il avait perdu defortes sommes. Il avait de mauvaises connaissances. Une fois, avecun des clients de ma maison, monsieur de Clameran, il s’est trouvémêlé à une affaire scandaleuse de jeu, qui avait commencé chez unefemme, et qui s’est terminée en police correctionnelle.

Et pendant plus d’une minute, le banquier chargea terriblementProsper. Quand enfin il s’arrêta :

– Avouez, monsieur, fit le juge, que vous êtes bien imprudent,pour ne pas dire bien coupable, d’avoir osé confier votre caisse àun tel homme.

– Eh ! monsieur, répondit M. Fauvel, Prosper n’a pastoujours été ainsi. Jusqu’à l’an passé, il a été le modèle deshommes de son âge. Admis dans ma maison, il faisait presque partiede ma famille, il passait toutes ses soirées avec nous, il étaitl’ami intime de mon fils aîné, Lucien. Puis, tout à coup,brusquement, du jour au lendemain, il a cessé ses visites et nousne l’avons plus revu. Cependant, j’avais tout lieu de le croirefort épris de ma nièce Madeleine.

M. Patrigent eut un certain froncement de sourcils qui lui estfamilier quand il croit avoir saisi quelque indice.

– Ne serait-ce pas précisément cette inclination, demanda-t-il,qui aurait déterminé l’éloignement de monsieur Bertomy ?

– Pourquoi ? fit le banquier de l’air le plus surpris. Jelui aurais le plus volontiers du monde accordé la main deMadeleine, et pour être franc, je supposais qu’il me lademanderait. Ma nièce eût été un beau parti, un parti inespéré pourlui ; elle est très jolie, et elle aura un demi-million dedot.

– Alors, vous ne voyez nul motif à la conduite de votrecaissier ?

Le banquier parut chercher.

– Aucun absolument, répondit-il. J’ai toujours supposé queProsper avait été entraîné hors du droit chemin par un jeune hommedont il fit la connaissance chez moi à cette époque, monsieur Raoulde Lagors.

– Ah !… et quel est ce jeune homme ?

– Un parent de ma femme, un charmant garçon, spirituel, bienélevé, un peu étourdi, mais assez riche pour payer sesétourderies.

Le juge d’instruction n’avait plus l’air d’écouter ; ilinscrivait ce nom de Lagors sur son agenda, à la suite d’une listede noms déjà longue.

– Maintenant, reprit-il, arrivons au fait : vous êtes sûr que levol n’a pas été commis par personne de votre maison ?

– Matériellement sûr ; oui, monsieur.

– Votre clé ne vous quittait jamais ?

– Rarement, du moins ; et quand je ne la portais pas surmoi, je la déposais dans un des tiroirs du secrétaire de ma chambreà coucher.

– Où était-elle, le soir du vol ?

– Dans mon secrétaire.

– Mais alors…

– Pardon, monsieur, interrompit M. Fauvel, permettez-moi de vousfaire remarquer que pour un coffre-fort comme le mien la clé nesignifie rien. Avant tout il faut connaître le mot sur lequeltournent les cinq boutons mobiles. Avec le mot, on peut à larigueur ouvrir sans clé, mais sans le mot…

– Et ce mot, vous ne l’avez dit à personne ?

– À personne au monde, non monsieur. Et tenez, j’aurais étéparfois bien embarrassé de dire sur quel mot ma caisse étaitfermée. Prosper le changeait quand bon lui semblait, il meprévenait et il m’arrivait de l’oublier.

– L’aviez-vous oublié, le jour du vol ?

– Non, le mot avait été changé l’avant-veille et sa singularitém’avait frappé.

– Quel était-il ?

– Gypsy, G, y, p, s, y, fit le banquier dictantl’orthographe.

Ce mot aussi, M. Patrigent l’écrivit.

– Encore une question, monsieur, dit-il, étiez-vous chez vous laveille du vol ?

– Non, monsieur. Je dînais chez un de mes amis, et j’y ai passéla soirée. Lorsque je suis rentré chez moi, vers une heure, mafemme était couchée, et je me suis moi-même couchéimmédiatement.

– Et vous ignoriez quelle somme se trouvait dans lacaisse ?

– Absolument. D’après mes ordres formels, je devais supposerqu’il ne s’y trouvait qu’une somme insignifiante : je l’ai déclaréà monsieur le commissaire, et monsieur Bertomy l’a reconnu.

– C’est exact, le procès-verbal en fait foi.

M. Patrigent se tut. Pour lui, tout était dans ce fait : lebanquier ignorait qu’il y eût trois cent cinquante mille francs encaisse et Prosper avait manqué à son devoir en les faisant retirerde la Banque, donc… La conclusion était facile à tirer.

Voyant qu’on ne l’interrogeait plus, le banquier pensa qu’ilpouvait enfin tout dire ce qu’il avait sur le cœur.

– Je me crois au-dessus du soupçon, monsieur, commença-t-il, etcependant je ne dormirai tranquille que lorsque la culpabilité demon caissier aura été parfaitement établie. La calomnie s’attaquede préférence à l’homme qui a réussi ; je puis être calomnié.Trois cent cinquante mille francs sont une fortune capable detenter le plus riche. Je vous serai reconnaissant de faire examinerla situation de ma maison, cet examen prouvera que je ne puis avoirnul intérêt à me voler moi-même, la prospérité de mes affaires…

– Il suffit, monsieur.

Il suffisait en effet. Déjà M. Patrigent était renseigné etsavait aussi bien que le banquier à quoi s’en tenir sur sasituation.

Il le pria de signer son interrogatoire et le reconduisitjusqu’à la porte de son cabinet, faveur rare de sa part.

M. Fauvel sorti, Sigault, le greffier, se permit uneobservation.

– Voilà une affaire diablement obscure, dit-il. Si le caissierest adroit et ferme, il me paraît bien difficile de leconvaincre.

– Peut-être, répondit le juge ; mais voyons les autrestémoins.

Celui qui avait le numéro 4 n’était autre que Lucien, le filsaîné de M. Fauvel.

Ce jeune homme, grand et beau garçon, de vingt-deux ans,répondit qu’il aimait beaucoup Prosper, qu’il avait été fort liéavec lui et qu’il l’avait toujours considéré comme un honnêtehomme, incapable même d’une indélicatesse.

Il déclara qu’à cette heure encore, il ne pouvait s’expliquercomment et par quelle suite de circonstances fatales Prosper enétait venu à commettre un vol. Il s’était aperçu que Prosperjouait, mais non autant qu’on le prétendait. Il n’avait jamais vuqu’il fît des dépenses au-dessus de ses moyens.

Au sujet de sa cousine Madeleine, il répondit :

– J’ai toujours pensé que Prosper était amoureux de Madeleine,et jusqu’à hier j’ai été convaincu qu’il l’épouserait, sachant quemon père ne s’opposerait pas à ce mariage. J’ai toujours attribuéla désertion de Prosper à une brouille avec ma cousine, maisj’étais persuadé qu’ils finiraient par se réconcilier.

Ces renseignements, mieux encore que ceux de M. Fauvel,éclairaient le passé du caissier, mais ne révélaient en apparenceaucun indice dont on pût tirer parti dans les conjoncturesprésentes.

Lucien signa sa déposition et se retira.

C’était au jeune Cavaillon à être interrogé.

Le pauvre garçon était, lorsqu’il se présenta devant le juge,dans un état à faire pitié.

Ayant, en grand secret, la veille, raconté à l’un de ses amis,clerc d’avoué, son aventure avec l’agent de la sûreté, ce clercl’avait outrageusement plaisanté de sa poltronnerie. Il éprouvaitd’affreux remords et avait passé la nuit à se reprocher d’avoirperdu Prosper.

Il eut au moins ce mérite de s’efforcer de réparer ce qu’ilappelait sa trahison.

Il n’accusa pas précisément M. Fauvel, mais il déclaracourageusement qu’il était l’ami du caissier, son obligé, et qu’ilétait sûr de son innocence comme de la sienne propre.

Malheureusement, outre qu’il n’avait nulles preuves à fournir àl’appui de ses dires, sa profession d’amitié passionnée enlevaitbeaucoup de valeur à ses déclarations.

Après Cavaillon, six ou huit employés de la maison Fauveldéfilèrent successivement dans le cabinet du juge ; mais leursdépositions furent presque toutes insignifiantes.

L’un d’eux, cependant, donna un détail que nota le juge. Ilprétendit savoir que Prosper avait spéculé à la Bourse, parl’entremise de M. Raoul de Lagors, et gagné des sommesimportantes.

Cinq heures sonnaient lorsque la liste des témoins cités pour cejour fut épuisée. Mais la tâche de M. Patrigent n’était pasterminée encore. Il sonna son huissier, qui parut presque aussitôt,et lui dit :

– Allez, au plus vite, me chercher Fanferlot.

L’agent de la sûreté fut long à se rendre aux ordres du juge.Ayant rencontré dans la galerie un de ses collègues, il s’était cruobligé à une politesse, et l’huissier avait été obligé d’aller lerelancer au petit estaminet du coin.

– Depuis quand vous faites-vous attendre ? dit sévèrementle juge lorsqu’il entra.

Fanferlot, qui s’était présenté en saluant jusqu’à terre,s’inclina, s’il est possible, plus profondément encore.

C’est qu’en dépit de son visage riant, mille inquiétudes letaquinaient. Pour suivre seul l’affaire Bertomy, il lui fallaitjouer un double jeu qu’on pouvait découvrir. À ménager la chèvre dela justice et le chou de son ambition, il courait de gros risques,dont le moindre était de perdre sa place.

– J’ai eu beaucoup à faire, répondit-il pour s’excuser, et jen’ai pas perdu mon temps.

Et tout aussitôt il se mit à rendre compte de ses démarches. Nonsans embarras, par exemple, car il ne parlait qu’avec toutes sortesde restrictions, triant ce qu’il devait dire et ce qu’il pouvaittaire. Ainsi il livra l’histoire de la lettre de Cavaillon, remitmême au juge cette lettre qu’il avait volée à Gypsy, mais il nesouffla mot de Madeleine. En revanche, il donna sur Prosper et surMme Gypsy une foule de détails biographiques ramassés un peupartout.

À mesure qu’il avançait dans son récit, les convictions de M.Patrigent s’affermissaient.

– Évidemment, murmura-t-il, ce jeune homme est coupable.

Fanferlot ne releva pas cette réflexion. Cette opinion n’étaitpas la sienne, mais il était ravi de cette idée que le juge faisaitfausse route, se disant qu’il n’en aurait que plus de gloire àsaisir le vrai coupable. Le fâcheux est qu’il ne savait encorecomment arriver à ce beau résultat.

Tous les renseignements recueillis, le juge congédia son agenten lui donnant diverses missions et en lui assignant rendez-vouspour le lendemain.

– Surtout, dit-il en finissant, ne perdez pas de vue la filleGypsy ; elle doit savoir où est l’argent et peut nous mettresur la trace.

Fanferlot eut un sourire malin.

– Monsieur le juge peut être tranquille, dit-il ; la dameest en bonnes mains.

Resté seul, et bien que la soirée fut avancée, M. Patrigent pritencore bon nombre de mesures qui devaient faire affluer chez luiles dépositions.

Cette affaire s’était absolument emparée de son esprit, etl’irritait et l’attirait tout ensemble. Il lui semblait y découvrircertains côtés obscurs et mystérieux qu’il s’était juré depénétrer.

Le lendemain, bien avant son heure habituelle, il était à soncabinet. Il entendit ce jour-là Mme Gypsy, fit revenir Cavaillon etenvoya chercher M. Fauvel. Et cette activité, il la déploya lesjours suivants.

Seuls, deux témoins cités firent défaut. Le premier était legarçon de bureau envoyé par Prosper à la Banque, il était gravementmalade d’une chute.

Le second était M. Raoul de Lagors.

Mais leur absence n’empêchait pas le dossier de Prosper degrossir, et le lundi suivant, c’est-à-dire six jours après le vol,M. Patrigent croyait avoir entre les mains assez de preuves moralespour écraser son prévenu.

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer