Le Dossier 113

Chapitre 5

 

Pendant que sa vie entière était l’objet des plus minutieusesinvestigations, Prosper était en prison, au secret.

Les deux premières journées ne lui avaient pas paru troplongues.

On lui avait, sur ses instances, donné quelques feuilles depapier, numérotées, dont il devait rendre compte, et il écrivaitavec une sorte de rage des plans de défense et des mémoiresjustificatifs.

Le troisième jour, il commença à s’inquiéter de ne voir personneque les condamnés employés au service des « secrets » et le geôlierchargé de lui apporter ses repas.

– Est-ce qu’on ne va pas m’interroger de nouveau ?demandait-il chaque fois.

– Votre tour viendra, allez, répondait invariablement legeôlier.

Et le temps passait, et le malheureux torturé par les angoissesdu secret, qui brise les plus énergiques natures, tombait dans leplus sombre désespoir.

– Suis-je donc ici pour toujours ? s’écriait-il.

Non, on ne l’oubliait pas, car le lundi matin, à une heure oùles geôliers ne venaient jamais, il entendit grincer les verrous dela cellule.

D’un bond il se dressa et courut vers la porte.

Mais à la vue d’un homme à cheveux blancs debout sur le seuil,il fut comme foudroyé.

– Mon père, balbutia-t-il, mon père !…

– Oui, votre père…

À la stupeur première de Prosper, un sentiment de joie immenseavait succédé.

C’est qu’un père, quoi qu’il arrive, est l’ami sur lequel ondoit compter. Aux heures terribles, lorsque tout appui manque, onse souvient de cet homme sur lequel on s’appuyait étant enfant, et,alors même qu’il ne peut rien, sa présence rassure comme celle d’unprotecteur tout-puissant.

Sans réfléchir, entraîné par un élan d’effusion attendrie,Prosper ouvrit les bras comme pour se jeter au cou de son père.

M. Bertomy le repoussa durement.

– Éloignez-vous, ordonna-t-il.

Il s’avança alors dans la cellule, dont la porte se referma. Lepère et le fils étaient seuls en présence. Prosper brisé, anéanti,M. Bertomy irrité, presque menaçant.

Repoussé par ce dernier ami, un père, le malheureux caissierparut se roidir contre une douleur atroce.

– Vous aussi ! s’écria-t-il, vous !… vous me croyezcoupable.

– Épargnez-vous une comédie honteuse, interrompit M. Bertomy, jesais tout.

– Mais je suis innocent, mon père, je vous le jure par lamémoire sacrée de ma mère.

– Malheureux !… s’écria M. Bertomy, ne blasphémezpas !…

Un irrésistible attendrissement le gagna, et c’est d’une voixfaible presque inintelligible qu’il ajouta :

– Votre mère est morte, Prosper, et je ne savais pas qu’un jourviendrait où je bénirais Dieu de me l’avoir enlevée. Votre crimel’eût tuée !

Il y eut un long silence ; enfin Prosper reprit :

– Vous m’accablez, mon père, et cela au moment où j’ai besoin detout mon courage, au moment où je suis victime de la plus odieusemachination.

– Victime ! fit M. Bertomy, victime !… C’est-à-direque vous essayez de flétrir de vos insinuations l’homme honorableet bon qui a pris soin de vous, qui vous a accablé de bienfaits,qui vous avait assuré une position brillante, qui vous préparait unavenir inespéré. C’est assez de l’avoir volé, ne le calomniezpas.

– Par pitié ! mon père, laissez-moi vous dire…

– Quoi ! vous allez nier peut-être les bontés de votrepatron ? Vous étiez cependant si sûr de son affection, qu’unjour vous m’avez écrit, me disant de me préparer à faire le voyagede Paris pour demander à monsieur Fauvel la main de sa nièce.Était-ce donc un mensonge ?…

– Non, répondit Prosper d’une voix étouffée, non…

– Il y a un an de cela ; vous aimiez mademoiselleMadeleine, alors, du moins vous me l’écriviez…

– Mais je l’aime, mon père, plus que jamais ; je n’aijamais cessé de l’aimer.

M. Bertomy eut un geste de méprisante pitié.

– Vraiment ! s’écria-t-il. Et la pensée de la chaste etpure jeune fille que vous aimiez ne vous arrêtait pas au seuil dela débauche. Vous l’aimiez !… Comment donc osiez-vous, sansrougir, vous présenter devant elle en quittant les flétrissantescompagnies qui étaient les vôtres ?

– Au nom du Ciel ! laissez-moi vous expliquer par quellefatalité Madeleine…

– Assez, monsieur, assez. Je sais tout, je vous l’ai dit. J’aivu votre patron hier. Ce matin, j’ai vu votre juge, et c’est à sabonté que je dois d’avoir pu pénétrer jusqu’à vous. Savez-vous quej’ai dû, moi, me laisser fouiller, déshabiller presque, pour entrerici. On pensait que je vous apportais une arme.

Prosper n’essayait pas de lutter. Il s’était laissé tomber,désespéré, sur le tabouret de sa prison.

– J’ai vu votre appartement et j’ai compris votre crime. J’ai vudes tentures de soie à toutes les portes et des tableaux à cadresdorés le long de tous les murs. Chez mon père, les murs étaientblanchis à la chaux, et il n’y avait qu’un fauteuil dans la maison,celui de ma mère. Notre luxe, c’était notre probité. Vous êtes lepremier de la famille qui ayez eu des tapis d’Aubusson ; ilest vrai que vous êtes le premier voleur qui se soit trouvé dansnotre famille.

À cette dernière insulte, le sang afflua aux joues deProsper ; cependant il ne bougea pas.

– Mais il faut du luxe maintenant, poursuivait M. Bertomy,s’animant et s’exaltant au bruit de ses paroles ; il faut duluxe à tout prix. On veut l’opulence insolente et le faste duparvenu avant d’être parvenu. On entretient des maîtresses quiportent des mules de satin doublées de cygne, comme celles que j’aivues au pied de votre lit, et on a des domestiques en livrée. Et onvole ! Et les banquiers en sont venus à n’oser plus confier àpersonne la clé de leur caisse. Et tous les matins, quelque volinattendu couvre de boue des familles honorables…

M. Bertomy s’arrêta brusquement ; il venait de s’apercevoirque son fils paraissait hors d’état de l’entendre.

– Brisons là, reprit-il, je ne suis pas venu ici pour vous fairedes reproches, je suis venu pour sauver, s’il se peut, quelquechose de notre honneur, pour empêcher qu’on imprime notre nom dansles journaux judiciaires, parmi les noms des voleurs et desassassins. Levez-vous et écoutez-moi.

À la voix impérieuse de son père, Prosper se dressa tout d’unepièce. Tant de coups successifs le réduisaient à cet étatd’insensibilité farouche du misérable qui n’a plus rien àredouter.

– Avant tout, commença M. Bertomy, combien vous reste-t-ilencore des trois cent cinquante mille francs que vous avezvolés ?

– Encore une fois, mon père, répondit l’infortuné avec un accentd’affreuse résignation, encore une fois, je suis innocent.

– Soit, je m’attendais à cette réponse. Ce sera donc notrefamille qui réparera le préjudice causé par vous à votrepatron.

– Comment ? que voulez-vous dire ?

– Le jour où il nous a appris votre crime, votre beau-frère estvenu me rapporter la dot de votre sœur, soixante-dix mille francs.J’ai pu réunir de mon côté cent quarante mille francs. C’est entout deux cent dix mille francs que j’ai là sur moi, et je vais lesaller porter à monsieur Fauvel.

Cette menace tira Prosper de son anéantissement.

– Vous ne ferez pas cela ! s’écria-t-il avec une violencemal contenue.

– Je le ferai avant la fin de la journée. Pour le reste de lasomme monsieur Fauvel m’accordera du temps. Ma pension de retraiteest de quinze cents francs, je puis vivre avec cinq cents, je suisencore assez fort pour remplir un emploi, de son côté, votrebeau-frère…

M. Bertomy s’arrêta court, épouvanté de l’expression de laphysionomie de son fils. Une colère si furieuse qu’elle tournait àla folie, contractait ses traits ; ses yeux, tout à l’heureéteints, lançaient des éclairs.

– Vous n’avez pas le droit, mon père ! s’écria-t-il, non,vous n’avez pas le droit d’agir ainsi. Libre à vous de refuser deme croire ; il vous est interdit de tenter une démarche quiserait un aveu et me perdrait. Qui vous assure que je suiscoupable ? Quoi ? lorsque la justice hésite, vous, monpère, vous n’hésitez pas, et, plus impitoyable que la justice, vousme condamnez sans m’entendre.

– Je remplirai mon devoir !

– C’est-à-dire que je suis au bord de l’abîme et que vous allezm’y précipiter ! Est-ce là ce que vous appelez votredevoir ? Quoi ! entre des étrangers qui m’accusent et moiqui vous crie que je suis innocent, vous ne balancez pas ?Pourquoi ? Est-ce parce que je suis votre fils ? Notrehonneur est en péril, c’est vrai ; raison de plus pour mesoutenir, pour m’aider à le défendre et à le sauver.

Prosper avait su trouver de ces accents qui font pénétrer ledoute au plus profond des consciences et ébranlent les plus solidesconvictions. M. Bertomy était ému.

– Cependant, murmura-t-il, tout vous accuse.

– Ah ! mon père ! c’est que vous ne savez pas qu’unjour j’ai dû fuir Madeleine ; il le fallait. J’étaisdésespéré, j’ai voulu m’étourdir. J’ai cherché l’oubli, j’ai trouvéle dégoût et la honte. Ô Madeleine !…

Il s’attendrissait ; mais bientôt il reprit avec uneviolence croissante :

– Tout est contre moi, peu importe ! je saurai me justifierou périr à la tâche. La justice humaine est sujette àl’erreur ; innocent, je puis être condamné ; soit, jesubirai ma peine ; mais on sort du bagne…

– Malheureux, que dites-vous ?…

– Je dis, mon père, que je suis maintenant un autre homme. Mavie a un but, désormais, la vengeance. Je suis victime d’unemachination infâme. Tant que j’aurai une goutte de sang dans lesveines, j’en poursuivrai l’auteur. Et je le trouverai, il faudrabien qu’il expie mes tortures et mes angoisses. C’est de la maisonFauvel que part le coup, c’est là qu’il faut chercher.

– Prenez garde ! fit M. Bertomy, la colère vouségare !…

– Oui, je comprends, vous allez me vanter la probité de monsieurAndré Fauvel ; vous allez me dire que toutes les vertus sesont réfugiées au sein de cette famille patriarcale. Qu’ensavez-vous ? Serait-ce la première fois que de beaux semblantsd’honnêteté cacheraient les plus honteux secrets ? PourquoiMadeleine m’a-t-elle un jour, tout à coup, défendu de songer àelle ? Pourquoi m’a-t-elle exilé, alors qu’elle souffre autantque moi de notre séparation, alors qu’elle m’aime encore,m’entendez-vous bien, qu’elle m’aime…, j’en suis sûr, j’en ai eu lapreuve.

L’heure accordée à M. Bertomy pour un entretien avec son filsétait écoulée, le geôlier vint l’en avertir.

Mille sentiments divers déchiraient le cœur de ce pèreinfortuné, et lui étaient toute liberté de réflexion.

Si Prosper disait vrai, pourtant ! Quels ne seraient pasplus tard ses remords d’avoir ajouté à son malheur, déjà sigrand ! Et qui prouvait qu’il ne disait pas vrai !

La voix de ce fils dont, si longtemps, il avait été fier, avaitréveillé en lui toutes les tendresses paternelles violemmentcomprimées. Eh ! fût-il coupable, et coupable d’un pire crime,en était-il moins son fils ?

Sa figure avait perdu toute sa sévérité, ses yeux étaientbrillants de larmes près de s’échapper.

Il voulait sortir grave et irrité comme il était entré : iln’eut pas ce courage cruel. Son cœur se brisa, il ouvrit les braset pressa Prosper contre sa poitrine.

– Ô mon fils !… murmurait-il en se retirant, puisses-tuavoir dit vrai !…

Prosper l’emportait, il avait presque convaincu son père de soninnocence. Mais il n’eut pas le temps de se réjouir de cettevictoire.

La porte de la cellule s’ouvrit presque aussitôt après s’êtrerefermée, et la voix du geôlier, comme la première fois, cria :

– Allons, monsieur, à l’instruction.

Il fallait obéir quand même, il obéit.

Mais sa démarche n’était plus celle des premiers jours, unchangement complet venait de s’opérer en lui. Il allait le fronthaut, d’un pas assuré, et le feu de la résolution éclatait dans sesyeux.

Il connaissait le chemin, maintenant, et il marchait un peu enavant du garde de Paris qui l’accompagnait.

Comme il traversait la petite salle basse où se tiennent lesagents et les gardes de service, il croisa cet homme à lunettesd’or, qui, dans la salle du greffe, l’avait fixé si longtemps.

– Du courage ! Monsieur Prosper Bertomy, lui dit cepersonnage, si vous êtes innocent, on vous aidera.

Prosper, surpris, s’arrêta ; il cherchait une réponse, maisdéjà l’homme était passé.

– Quel est ce monsieur ? demanda-t-il au garde qui lesuivait.

– Quoi ! vous ne le connaissez pas ! répondit le garded’un air de surprise profonde, mais c’est monsieur Lecoq, de lasûreté.

– Qui ça, Lecoq ?

– Vous pourriez bien dire « monsieur », fit le garde de Parisoffensé ; ça ne vous écorcherait pas la bouche. Monsieur Lecoqest un homme à qui on n’en conte pas, et qui sait tout ce qu’ilveut savoir. Si vous l’aviez eu, au lieu de ce mielleux imbécile deFanferlot, votre affaire serait depuis longtemps réglée. Avec lui,on ne languit pas. Mais il a l’air d’être de vosconnaissances ?

– Je ne l’avais jamais vu avant le jour où on m’a amené ici.

– Il ne faudrait pas en jurer, parce que, voyez-vous, personnene peut se vanter de connaître la vraie figure de monsieur Lecoq.Il est ceci aujourd’hui et cela demain ; tantôt brun, tantôtblond, parfois tout jeune, d’autres fois si vieux qu’on luidonnerait cent ans. Tenez, moi qui vous parle, il m’enfonce commeil veut. Je cause avec un inconnu, paf ! c’est lui. N’importequi peut être lui. On m’aurait dit que vous étiez lui, j’auraisrépondu : « C’est bien possible. » Ah ! il peut se vanter,celui-là, de faire tout ce qu’il veut de son corps.

Le garde de Paris aurait longtemps encore poursuivi la légendede M. Lecoq, mais il arrivait avec son prévenu à la galerie desjuges d’instruction.

Cette fois, Prosper n’eut pas à attendre sur l’humble banc debois ; le juge, au contraire, l’attendait.

C’était M. Patrigent, en effet, qui, en profond observateur desmouvements de l’âme humaine, avait ménagé cette entrevue de M.Bertomy et de son fils.

Il était sûr qu’entre le père, cet homme à probité raide, et lefils accusé de vol, une scène déchirante, lamentable, aurait lieu,et il comptait que cette scène briserait Prosper.

Il s’était dit qu’il manderait aussitôt près de lui le prévenu,qu’il lui arriverait les nerfs vibrants d’émotions terribles, etqu’il arracherait la vérité à son trouble et à son désespoir.

Il ne fut donc pas médiocrement surpris de l’attitude ducaissier, attitude résolue sans froideur, fière et assurée, sansimpertinence ni défi.

– Eh bien ! lui demanda-t-il tout d’abord, avez-vousréfléchi ?

– N’étant pas coupable, monsieur, je n’avais pas àréfléchir.

– Ah ! fit le juge, la prison n’a pas été pour vous bonneconseillère. Vous avez oublié qu’il faut surtout sincérité etrepentir à qui veut mériter l’indulgence des juges.

– Je n’ai besoin, monsieur, ni d’indulgence ni de grâce.

M. Patrigent ne put retenir un geste de dépit. Il se tut unmoment, puis, tout à coup :

– Que me répondriez-vous, fit-il, si je vous disais ce que sontdevenus les trois cent cinquante mille francs ?

Prosper secoua tristement la tête.

– Si on le savait, répondit-il simplement, je serais en libertéet non pas ici.

Le vulgaire moyen employé par le juge d’instruction réussit fortsouvent. Mais ici avec un prévenu si maître de soi, il n’avaitguère de chances de succès. Cependant il l’avait tenté à touthasard.

– Ainsi, reprit-il, vous vous en tenez à votre premier système.Vous persistez à accuser votre patron.

– Lui, ou tout autre.

– Pardon !… lui seul, puisque seul il avait le mot.Avait-il, à se voler lui-même, un intérêt quelconque ?

– J’ai cherché, monsieur, je ne lui en vois pas.

– Eh bien ! prononça sévèrement le juge, je vais vous direquel intérêt vous aviez, vous, à le voler.

M. Patrigent parlait en homme sûr de son fait, mais sonassurance n’était qu’apparente.

Il s’était préparé à frapper d’un dernier coup de massue unprévenu qui lui arriverait pantelant, il était dérouté de le voirsi calme et si déterminé en sa résistance.

– Voulez-vous me dire, commença-t-il d’un ton qui se ressentaitde son dépit, pouvez-vous me dire combien vous avez dépensé depuisun an ?

Prosper n’eut besoin ni de réflexions, ni de calculs.

– Oui, monsieur, répondit-il sans hésiter. Les circonstancesétaient telles que j’ai apporté le plus grand ordre à mondésordre ; j’ai dépensé environ cinquante mille francs.

– Et où les avez-vous pris ?

– D’abord, monsieur, je possédais douze mille francs, provenantde la succession de ma mère. J’ai touché chez monsieur Fauvel, pourmes appointements et ma part d’intérêt dans les bénéfices, quatorzemille francs. J’ai gagné à la Bourse environ huit mille francs.J’ai emprunté le reste, je le dois, mais je puis le payer ayantchez monsieur Fauvel quinze mille francs à moi.

Le compte était net, précis, aisé à vérifier, il devait êtreexact.

– Qui donc vous prêtait ainsi de l’argent ?

– Monsieur Raoul de Lagors.

Ce témoin, parti pour un voyage le jour même du vol, n’avait puêtre entendu. Force était à M. Patrigent de s’en rapporter, aumoins pour le moment, à la déclaration de Prosper.

– Soit, dit-il, je n’insisterai pas sur ce point. Apprenez-moipourquoi, malgré les ordres formels de votre patron, vous avez faitprendre l’argent à la Banque la veille et non le jour même duremboursement ?

– C’est que, monsieur, monsieur de Clameran m’avait fait savoirqu’il lui serait agréable, utile même, d’avoir ses fonds dès lematin ; il en témoignera, si vous le faites appeler. D’unautre côté, je présumais que j’arriverais tard à mon bureau.

– Ce monsieur de Clameran est donc de vos amis ?

– Aucunement ; j’ai même ressenti pour lui une sorte derépulsion que rien ne justifie, je le déclare ; mais il estfort lié avec mon ami monsieur de Lagors.

Pendant le temps assez long, indispensable à Sigault, legreffier, pour écrire les réponses du prévenu, M. Patrigent secreusait la tête. Il se demandait quelle scène avait pu avoir lieuentre M. Bertomy et son fils, pour transformer ainsi Prosper.

– Autre chose, reprit le juge d’instruction ; commentavez-vous passé votre soirée, la veille du crime ?

– Au sortir de mon bureau, à cinq heures, j’ai pris le train deSaint-Germain et je me suis rendu au Vésinet, à la maison decampagne de monsieur Raoul de Lagors. Je lui portais mille cinqcents francs qu’il m’avait demandés et qu’en son absence j’ailaissés à son domestique.

– Vous a-t-on dit que monsieur de Lagors dût entreprendre unvoyage ?

– Non, monsieur, j’ignore même s’il est absent de Paris.

– Fort bien. Et en sortant de chez votre ami, qu’avez-vousfait ?

– Je suis revenu à Paris, et j’ai dîné dans un des restaurantsdu boulevard avec un de mes amis.

– Et ensuite ?

Prosper hésita.

– Vous vous taisez, reprit M. Patrigent ; alors je vaisvous dire l’emploi de votre temps. Vous êtes rentré chez vous, rueChaptal, vous vous êtes habillé, et vous vous êtes rendu à unesoirée que donnait une de ces femmes qui s’intitulent artistesdramatiques et qui déshonorent les théâtres sur lesquels elles semontrent, qui ont cent écus d’appointements et qui ont des chevauxet des voitures – chez la fille Wilson.

– C’est vrai, monsieur.

– On joue gros jeu chez la fille Wilson ?

– Quelquefois.

– Du reste, vous avez l’habitude de ces sortes de réunions. Nevous êtes-vous pas trouvé mêlé à une aventure scandaleuse qui avaiteu lieu chez une femme de ce genre, nommée Crescenzi ?

– C’est-à-dire que j’ai été appelé à déposer, ayant été témoind’un vol.

– En effet, le jeu mène au vol. Et chez la fille Wilson,n’avez-vous pas joué au baccarat tournant, et n’avez-vous pas perdumille huit cents francs ?

– Pardon, monsieur, mille cent seulement.

– Soit. Vous aviez payé dans la matinée un billet de millefrancs ?

– Oui, monsieur.

– De plus, il restait cinq cents francs dans votre secrétaire,et quand on vous a arrêté vous aviez dans votre porte-monnaiequatre cents francs. Soit en tout, en vingt-quatre heures, quatremille cinq cents francs…

Prosper était non pas décontenancé, mais stupéfait. Ne sedoutant pas des puissants moyens d’investigations dont dispose leparquet de Paris, il se demandait comment en si peu de temps lejuge avait pu être si exactement renseigné.

– Vos informations sont exactes, monsieur, dit-il enfin.

– D’où vous venait donc cet argent, alors que la veille mêmevous étiez assez à court pour remettre le paiement d’une facturepeu importante ?

– Monsieur, ce jour que vous dites, j’ai vendu, parl’intermédiaire d’un agent de change, quelques titres que j’avais,moyennant trois mille francs ; j’ai de plus pris à ma caisse,en avance sur mes appointements, deux mille francs. Je n’ai rien àdissimuler.

Décidément, le prévenu avait réponse à tout. M. Patrigent dutchercher un autre point d’attaque.

– Si vous n’aviez rien à cacher, dit-il, pourquoi ce billet – ille montrait – jeté mystérieusement à un de vos collègues ?

Le coup, cette fois, porta. Les yeux de Prosper vacillaient sousle regard du juge d’instruction.

– Je pensais, balbutia-t-il, je voulais…

– Vous vouliez cacher votre maîtresse.

– Eh bien ! oui, monsieur, c’est vrai. Je savais quelorsqu’un homme est, comme je le suis, accusé d’un crime, toutesles faiblesses, toutes les défaillances de sa vie deviennent descharges terribles.

– C’est-à-dire que vous avez compris que la présence d’une femmechez vous donnait un poids énorme à l’accusation. Car vous vivezavec une femme ?…

– Je suis jeune, monsieur…

– Assez !… la justice peut pardonner à des égarementspassagers, elle ne saurait excuser le scandale de ces unions, quisont un défi permanent à la morale publique. L’homme qui serespecte assez peu pour vivre avec une femme perdue n’élève pascette femme jusqu’à lui, il descend jusqu’à elle.

– Monsieur !…

– Vous savez, j’imagine, quelle est la femme à laquelle vouslaissez donner le nom honorable porté par votre mère ?

– Madame Gypsy, monsieur, était institutrice lorsque je l’aiconnue ; elle est née à Porto et est venue en France à lasuite d’une famille portugaise.

Le juge d’instruction haussa les épaules.

– Elle ne s’appelle pas Gypsy, dit-il, elle n’a jamais étéinstitutrice, elle n’est pas portugaise.

Prosper voulut protester, mais M. Patrigent lui imposa silence.Il cherchait parmi toutes les pièces contenues dans un énormedossier placé devant lui.

– Ah ! voilà, fit-il, écoutez. Palmyre Chocareille, née àParis en 1840, fille de Chocareille, Jacques, employé aux pompesfunèbres, et de Caroline Piedlent, sa femme.

Le prévenu eut un geste d’impatience. Il ne comprenait pas quele juge en ce moment tenait surtout à lui prouver que rienn’échappe à la police.

– Palmyre Chocareille, continua-t-il, a été mise à douze ans enapprentissage chez un fabricant de chaussures, et elle y est restéejusqu’à seize ans. Les renseignements font défaut pendant uneannée. À dix-sept ans, elle entre en qualité de domestique chez lesépoux Dombas, épiciers, rue Saint-Denis, et y reste trois mois.Elle traverse cette même année – 1857 – huit ou dix places. En1858, lasse du service, elle entre comme demoiselle chez unmarchand d’éventails du passage Choiseul.

Tout en lisant, le juge d’instruction observait Prosper,cherchant sur son visage l’effet produit par ses révélations.

– À la fin de 1858, poursuivit-il, la fille Chocareille entre auservice d’une dame Nunès et part avec elle pour Lisbonne. Combiende temps reste-t-elle au Portugal ? qu’y fait-elle ? Mesrapports sont muets à cet égard. Ce qui est certain, c’est qu’en1861, elle était de retour à Paris, et y était condamnée par letribunal de la Seine à trois mois de prison pour coups etblessures. Ah ! Elle rapportait du Portugal le nom de NinaGypsy.

– Mais, monsieur, essaya Prosper, je vous assure…

– Oui, je comprends ; cette histoire est moins romanesque,sans doute, que celle qui vous a été contée ; elle a le mérited’être vraie. Nous perdons Palmyre Chocareille, dite Gypsy, à sasortie de prison. Mais nous la retrouvons six mois plus tard, ayantfait connaissance d’un commis voyageur, nommé Caldas, qui s’étaitépris de sa beauté et lui avait meublé un appartement près de laBastille. Elle vivait avec lui, et portait son nom, lorsqu’elle l’aquitté pour vous suivre. Avez-vous ouï parler de ce Caldas.

– Jamais, monsieur…

– Cet infortuné aimait tant cette créature, qu’à la nouvelle deson abandon, il faillit devenir fou de douleur. C’était, paraît-il,un homme énergique, et il avait juré publiquement qu’il tueraitcelui qui lui avait enlevé sa maîtresse. On a lieu de croire quedepuis il s’est suicidé. Ce qui est prouvé, c’est que peu après ledépart de la fille Chocareille, il a vendu les meubles del’appartement et a disparu. Tous les efforts faits pour retrouverses traces ont été vains.

Le juge d’instruction s’arrêta un moment comme pour bien donnerà Prosper le loisir de la réflexion, et c’est en scandant tous sesmots qu’il ajouta :

– Voilà la femme dont vous aviez fait votre compagne, la femmepour laquelle vous avez volé !…

Cette fois encore, mal servi par les renseignements incompletsde Fanferlot, M. Patrigent faisait fausse route.

Il avait espéré arracher un cri à la passion de Prosper, blesséeau vif ; point, il restait impassible. De tout ce qu’avait ditle juge, il n’avait retenu que le nom de ce pauvre commis voyageurqui s’était suicidé, Caldas.

– Avouez au moins, insista M. Patrigent, que cette fille a causévotre perte.

– Je ne saurais avouer cela, monsieur, car cela n’est pas.

– Elle a cependant été l’occasion de vos plus fortes dépenses.Et tenez – le juge tira une facture du dossier –, dans le seul moisde décembre dernier, vous avez payé pour elle à un couturier, ausieur Van-Klopen : deux robes de ville, neuf cents francs ;une robe de soirée, sept cents francs, un domino garni dedentelles, quatre cents francs.

– Tout cet argent a été dépensé par moi librement, froidement,sans entraînement.

M. Patrigent haussa les épaules.

– Vous niez l’évidence, fit-il. Soutiendrez-vous aussi que cen’est pas pour cette fille que vous avez renoncé à des habitudes deplusieurs années et cessé de passer vos soirées chez votrepatron ?

– Ce n’est pas pour elle, monsieur, je vous l’affirme.

– Alors, pourquoi, tout à coup, ne plus paraître dans une maisonoù vous sembliez faire votre cour à une jeune fille dont on vouseût accordé la main, monsieur Fauvel me l’a dit, vous l’avez écrità votre père.

– J’ai eu des raisons que je ne puis dire, répondit Prosper dontla voix trembla.

Le juge respira. Enfin, il trouvait un défaut à l’armure duprévenu.

– Serait-ce mademoiselle Madeleine qui vous auraitéloigné ? demanda-t-il.

Prosper garda le silence. Il était visiblement très agité.

– Parlez, insista M. Patrigent, je dois vous prévenir que cettecirconstance est des plus graves aux yeux de la prévention.

– Quel que soit le péril du silence, je dois me taire.

– Prenez garde, fit le juge, la justice ne saurait se payer descrupules de conscience.

M. Patrigent se tut. Il attendait une réponse, elle ne vintpas.

– Vous vous obstinez, reprit-il, eh bien ! poursuivons.Vous avez, depuis un an, dépensé, dites-vous, cinquante millefrancs. La prévention dit soixante-dix mille ; mais prenonsvotre chiffre. Vos ressources sont à bout ; votre crédit estépuisé, continuer votre genre de vie est impossible ; quecomptiez-vous faire ?

– Je n’avais aucun projet, monsieur, je m’étais dit ça ira tantque ça pourra, et après…

– Et après : je puiserai à la caisse, n’est-ce pas ?

– Eh ! monsieur, s’écria Prosper, je ne serais pas ici, sij’étais coupable ! Je n’aurais pas été si sot de retourner àmon bureau, j’aurais fui…

M. Patrigent ne put dissimuler un sourire de satisfaction.

– Enfin ! dit-il, voilà l’argument que j’attendais. C’estprécisément en ne prenant pas la fuite, en restant pour faire têteà l’orage, que vous prouvez votre intelligence. Plusieurs procèsrécents ont appris aux caissiers infidèles que la fuite àl’étranger est un pitoyable moyen. Le chemin de fer va vite, maisle télégraphe électrique va plus vite encore. La Belgique est àdeux pas. À Londres, on retrouve un voleur français enquarante-huit heures par abonnement. L’Amérique même n’est plus unrefuge assuré. Prudent et sage, vous êtes resté en vous disant : jepuis m’en tirer, et, au pis aller, si je succombe, après trois oucinq ans de réclusion, je retrouverai une fortune. Bien des genssacrifieraient cinq ans de leur vie pour trois cent cinquante millefrancs.

– Mais, monsieur, si j’avais fait le calcul que vous dites, jene me serais pas contenté de trois cent cinquante millefrancs ; j’aurais attendu une occasion et volé un million.

– Oh ! fit M. Patrigent, on ne peut pas toujoursattendre.

Prosper réfléchissait, et la contraction de ces traits disaitl’effort de sa pensée.

– Monsieur, dit-il enfin, il est un détail que j’ai oublié dansmon trouble, qui me revient à la mémoire et qui peut aider à majustification.

– Expliquez-vous.

– Le garçon de bureau qui est allé chercher les fonds à laBanque me les a apportés, lorsque je n’attendais plus que sonretour pour partir. Je suis sûr, oui, je suis certain d’avoir serréles billets de banque devant lui. Oh ! s’il l’avaitremarqué ! Dans tous les cas, j’ai quitté mon bureau avantlui.

– C’est bien, fit M. Patrigent, ce garçon sera entendu. On vamaintenant vous reconduire à votre cellule, et, croyez-moi,réfléchissez.

Si M. Patrigent congédiait ainsi brusquement son prévenu, c’estque ce fait nouveau, qui tout à coup se révélait, l’inquiétait. Ladéposition du garçon de bureau allait avoir une importance énorme.Que penser, si cet homme venait à affirmer qu’il avait vu lecaissier renfermer les billets et sortir ? Était-il impossiblequ’il eût été d’avance gagné par Prosper ?

Dès que le prévenu fut sorti :

– Dites-moi, Sigault, demanda-t-il à son greffier, ce garçon debureau dont parle le prévenu, cet Antonin, est bien celui qui n’estpas venu déposer et qui a été excusé sur un certificat du médecinconstatant sa maladie ?

– Précisément, monsieur.

– Où demeure-t-il ?

– Monsieur, répondit Sigault, il n’est plus chez lui, m’a ditFanferlot. Sa blessure étant grave, et devant le retenir longtempssur le lit, il s’est fait porter à l’hospice Dubois.

– Eh bien ! je vais aller l’interroger aujourd’hui même, àl’instant. Prenez tout ce qu’il vous faut et envoyez chercher unevoiture.

Il y a loin du Palais de Justice à la maison Dubois, mais lecocher de M. Patrigent, aiguillonné par la promesse d’un magnifiquepourboire, sut donner à ses maigres rosses le train de chevaux desang.

Antonin serait-il en état de répondre ? Là était laquestion. Mais le directeur de la maison de santé eut promptementrassuré le juge d’instruction à cet égard.

Le malheureux garçon de bureau s’était, en tombant, brisé legenou ; il souffrait horriblement, mais il avait toute lalucidité de son esprit.

– Puisqu’il en est ainsi, monsieur, dit le juge, je vousdemanderai de me conduire près de cet homme, que je doisinterroger ; mais il faut, si faire se peut, que personne nesoit à portée d’entendre sa déposition.

– Oh ! personne n’entrera, répondit le directeur ; ilest dans une chambre à quatre lits, c’est vrai, mais il y estseul.

– Très bien ! Allons, alors.

En voyant entrer le juge d’instruction, suivi d’un grand jeunehomme maigre portant une serviette d’avocat, Antonin, qui sait sonmonde, devina ce dont il s’agissait.

– Ah ! dit-il, monsieur vient pour l’affaire de monsieurBertomy.

– Précisément.

M. Patrigent resta debout près du lit du malade, pendant queSigault le greffier s’établissait avec ses papiers sur une petitetable.

Lorsque le garçon de bureau eut répondu à toutes les questionsd’usage, déclaré qu’il se nommait Antonin Poche, âgé de quaranteans, né à Cadaujac (Gironde), célibataire :

– Voyons, mon ami, fit le juge, vous sentez-vous bien en état deme répondre ?

– Parfaitement, monsieur.

– C’est vous qui êtes allé, le 27 février, chercher à la Banqueles trois cent cinquante mille francs qui ont été volés ?

– Oui, monsieur.

– À quelle heure êtes-vous rentré ?

– Assez tard ; j’avais eu affaire au Crédit mobilier ensortant de la Banque ; il devait bien être cinq heures lorsqueje suis revenu à la maison.

– Vous rappelez-vous ce qu’a fait monsieur Bertomy quand vouslui avez eu remis la somme ? Ne vous pressez pas de répondre,rassemblez bien vos souvenirs.

– Attendez… d’abord il a compté les billets et il en a faitquatre paquets qu’il a serrés dans la caisse, et ensuite… il afermé la caisse, et après… il me semble bien… mais oui, je ne metrompe pas, oui ! il est sorti.

Il prononça ces derniers mots, si vivement, qu’oubliant songenou il fit un mouvement qui lui arracha un cri.

– Vous êtes bien sûr de ce que vous dites là ? demanda lejuge d’instruction.

Le ton solennel de M. Patrigent parut épouvanter Antonin.

– Sûr !… répondit-il avec une hésitation marquée, vouscomprenez… je parierais ma tête à couper, mais je n’en suis pas sûrautrement.

Il fut impossible de l’amener à préciser sa déposition. Il avaiteu peur, il se voyait déjà compromis, pour un rien il se seraitrétracté.

L’effet n’en était pas moins produit, et en sortant M. Patrigentdisait à son greffier :

– C’est grave ! très grave !

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