Le Dossier 113

Chapitre 8

 

Lorsqu’il avait parlé de l’abattement extraordinaire de M. AndréFauvel, Raoul de Lagors n’avait rien exagéré.

Depuis le jour funeste, où, sur sa dénonciation, son caissieravait été arrêté, le banquier, cet homme actif jusqu’à laturbulence, en proie à la plus noire mélancolie, avait absolumentcessé de s’occuper de ses affaires.

Lui, l’homme de la famille par excellence, il ne paraissait plusau milieu de sa famille qu’à l’heure des repas ; il mangeait àla hâte quelques bouchées et aussitôt disparaissait.

Enfermé dans son cabinet, il faisait défendre sa porte. Sestraits contractés, son insouciance de toutes choses, sescontinuelles distractions trahissaient les préoccupations d’uneidée fixe ou l’empire tyrannique de quelque secrète douleur.

Le jour de la mise en liberté de Prosper, sur les trois heures,M. Fauvel était comme de coutume assis à son bureau, les coudes surla tablette, le front dans les mains, l’œil perdu dans le vide,lorsque son garçon de bureau entra précipitamment, l’aireffaré.

– Monsieur, disait cet homme, c’est l’ancien caissier, monsieurBertomy, qui est là avec un de ses parents ; il veut vous voirabsolument, vous parler.

Le banquier, sur ces mots, se dressa d’un bond, plus bouleverséque s’il eût vu la foudre tomber à trois pas de lui.

– Prosper ! s’écria-t-il, d’une voix étranglée par lacolère, comment, il ose…

Mais il comprit que devant son garçon de bureau il ne pouvait selaisser aller aux emportements de son caractère : il réussit à sedominer, et c’est d’une voix relativement calme qu’il ajouta :

– Faites entrer ces messieurs.

Si M. Verduret, ce gros homme à l’air jovial, avait compté surun curieux et émouvant spectacle, son attente ne fut pastrompée.

Rien de terrible comme l’attitude de ces deux hommes mis enprésence : le banquier rouge, le visage tuméfié comme s’il allaitêtre frappé d’une attaque d’apoplexie ; Prosper plus livideque le blessé qui vient de perdre sa dernière goutte de sang.

Immobiles, frémissants, séparés par trois pas, à peine, ilséchangeaient des regards chargés d’une haine mortelle, prêts à seprécipiter l’un sur l’autre.

Pendant une bonne minute, au moins, M. Verduret examinacurieusement ces deux ennemis, avec le détachement et le sang-froidd’un philosophe qui, dans les transports les plus violents de lapassion humaine, ne voit plus qu’un sujet d’études et deméditations.

À la fin, le silence devenant de plus en plus menaçant, il sedécida à prendre la parole, s’adressant au banquier :

– Vous savez sans doute, monsieur, dit-il, que mon jeune parentvient d’être relâché ?

– Oui, répondit M. Fauvel qui faisait, pour ne pas éclater, lesplus louables efforts ; oui, faute de preuves suffisantes.

– Précisément, monsieur ; or ce considérant : « faute depreuves », relaté dans l’arrêt de non-lieu, perd si bien l’avenirde mon parent, qu’il est décidé à partir pour l’Amérique.

À cette déclaration, la physionomie de M. Fauvel changeabrusquement. Ses traits se détendirent comme s’il eût été soulagéde quelque affreuse angoisse.

– Ah ! il part, répéta-t-il à plusieurs reprises, ilpart !…

Il n’y avait pas à se méprendre à l’intonation. Le mot : « ilpart », ainsi prononcé, était une mortelle injure.

M. Verduret voulut ne rien remarquer.

– Il me paraît, reprit-il d’un ton léger, que la déterminationde mon parent est raisonnable. J’ai voulu seulement, qu’avant dequitter Paris, il vînt présenter ses respects à son ancienpatron.

Un sourire amer plissa les lèvres du banquier.

– Monsieur Bertomy, répliqua-t-il, pouvait s’épargner cettedémarche pénible pour nous deux. Je n’avais rien à entendre, jen’ai rien à lui dire.

C’était un congé formel, et M. Verduret le comprenant ainsi,salua M. Fauvel et sortit en entraînant Prosper, qui n’avait pasprononcé une syllabe.

Dans la rue, seulement, le caissier recouvra la parole :

– Vous l’avez voulu, monsieur, fit-il d’une voix sourde, vousl’avez exigé, je vous ai suivi. Êtes-vous content ? En suis-jeplus avancé, d’avoir à ajouter cette humiliation sanglante à toutesles autres !

– Vous, non, répondit M. Verduret, moi, oui. Je ne pouvaisarriver au banquier sans vous, et à cette heure je sais ce quej’avais intérêt à savoir : j’ai la certitude que monsieur AndréFauvel n’est pour rien dans le vol.

– Oh ! monsieur, objecta Prosper, on peut feindre.

– Sans doute, mais pas à ce point. Et ce n’est pas tout :j’avais besoin, pour mon projet ultérieur, de savoir si votrepatron serait accessible à certains soupçons. Maintenant, je puishardiment répondre : oui.

Prosper et son compagnon s’étaient arrêtés pour causer plus àl’aise, au coin de la rue Laffite, au milieu d’un vaste terraindevenu libre depuis de récentes démolitions.

M. Verduret paraissait inquiet, et tout en parlant, ildétournait à tout moment la tête comme s’il eût attenduquelqu’un.

Bientôt, il laissa échapper une exclamation de satisfaction.

À l’extrémité de cette place improvisée, venait d’apparaîtreCavaillon, il était tête nue, il courait.

Il était, tout à la fois, si pressé et si alarmé qu’il ne songeani à féliciter son grand ami Prosper, ni même à lui serrer la main.Il s’adressa immédiatement à M. Verduret.

– Elles sont parties, dit-il.

– Depuis longtemps ?

– Non, depuis un quart d’heure à peu près.

– Diable ! fit M. Verduret, nous n’avons pas une minute àperdre, cela étant.

Et remettant à Cavaillon le billet qu’il avait écrit quelquesheures plus tôt chez Prosper :

– Tenez, dit-il, faites-lui passer ceci et rentrez vite, qu’onne s’aperçoive pas de votre absence ; sortir sans chapeau estune imprudence qui peut donner l’éveil.

Le petit Cavaillon ne se le fit pas répéter deux fois, et ilpartit en courant, comme il était venu. Prosper étaitstupéfait.

– Quoi ! fit-il, vous connaissez Cavaillon ?

– Il paraît, répondit M. Verduret avec un sourire. Mais ce n’estpas le moment de causer, arrivez, hâtons-nous !

– Où allons-nous encore ?

– Vous le saurez ; allons, des jambes, desjambes !…

Lui-même donnait l’exemple, et c’est presque au pas degymnastique qu’il remontait la rue Lafayette. Tout en marchant,tout en courant, plutôt, il parlait, s’inquiétant assez peu d’êtreou non entendu de Prosper.

– Ah ! voilà ! disait-il, ce n’est pas en restant lesdeux pieds dans le même soulier qu’on gagne des prix à la course.Une piste trouvée, on ne doit plus prendre une minute de repos. Lesauvage qui dans ses forêts vierges a relevé le pied d’un ennemi lesuit sans désemparer, sachant que le vent qui souffle ou la pluiequi tombe suffisent pour effacer l’empreinte. De même pour nous, lemoindre événement peut faire disparaître les traces que noussuivons.

Arrivé devant le numéro 81, M. Verduret s’interrompit ets’arrêta du même coup.

– C’est ici, dit-il à Prosper ; entrons.

Ils montèrent et s’arrêtèrent au second étage, devant une porteornée d’un écusson de cuivre sur lequel on lisait : Modes etconfections.

Le long de l’huisserie pendait un cordon de sonnette superbe,mais M. Verduret n’y toucha pas. Du bout du doigt il frappa trèslégèrement d’une certaine façon, et aussitôt, comme s’il y eût euquelqu’un à guetter ce signal, la porte s’ouvrit.

C’était une femme qui ouvrait. Elle pouvait avoir unequarantaine d’années, sa mise était simple, mais très convenable.Sans bruit, elle fit passer Prosper et son compagnon dans unepetite salle à manger fort propre, sur laquelle ouvraient plusieursportes.

Devant M. Verduret, cette femme s’était inclinée très bas, commeune protégée devant son protecteur.

Il répondit à peine au salut. Des yeux il interrogeait la femme.Son regard disait : « Eh bien ? »

La femme inclina affirmativement la tête.

– Oui.

– Là, n’est-ce pas ? fit M. Verduret à voix basse, enmontrant une des portes.

– Non, répondit la femme sur le même ton, de l’autre côté, dansle petit salon.

M. Verduret, aussitôt, ouvrit la porte qui lui était indiquée,et doucement il poussa Prosper dans le petit salon, en murmurant àson oreille :

– Entrez… et du sang-froid.

Mais à quoi bon des recommandations. Au premier regard jeté danscette pièce où on le poussait malgré lui, sans l’avoir averti derien, Prosper jeta un grand cri :

– Madeleine !…

C’était bien la nièce de M. Fauvel, en effet, belle, plus quejamais, de cette beauté calme et sereine qui impose l’admiration etcommande le respect.

Debout, au milieu du salon, près d’une table couverte d’étoffes,elle disposait les plis d’une jupe de velours rouge lamé d’or, sansdoute la jupe de son costume de fille d’honneur de Catherine deMédicis.

À la vue de Prosper, tout son sang afflua à son visage, sesbeaux yeux se fermèrent à demi, comme si elle eût été près des’évanouir, et les forces lui manquèrent à ce point qu’elle futobligée de s’appuyer à la table pour ne pas tomber.

Madeleine n’était pas, et Prosper ne pouvait l’ignorer, de cesfemmes fortes dont le cœur glacé laisse l’esprit toujours libre,qui ont des sensations, jamais un sentiment vrai, héroïnes deromans qui trouvent un expédient pour toutes les circonstances.

Âme tendre et rêveuse, elle devait aux particularités de sa vieune sensibilité exquise, presque maladive. Mais elle était fière,mais elle était incapable d’une transaction de conscience. Quand ledevoir avait parlé, elle obéissait.

Sa défaillance ne dura qu’un moment, et bientôt ses yeux sitendres n’exprimèrent plus que la hauteur et le ressentiment. C’estd’une voix offensée qu’elle dit :

– Qui vous a fait si hardi, monsieur, d’oser épier mesdémarches ? Comment vous êtes-vous permis de me suivre, depénétrer dans cette maison ?

Certes, Prosper n’était pas coupable. Il eût voulu d’un motexpliquer tout ce qui s’était passé. L’impuissance où il étaitd’exprimer sa pensée lui fit garder le silence.

– Vous m’aviez juré, poursuivit Madeleine, sur l’honneur, de nejamais chercher à me revoir. Est-ce ainsi que vous tenez votreparole ?

– Je l’avais juré, mademoiselle, mais…

Il s’arrêta.

– Oh ! parlez !

– Tant d’événements sont survenus depuis ce jour que j’ai pucroire oublié, ne fût-ce que pour une heure, ce serment arraché àma faiblesse. C’est au hasard, c’est, du moins, à une volonté quin’est pas la mienne, que je dois le bonheur de me trouver une foisencore près de vous. Hélas ! en vous voyant, mon cœur atressailli de joie intérieure. Je ne pensais pas, non, je nepouvais penser qu’impitoyable, autant et plus que le monde, vous merepousseriez, lorsque je suis si malheureux.

Jeté moins violemment hors du prévu, Prosper eût pu suivre dansles yeux de Madeleine, ces beaux yeux si longtemps arbitres de sadestinée, la trace des combats qui se livraient en elle.

C’est pourtant d’une voix assez ferme qu’elle reprit :

– Vous me connaissez assez, Prosper, pour savoir que nul coup nepeut vous frapper sans m’atteindre moi-même. Vous souffrez… je vousplains comme une sœur plaint un frère tendrement aimé.

– Une sœur ! fit amèrement Prosper, oui, c’est bien là lemot prononcé le jour où vous m’avez banni de votre présence. Unesœur ! Alors pourquoi durant trois années m’avoir bercé desplus décevantes illusions ? Étais-je donc un frère pour vousce jour où nous allions ensemble en pèlerinage àNotre-Dame-de-Fourvières, ce jour où, après nous être juré au piedde l’autel de nous aimer éternellement, vous me passiez au cou unerelique bénie, en me disant : « Pour l’amour de moi, gardez-latoujours, elle vous portera bonheur. »

Madeleine essaya de l’interrompre d’un geste doux etsuppliant ; il ne la vit pas.

– Il y a un an de cela, poursuivait-il, et moins d’un mois aprèsvous me rendiez ma parole et vous m’arrachiez la promesse de nevous revoir jamais. Si je savais encore par quelle action, parquelle pensée j’ai pu vous déplaire ? Mais vous n’avez riendaigné m’expliquer. Vous me chassiez, et pour vous obéir j’ailaissé croire que c’était moi qui volontairement m’éloignais. Vousm’avez dit qu’un invincible obstacle s’élevait entre nous, et jevous ai crue. Fou que j’étais ! L’obstacle, c’est votre cœur,Madeleine. Pourtant, j’ai toujours conservé pieusement la médaillebénie… Elle ne m’a pas porté bonheur.

Plus immobile et plus blanche qu’une statue, Madeleine courbaitle front sous cet orage d’une passion immense. De grosses larmesroulaient silencieuses le long de ses joues.

– Je vous avais dit d’oublier, murmura-t-elle.

– Oublier ! reprit Prosper, révolté comme s’il eût entenduun blasphème, oublier ! Eh ! le puis-je ? Est-cequ’il est en mon pouvoir d’arrêter, par le seul effort de mavolonté, la circulation de mon sang ? Ah ! vous n’avezjamais aimé. Pour oublier, comme pour arrêter les battements de moncœur, il n’est qu’un moyen… mourir.

Ce mot, ainsi prononcé, avec l’accent d’une résolution farouche,bouleversa Madeleine.

– Malheureux ! s’écria-t-elle.

– Oui, malheureux ! Plus malheureux mille fois que vous nesauriez l’imaginer ! Vous ne comprendrez jamais mes tortures,depuis un an que chaque matin il me faut pour ainsi dire apprendremon malheur, et me dire : c’en est fait, elle ne m’aime plus !Que parlez-vous d’oubli ! Je l’ai cherché au fond des coupesempoisonnées, je ne l’ai pas trouvé. J’ai essayé d’éteindre cesouvenir du passé qui brûlait en moi d’une flamme dévorante ;en vain. Quand le corps succombait, la pensée implacable veillaitencore. Vous voyez bien que j’ai dû songer au repos, c’est-à-direau suicide.

– Je vous défends de prononcer ce mot.

– On n’a rien à défendre à celui qu’on n’aime plus, Madeleine,ne le savez-vous pas ?

D’un geste impérieux, Madeleine l’interrompit, comme si elle eûtvoulu parler, et, qui sait ? tout expliquer, se disculper.

Mais une réflexion soudaine l’arrêta ; elle eut unmouvement désespéré et s’écria :

– Mon Dieu ! c’est trop souffrir !

Prosper parut se méprendre au sens de cette exclamation.

– Votre pitié vient trop tard, reprit-il avec une déchiranterésignation. Il n’est plus de bonheur possible pour celui qui,comme moi, a entrevu des félicités divines. Rien ne sauraitm’attacher à la vie. Vous avez tué en moi les plus saintescroyances ; je sors de prison déshonoré par mes ennemis ;que devenir ? Vainement j’interroge l’avenir ; il n’y aplus, pour moi, ni espérances, ni promesses, ni sourires. Jeregarde autour de moi, et je ne vois qu’abandon, ignominie etdésespoir.

– Prosper, mon ami, mon frère, si vous saviez…

– Je ne sais qu’une chose, Madeleine, c’est que vous m’avezaimé, c’est que vous ne m’aimez plus, c’est que moi je vousaime !

Il se tut. Il espérait une réponse. Elle ne vint pas.

Mais tout à coup le silence fut troublé par un sanglotétouffé.

C’était la femme de chambre de Madeleine qui, assise près de lacheminée du petit salon, pleurait.

Madeleine l’avait oubliée ; Prosper en entrant, ébloui,stupéfié, ne l’avait pas aperçue.

Il la regarda.

Cette jeune fille, vêtue comme les femmes de chambre des maisonsaisées, c’était, il n’y avait pas à s’y tromper, c’était NinaGypsy.

Si violente fut la commotion que ressentit Prosper, qu’il n’eutni une exclamation, ni même une parole.

L’horreur de la situation l’épouvanta. Il était là, entre lesdeux femmes qui avaient décidé de sa vie, entre Madeleine, la fièrehéritière qu’il adorait et qui le repoussait, et Nina Gypsy, lapauvre fille qui l’aimait et qu’il dédaignait.

Et elle avait tout entendu, cette malheureuse Gypsy, elle avaitvu la passion de son amant pour une autre déborder en affreuxregrets et en menaces insensées.

Par ce qu’il souffrait, Prosper comprit ce qu’elle avait dûsouffrir. Car elle était atteinte, non seulement dans le présent,mais encore dans le passé. Quelles ne devaient pas être sonhumiliation et sa colère, en apprenant le rôle misérable quel’amour de Prosper lui avait imposé.

Et il s’étonnait que Gypsy – la violence même – restât là àpleurer et ne se levât pas pour protester, pour le maudire.

Madeleine, cependant, depuis que Prosper gardait le silence,avait réussi, à force d’énergie, à reprendre les apparences ducalme.

Lentement, avec des mouvements dont elle paraissait à peineavoir conscience, elle avait repris son manteau déposé sur lecanapé.

Lorsqu’elle fut prête à se retirer, elle s’approcha deProsper.

– Pourquoi êtes-vous venu ? dit-elle. Vous et moi nousavons besoin de tout notre courage. Vous êtes malheureux, Prosper,je suis plus malheureuse que vous. Vous avez le droit de vousplaindre ; je n’ai pas, moi, le droit de laisser voir unelarme, et quand mon cœur est déchiré, je dois encore sourire. Vouspouvez demander des consolations à un ami, je ne puis, moi, avoird’autre confident que Dieu.

Prosper essaya de balbutier une réponse ; les parolesexpirèrent sur ses lèvres ; il étouffait.

– Je veux bien vous le dire, poursuivit Madeleine, je n’ai rienoublié. Oh ! que cette certitude ne vous rende aucuneespérance ; il n’est pas d’avenir pour nous. Si vous m’aimez,vous vivrez. Vous n’aurez pas la barbarie d’ajouter à mes torturesla douleur de votre mort. Un jour viendra peut-être où il me serapermis de me justifier… et maintenant, ô mon frère, ô mon uniqueami, adieu, adieu !…

Elle se pencha en même temps vers Prosper, de ses lèvres elleeffleura le front du malheureux jeune homme et sortitprécipitamment, suivie de Nina Gypsy. Prosper était seul ; illui sembla qu’il s’éveillait. Alors seulement, il s’efforça de serendre compte de ce qui venait de se passer, se demandant s’iln’était pas le jouet d’un songe, si sa raison ne l’égarait pas.

Il ne pouvait méconnaître l’influence souveraine de cet hommequi, le matin même, lui était apparu pour la première fois.

De quelle mystérieuse puissance disposait donc cet inconnu, pourpréparer ainsi, à son gré, les événements ?

Il semblait tout prévoir et tout deviner ; il connaissaitCavaillon, il savait les démarches de Madeleine, il avait puobliger à l’obéissance l’indépendante Gypsy.

Il arriva rapidement à un tel degré d’exaspération qu’au momentoù M. Verduret entra dans le petit salon, il marcha sur lui commeun furieux, pâle, menaçant, et d’une voix brève et dure, lui dit:

– Qui êtes-vous ?

Le gros homme ne parut que très modérément surpris de cet accèsde violence.

– Un ami de votre père, dit-il, ne le savez-vous pas ?

– Ce n’est pas une réponse, monsieur. J’ai pu dans un moment desurprise abdiquer ma volonté entre les mains d’un inconnu, mais àcette heure…

– Quoi ? Est-ce ma biographie que vous demandez ? Ceque je suis, ce que j’ai été, ce que je pourrais être ?… Quevous importe ? Je vous ai dit : je vous sauverai ;l’essentiel est que je vous sauve.

– Encore ai-je le droit de vous demander par quels moyens.

– À quoi bon ?

– Afin d’accepter vos moyens, monsieur, ou de les rejeter.

– Et si je vous réponds du succès !…

– Cela ne suffit pas, monsieur, et il ne saurait me convenird’être plus longtemps privé de mon libre arbitre, d’être exposé,sans être prévenu, à des épreuves comme celles d’aujourd’hui. Unhomme de mon âge doit savoir ce qu’il fait.

– Un homme de votre âge, Prosper, quand il est aveugle, prend unguide, et il se garde de la prétention d’enseigner le chemin àcelui qui le conduit.

Le ton de M. Verduret, moitié de raillerie, moitié decommisération, n’était pas fait pour calmer l’irritation croissantede Prosper.

– Puisqu’il en est ainsi ! s’écria-t-il, merci de vosservices, monsieur, je n’en ai que faire. Si je combattais pourdéfendre mon honneur et ma vie, c’est que j’espérais, quand même,que Madeleine me reviendrait. Je sais aujourd’hui qu’entre elle etmoi tout est fini ; je me retire de la lutte.

Si évidente était la résolution de Prosper, qu’un instant M.Verduret parut alarmé.

– Vous devenez fou, prononça-t-il.

– Non, malheureusement. Madeleine ne m’aime plus, que m’importele reste.

Son accent était à ce point désespéré que M. Verduret futému.

– Ainsi, reprit-il, vous ne soupçonnez rien ? Vous n’avezpas su démêler le sens de ses paroles ?

Prosper eut un geste terrible.

– Vous écoutiez ! s’écria-t-il.

– Je l’avoue.

– Monsieur !…

– Oui ! ce n’est pas fort délicat peut-être ; mais quiveut la fin veut les moyens. J’ai écouté et je m’en applaudis,puisque je puis, à présent, vous dire : reprenez courage, Prosper,Madeleine vous aime ; elle n’a jamais cessé de vous aimer.

Alors même qu’il le sait, qu’il se sent perdu, près de mourir,le malade prête l’oreille aux promesses du médecin. L’affirmationsi précise de M. Verduret éclaira d’une lueur d’espoir la douleurde Prosper.

– Oh ! murmura-t-il, soudainement calmé, si je pouvaiscroire…

– Croyez-moi, car je ne saurais me tromper. Ah ! vousn’avez pas deviné comme moi les tortures de cette généreuse jeunefille, se débattant entre son amour et ce qu’elle croit son devoir.Votre cœur n’a donc pas battu à ses paroles d’adieu ?…

– Elle m’aime, elle est libre, et elle me fuit…

– Libre !… Non, elle ne l’est pas. En vous rendant saparole, elle obéissait à une volonté supérieure et irrésistible.Elle se dévouait… Pour qui ? Nous le saurons bientôt, et lesecret de son dévouement nous apprendra le secret de la machinationdont vous êtes victime.

À mesure que parlait M. Verduret, Prosper sentait se fondre sesrésolutions de révolte, l’espoir et la confiance luirevenaient.

– Si vous disiez vrai, pourtant, murmurait-il, si vous disiezvrai !…

– Malheureux jeune homme ! pourquoi vous obstiner à fermerles yeux à l’évidence ! Vous ne comprenez donc pas queMadeleine sait le nom du voleur.

– C’est impossible.

– C’est vrai. Mais ce nom, croyez-le bien, il n’est pas depuissance humaine capable de le lui arracher. Oui, elle voussacrifie, mais elle en a presque le droit, puisqu’elle s’estd’abord sacrifiée elle-même.

Prosper était vaincu, mais il ne pouvait, sans que son cœur sebrisât, quitter ce salon où Madeleine lui était apparue.

– Hélas ! s’écria-t-il en serrant la main de M. Verduret,je dois vous paraître insensé, ridicule… C’est que vous ne savezpas, non, vous ne pouvez savoir ce que je souffre…

L’homme aux favoris roux hocha tristement la tête ; en unmoment, sa physionomie changea, ses yeux si brillants se voilèrent,sa voix trembla.

– Ce que vous souffrez, répondit-il, je l’ai souffert. Commevous, j’ai aimé, non une noble et pure jeune fille, mais une fille.Pendant trois ans, j’ai été à ses pieds. Puis, un jour, tout àcoup, elle m’a quitté, moi qui l’adorais, pour se jeter dans lesbras d’un homme qui la méprisait. Alors, comme vous, j’ai voulumourir. Malheureuse ! Ni les larmes, ni les prières n’ont pula ramener à moi. La passion ne se raisonne pas, elle aimait cetautre.

– Et vous le connaissiez, cet autre ?

– Je le connaissais.

– Et vous ne vous êtes pas vengé !…

– Non, répondit M. Verduret.

Et d’un ton singulier, il ajouta :

– Le hasard s’est chargé de ma vengeance.

Pendant plus d’une minute, Prosper garda le silence.

– Je suis décidé, monsieur, prononça-t-il enfin, mon honneur estun dépôt sacré dont je dois compte à ma famille, je suis prêt àvous suivre jusqu’au bout, disposez de moi.

Ce jour-là même, Prosper, fidèle à sa parole, vendait sonmobilier et adressait à ses amis une lettre où il annonçait sonprochain départ pour San Francisco.

Et le soir il s’installait, ainsi que M. Verduret, à l’hôtel duGrand-Archange.

Mme Alexandre lui avait donné sa plus jolie chambre, bien laidesi on la comparait au salon si coquet de la rue Chaptal. Mais iln’était pas en état de faire cette différence. Étendu sur unméchant canapé, il repassait les événements de la journée, trouvantune acre jouissance à son isolement.

Vers onze heures, se sentant la tête lourde, il voulut ouvrir lafenêtre ; le vent le contraignit à la refermer bien vite.

Mais une bouffée de tempête était entrée dans la chambre, lesrideaux tremblaient, et au milieu de la pièce un léger débris depapier tourbillonnait.

Machinalement, Prosper ramassa ce papier et l’examina.

Il était couvert d’une écriture fine, l’écriture de Nina Gypsy,il n’y avait pas à s’y tromper.

C’était un fragment d’une lettre déchirée, et si les phrasestronquées ne présentaient à l’esprit aucun sens satisfaisant, ellessuffisaient pour égarer l’imagination dans le champ sans limitesdes possibilités.

Voici exactement ce fragment :

de M. Raoul, j’ai été bien imp…

… tramé contre lui, dont jamais…

… avertir Prosper et alors…

… meilleur ami, lui…

… main de Mlle Ma…

Prosper ne dormit pas cette nuit-là.

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