Chapitre 2LE PLACIS DE SAINT-GILDAS
Nous sommes en 1793, au mois de décembre, dansl’antique forêt de Saint-Gildas. Les arbres, dénués de feuilles,révèlent la rigueur de l’hiver ; le ciel gris menace delaisser tomber sur la terre ce manteau blanc que l’on nomme laneige, et que les savants nous ont appris être les vapeurs d’unnuage qui, se réunissant en gouttelettes, passent par des régionsplus froides, se congèlent en petites aiguilles, et, continuant dedescendre, se rencontrent, s’émoussent, se pressent ets’entrelacent pour former des flocons. Un vent du nord-ouest, froidet soufflant par rafales, s’engouffre dans la forêt et la faittrembler jusque dans ses profondeurs. Il est quatre heures du soir,et à cette époque de la saison, le crépuscule du soir commence àassombrir cette partie de l’hémisphère boréal où se trouve le vieuxmonde. La nuit va descendre rapidement.
Longeant la rive gauche de la Vilaine, unhomme vêtu du costume breton, portant au chapeau la cocarde noireet sur la poitrine l’image du sacré cœur, qui indique le chouan, sedirige vers la lisière de la forêt. Une paire de pistolets estpassée à sa ceinture de cuir qui supporte déjà un sabre sansfourreau ; une carabine est appuyée sur son épaule ; ilporte en sautoir une poire à poudre, et dans un mouchoir nouédevant lui quelques douzaines de balles de calibre.
Une large cicatrice, rose encore, sillonne sajoue droite et indique que cet homme n’est pas resté étranger à laguerre épouvantable qui déchire la province.
Au moment où nous le rencontrons, il se dirigevers la forêt de Saint-Gildas. Cette forêt était alors au pouvoirdes royalistes, comme tout le pays environnant jusqu’à Nantes, etles chouans y avaient établi un « placis ».
On désignait par ce nom de placis un campementde chouans dans une forêt. Les royalistes choisissaient pour celaune clairière de plusieurs arpents entourée d’abatis. Des cabanesde gazon, de feuillage, de bois mort, étaient bâties rapidement aumilieu de l’enceinte. Au centre on réservait un arbre, ou, à sondéfaut, on élevait un poteau sur lequel on plaçait une croixd’argent. Un autel de terre et de mousse était dressé au pied.
C’était dans le placis que se réfugiaient lesfemmes et les enfants qui avaient déserté leurs fermes et leursgranges pillées ou brûlées par les bleus. Les uns s’occupaient àmoudre du grain, les autres fondaient des balles. Les enfantstressaient des chapeaux ou fabriquaient des cocardes. Les placisservaient aussi d’ambulance pour les blessés et de quartier généralpour les chefs. Des sentinelles, dispersées dans les environs, quidans les genêts, qui sur les arbres, étaient toujours prêtes àdonner le signal d’alarme. Le placis de Saint-Gildas était commandépar M. de Boishardy.
Avant de s’engager dans la forêt, l’homme fitentendre le cri de la chouette. Un cri pareil lui répondit ;puis le son d’une corne, répété successivement, annonça au placisl’arrivée d’un paysan.
En pénétrant dans la clairière, le chouans’arrêta :
– Te voilà, mon gars ? dit un hommeen lui tendant la main. Tu as donc échappé aux balles desbleus ?
– Oui, mais il y en a deux ou trois quigarderont souvenir des miennes.
– Tu as été attaqué ?
– J’ai passé au milieu des avant-postesdu général Guillaume.
– Et tu n’as pas été blessé,Keinec ?
– Non, Fleur-de-Chêne.
– Ils ont tiré sur toi,pourtant ?
– Les balles m’ont sifflé auxoreilles.
– Le pauvre Jahoua va être bien heureuxde te revoir ; depuis douze jours que tu es parti, il ne parleque de toi.
– Comment va-t-il ?
– Mieux.
– Sa blessure est fermée ?
– Pas encore, mais cela ne tarderapas.
– Tant mieux.
– Ah çà ! vous vous aimez doncbien ?
– Comme deux gars qui ont voulu se tuerjadis et qui maintenant sacrifieraient leur existence pour sesauver mutuellement.
– C’est donc ça qu’on vous appelle lesinséparables ?
– Oui.
– Veux-tu venir le voir ?
– Non, il faut que je parle àM. de Boishardy.
– Cela ne se peut pas, il est enconférence avec trois autres chefs.
– Lesquels ?
– Tu les verras tout à l’heure quand ilsvont sortir.
– Dis toujours leurs noms !
– Non ! fit Fleur-de-Chêne ensouriant avec finesse.
– Pourquoi ne veux-tu pasparler ?
– Je tiens à te faire une surprise.
– Je ne te comprends pas, dit Keinec avecétonnement. Que peuvent me faire les noms des chefs qui sontlà ?
– J’ai idée qu’il y en aura un qui tefera sauter de joie.
– Eh bien, dis-le donc !
– Tu le veux ?
– Oui.
– Allons ! je ne veux pas te fairelanguir. D’abord, il y a Obéissant[1].
– Après ?
– Serviteur[2].
– Et puis ?…
– Devine !
– Comment veux-tu que jedevine ?
– Un ancien ami à toi.
– Marcof ? s’écria Keinec dont lesyeux brillèrent de joie.
– Lui-même !
– Oh ! le ciel soit béni !Depuis quand est-il ici ?
– Depuis deux heures.
– Et son lougre ?
– Il est près de Pénestin.
– Mène-moi près de Marcof,Fleur-de-Chêne !
– Tout à l’heure, mon gars. Je t’ai ditqu’il y avait conférence. Attends un peu !
– Eh bien, répondit Keinec, je vais voirJahoua. Tu m’appelleras dès que je pourrai entrer.
– Sois calme, mon gars.
Keinec remercia son compagnon, et se dirigeavers une petite cabane à la porte de laquelle travaillait une jeunefille.
– Bonjour, Mariic, dit Keinec.
– Bonjour, Keinec, répondit laBretonne.
– Jahoua est au lit ?
– Hélas ! oui, puisqu’il ne peut passe lever.
– Tu le soignes toujours bien ?
– Je fais ce que je puis, Keinec, et tonami est content.
– Merci, ma fille.
Keinec entra. Une petite table en bois blanc,et quelques matelas entassés dans un coin, formaient toutl’ameublement de la cabane. Une petite lampe éclairait ce modesteréduit.
Jahoua était étendu sur le lit. Sa figure,pâle et amaigrie, décelait la souffrance. Un linge ensanglanté luientourait la tête et cachait une partie de son front. Un autre luibandait le bras droit. En voyant entrer Keinec, sa figure exprimaun profond sentiment de joie, et, se soulevant avec peine, il luitendit les deux bras.
– Comment vas-tu ? demanda Keinec ens’asseyant sur le pied du lit.
– Aussi bien que possible, et mieuxencore depuis que je te vois revenu.
– Brave Jahoua !
– Dame ! Keinec, c’est que je t’aimemaintenant autant que je t’ai détesté autrefois.
– Et moi, Jahoua, quand je songe que j’aifailli te tuer, j’ai envie de me couper le poignet.
– Ne pensons plus à nous. Tu viens de laCornouaille ?
– Oui.
– Eh bien ? Aucunenouvelle ?
– Aucune !
– Elle sera morte !
– Assassinée par les bleus,peut-être !
– Pauvre Yvonne ! murmura leblessé.
Deux grosses larmes coulèrent lentement surses joues, tandis que Keinec fermait si violemment ses mains queles ongles de ses doigts s’enfonçaient dans les chairs. Les deuxhommes étaient plongés dans de sombres pensées.
Après un silence, Jahoua leva la tête.
– Tu as été à Fouesnan ?demanda-t-il.
– Oui, dit Keinec.
– Et tu n’as rien entendu dire ?
– Le village est brûlé, les gars sontsauvés, je n’ai vu personne.
– Et à Plogastel ?
– Rien non plus.
– Et le vieil Yvon ?
– Il est mort.
– Mort ! répéta Jahoua.
– Mort ! il y a sept mois.
– Pauvre homme ! le chagrin l’auratué !
– Non, dit sourdement le jeune Breton, iln’est pas mort de chagrin dans son lit, il a été assassiné dans lesgenêts.
– Assassiné ! s’écria Jahoua ;par qui donc ?
– Par les patriotes de Rosporden !Un soir que le pauvre vieux revenait de Quimper, où il s’étaitrendu, espérant toujours recueillir quelques nouvelles de sa fille,il a été arrêté par une troupe de sans-culottes de Rosporden, quirentraient en ville après avoir été fraterniser, comme ils disent,avec les brigands de Quimper. Ils ont voulu lui faire crier :« Vive la République ! » Yvon n’a pasvoulu. Les autres ont insisté. Tu connaissais le vieuxpêcheur ; tu penses si on pouvait le faire céder facilement.Aux sommations des autres, il répondit invariablement par les crisde : « Vive le roi ! » Les banditsexaspérés le contraignirent à se mettre à genoux, et comme Yvon nese rendait pas à leurs ordres réitérés de crier comme eux et aveceux, trois patriotes se jetèrent sur lui, le terrassèrent, legarrottèrent, et, l’attachant ensuite à un arbre, le prirent pourcible. Les lâches déchargèrent en riant leurs fusils sur levieillard. Le lendemain, on retrouvait son cadavre, et les troispatriotes se vantaient hautement dans le pays de leurexpédition.
– Ah ! dit Jahoua, nous saurons unjour le nom de ces infâmes.
– Je les ai sus, moi, réponditKeinec.
– Alors nous vengerons Yvon !
– C’est fait !
– Que dis-tu, mon gars ?
– Je dis que je me suis rendu àRosporden ; que je m’y suis caché trois jours de suite. Ledeuxième jour, à la nuit tombante, je me suis glissé dans la maisonqu’habitaient ensemble deux des assassins d’Yvon. L’un d’euxdormait, je l’ai poignardé. L’autre a voulu crier et se défendre,je lui ai brisé le crâne d’un coup de ma hache. Le lendemain, jem’embusquai en guettant le troisième, et la balle de ma carabinel’atteignit en pleine poitrine. Il est tombé sans pousser unsoupir. Yvon était vengé. La mission que m’avait confiéeM. de Boishardy avait été remplie quelques joursauparavant ; rien ne me parlait d’Yvonne ; je partis, etme voilà !
Jahoua serra silencieusement la main deKeinec. Le jeune homme reprit :
– Je suis allé aussi à la baie desTrépassés.
– Et Carfor ?
– Il n’a pas reparu.
– Keinec, dit Jahoua, quand je pensecomment cet homme nous a échappé, je suis tenté de croire à lavertu de ses sortilèges.
– C’est étrange, en effet.
– Quand nous l’avons forcé à nous dire cequ’était devenue Yvonne, il était brisé par la douleur.
– Je me souviens. Et même nous l’avionsporté dans cette crevasse des falaises dont nous avions fermél’ouverture.
– Oui ; et nous devions l’yretrouver ! il devait mourir là !
– Le lendemain, cependant, il n’y étaitplus.
– Et personne ne l’avait vu dans lepays.
– Qui a pu le délivrer ?
– Oh ! c’est incroyable de penserqu’un autre ait été le découvrir dans cet endroit.
– D’autant plus incroyable, que personnen’osait descendre dans la baie.
– Et pourtant il n’y était plus.
– Il aura appelé le diable à sonaide !
En ce moment Fleur-de-Chêne entra dans lacabane.
– Viens ! dit-il à Keinec.
Le jeune homme s’empressa de le suivre, aprèsavoir promis à Jahoua de revenir promptement.