Les Mohicans de Babel

Chapitre 10UN EMPLOYÉ MODÈLE

M. Barnabé Ternisien était le plus effacé des hommes. Maisdepuis quelque temps son profil de belette avait pris un certaincaractère, son regard parfois s’émancipait et les nouveaux clientsde l’U. R. B. qui n’avaient point connu toute sonhumilité première pouvaient à de certains instants s’imaginer quece bureaucrate fadasse cachait l’une des plus fortes caboches deson temps.

À la vérité, il dirigeait tout à l’U. R. B. SansBarnabé, la carrière de Milon-Lauenbourg n’eût été qu’une série decoups de fortune. C’est Barnabé qui avait donné à sa réussite uneassise de pierre de taille au carrefour le plus illustre du mondedes affaires, au boulevard Haussmann. Derrière la façade crevée duvieux Paris, c’était la figure de Milon-Lauenbourg qui apparaissaitau haut des sept étages de l’U. R. B. triomphante.

Organisation, classification, simplification… Avec cestrois mots-là que ce bon M. Barnabé avait fait inscrire enlettres d’or sur des cartouches qui ornaient les murs de sonbureau, cet employé modèle avait mis entre les mains de son patronl’arme la plus formidable des conquérants modernes.

Pendant de longues années, M. Barnabé avait joui en paix eten silence de son œuvre. Jamais il n’était aussi heureux que dansson beau cabinet de travail aux meubles clairs, avec ses bureauxaméricains et sa table en noyer ciré, ses classeurs, ses tiroirs àdossiers, son tableau de sonneries qui faisait se précipiter sessecrétaires et ses rédacteurs, anxieux et tremblant avec leurspetites bannettes d’osier, cependant que la dactylo, le bloc-notestoujours prêt, attendait de sténographier les réponses les plusimportantes dont M. Barnabé se réservait le texte. Et letéléphone ! que de jouissance, mon Dieu ! Allô !allô !… Il sentait les chefs de bureau, les directeurshaletants au bout du fil… C’est qu’il ne pardonnait pas unefaute ; pas une !

Il avait institué tout un tableau d’amendes avec lequel les plusgrands devaient compter…

Toutes les amendes du mois étaient partagées entre les servicesqui n’en avaient pas subi.

Voilà qui était trouvé ! Aussi, ce que l’on se surveillait,ce que l’on se dénonçait !

Tel avait été l’état d’esprit de M. Barnabé. Il classaittout avec une méthode imperturbable, mettait les pièces dans undossier, puis le dossier dans un carton et le carton dans unsecrétaire garni d’une serrure de sûreté. Un grand polémiste, ennous dépeignant un personnage de ce genre, nous montrait le crimeen manches de lustrine, la Sainte Vehme siégeant sur un rond decuir, Cagliostro dans le faux col de Joseph Prudhomme et dans laredingote de Pet-de-Loup. C’eût été grandir M. Barnabé que del’évaluer avec de pareilles mesures. M. Barnabé étaitl’employé modèle, voilà tout.

Si l’on ajoute que ce brave homme n’avait en dehors de l’avaricela plus sordide, mais la plus honnête, aucun vice, que ses mœursétaient austères, que c’était un veuf incomparable, n’ayant jamaistrompé sa femme, même depuis qu’elle était morte, on comprendracombien il était nécessaire de nous arrêter un instant sur cettesingulière figure qui nous est apparue dans les premiers chapitresde cette histoire comme un traître vis-à-vis de son patron.

Qu’était-il donc arrivé, justes dieux ! pour qu’en face duBarnabé d’hier se dressât le Barnabé d’aujourd’hui ? Oh !une toute petite histoire de rien du tout ! une petitehistoire d’amour… Quoi ? M. Barnabé avait eu une histoired’amour ?… Oui, ce sont des choses qui arrivent même auxemployés modèles qui ont atteint l’âge de M. Barnabé et quiont une figure de belette…

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