Les Mohicans de Babel

Chapitre 8CLAUDE CORBIÈRES

Claude Corbières habitait, à Neuilly, un pavillon des pluscoquets, avec jardin, sur la route qui longe la Seine. Sans avoirune grosse fortune, Claude était suffisamment riche pour vivreindépendant. Il appartenait à une vieille famille de magistratsoriginaires de Brive-la-Gaillarde. Son père, qui avait étéprésident de chambre, à Bordeaux, avait donné très tôt sa démissionpour venir exploiter lui-même des terres qu’il avait en Corrèze. Ledomaine avait pris de l’importance. L’ancien magistrat était devenutout à fait gentleman farmer. C’est lui qui éduqua et instruisitson fils. Chose curieuse, il lui apprit le mépris de l’éloquence,exigeant qu’il s’exprimât, même quant il abordait les sujets lesplus vastes, avec une grande simplicité et une concision presquemathématique. Il lui donna aussi le goût de la terre, de sestravaux, de ses habitants, l’amour du patelin. C’est le patelin quiavait fait de Claude un député. On le comprenait, là-bas, quand ilramenait de Paris une haine farouche pour le parlementarisme telqu’il l’avait vu pratiquer… Il était suivi et soutenu dans labataille. Son programme net et réservant l’avenir, mais balayant leprésent, avait tout de suite séduit : le régionalisme, unfédéralisme intelligent, des États généraux en permanence, maîtreschez eux, envoyant un nombre très restreint de délégués à Parisavec un mandat précis et la mission de nommer, parmi eux, une sortede comité de salut public aux pouvoirs dictatoriaux d’une duréelimitée, qui devait se retirer, son temps écoulé, pour faire placeà un autre comité chargé à son tour de gérer les intérêts générauxde la France et de parler en son nom à l’étranger. Et desjeunes ! des jeunes ! Tous les vieux à la porte !L’idée gagnait du terrain beaucoup plus qu’on ne le soupçonnait,car les organisations provinciales s’édifiaient dans le mystère, nedevant apparaître au grand jour que lorsqu’elles constitueraientune force…

Paris, qui avait été laissé momentanément en dehors, ne semblaitpoint se douter de l’importance du mouvement qui allait sedéclencher. Le nom de la Ligue, encore secret, était tout unprogramme : La Ligue antiparlementaire. Et tout àcoup, ce matin-là, voici qu’il éclatait sans que Claude Corbièresen eût donné l’ordre… voici qu’il s’étalait dans tous les journaux.Claude était ahuri de cette avalanche… et partout le grand argumentcontre lui qui fournissait des manchettes énormes : LaProvince contre Paris ! Le fédéralisme renaît de sescendres !

Les feuilles d’extrême gauche réclamaient l’arrestation deCorbières et de ses acolytes. Le procès n’était-il pas toutinstruit ? On avait l’aveu du coupable. Le président d’uneligue qui avait l’audace de s’intituler antiparlementairese mettait par cela même sous le coup des lois. Tous les partisétaient d’accord pour déclarer la République en danger !« Si l’on n’agit pas promptement, disait LaBarricade, nous nous trouverons en face d’une situationbeaucoup plus redoutable qu’en face d’un coup d’État militaire quirate toujours quand il n’a pas le pouvoir avec lui ; nousl’avons vu avec Boulanger ; après la mort de Félix Faure, avecDéroulède, et dernièrement avec ce Bonaparte de carton : leSubdamoun ! Cette fois, ce n’est plus de Paris que vient lecoup, c’est de la province. On veut séparer Paris de la France…Voilà le crime ! Debout, la Commune, si le Parlement ne faitpas son devoir ! »

Claude jeta tous les journaux et bondit de son lit… « C’estla bataille ! Elle vient plus tôt que je ne croyais !qu’elle soit tout de même la bienvenue ! » Et il tenditses biceps comme un boxeur… Jamais il ne s’était senti aussidispos ! Ah ! c’était bon la vie telle qu’il se l’étaitfaite ! propre ! propre ! propre !

Il en revenait toujours à ce mot qui l’exaltait quand il pensaità l’ordure dans laquelle les autres s’enlisaient… Elle seraitpeut-être courte, sa vie, mais même s’il mourait demain, il neregretterait rien ! Rien ne serait venu ternir la blancheur desa statue ! Pour cela, il avait tout rejeté hors de lui, ils’était dépouillé de tout, de bien des amitiés… et même del’amour !

Jeanville, son valet de chambre, vint lui annoncer qu’unM. Palafox demandait à le voir tout de suite. « Monassassin ! se dit Claude. Ce bon brigand me croit déjà endanger ! Il vient m’offrir ses services ! Faitesentrer ! »

Richard Cœur de Lion fit irruption dans la pièce. Il prit àpeine le temps de serrer la main que lui tendait Claude :

– Qu’avez-vous fait hier soir en me quittant ? luijeta-t-il.

– Rassurez-vous, Palafox ! je suis rentré chezmoi.

– Comprenez-moi bien, monsieur Corbières. Vous avez quittéle Trianon-Lauenbourg tout de suite ?

Et il le fixait avec une insistance telle et un si visible émoique Claude en fut troublé.

– Et si je m’étais attardé à fumer une cigarette dans leparc, quelle importance y aurait-il à cela ?…

– Immense ! gronda Cœur de Lion ; dites-moi toutela vérité ! Vous avez tourné derrière le château. Enfin, ne mecachez rien ! Vous avez échangé quelques paroles avecMlle Lauenbourg, qui était à sa fenêtre.

– Bigre ! monsieur Palafox, je finirai par croire quevous êtes de la police !

– J’en suis quand je peux y servir mes amis. Vous ne savezdonc rien… rien de ce qui s’est passé chez Lauenbourg après votredépart ?…

– M. Legrand est venu ? essaya de raillerClaude.

– On a enlevé Mlle Lauenbourg !…

– Sylvie ! s’écria Corbières.

– Et je vous prie de croire que ce n’est pasM. Legrand qui a fait le coup !… L’affaire est dirigéemoins contre elle que contre vous !

– Mais je ne comprends pas ! Vous m’anéantissez !Mlle Lauenbourg est-elle réellement endanger ? Voilà la seule chose qui me préoccupe !

– Mlle Lauenbourg en court aucun danger,elle a été enlevée par la police pendant que la soi-disant bande deM. Legrand s’occupait dans les salons à piller ces dames deleurs bijoux ! Tout cela est un coup de Roger Dumont qui veutse faire nommer ministre par Milon. Les bijoux seront retrouvés,Mlle Lauenbourg sera sauvée et Milon devra d’autantplus de reconnaissance à Roger Dumont que celui-ci l’aura en mêmetemps débarrassé de vous !

– Je m’y perds ! exprima Claude qui cherchait en vainà démêler la raison d’être de cet imbroglio.

– Enfant ! retrouvez-vous-y vite !… car il vafalloir agir. Comprenez que, renonçant pour le moment à vous fairedisparaître, ils vont vous déshonorer ! On vous a vu causerlonguement hier dans les salons de Lauenbourg avecMlle Sylvie qui paraissait fort émue. Vos démarchesimprudentes avant votre départ ont été relevées, car vous étiezsuivi pas à pas. Politiquement, vous ne vous attaquez à Lauenbourgque parce qu’il vous refuse sa fille ; comme il ne cèdetoujours pas, vous la lui enlevez !… peut-être de connivenceavec elle, cela n’a pas d’importance ! Et la preuve de votreinfamie, de votre chantage, c’est que vous êtes incapable de sortircontre lui et ses amis les documents dont vous menaciez de lesaccabler !… car vous n’avez rien !… rien !… La bandede Turmache va être écrasée sous votre accablement !… triomphede Lauenbourg. Roger Dumont, ministre, et vous allez voir ce quel’on vous prépare à la Chambre avec cette histoire de ligueantiparlementaire que l’on fait éclater dans les journaux dumatin.

– Quelle boue ! gémit Claude qui était devenu trèspâle.

– C’est la politique ! Pour avoir mis les piedslà-dedans, vous en reviendrez couvert d’ordures !… Tenez,voici une épreuve de l’édition exceptionnelle d’un grand journald’information qui va paraître à midi.

Claude se jeta sur la feuille qui sentait encore l’encred’imprimerie. Il y était clairement désigné, bien que son nom nefût point prononcé, comme l’auteur du rapt deMlle Lauenbourg. Ainsi que le lui avait ditPalafox, toutes ses démarches de la nuit étaient relevées et seretournaient contre lui. Cela était intitulé : « Unebelle histoire d’amour ! » puis venait le récit desexploits de la bande de M. Legrand dont l’audace neconnaissait plus de bornes et qui osait opérer en pleine fête, dansles salons mêmes du ministre du Trésor. On réclamait en find’article une organisation plus puissante de la police, la créationd’un nouveau ministère, etc., etc.…

– Du Roger Dumont tout pur, vous comprenez,maintenant ?

– Les bandits !… mais je me défendrai ; le pluspressé…

– Le plus pressé est de retrouverMlle Lauenbourg, qui n’hésitera certainement pointà proclamer votre innocence ! Mais ils ne l’ignorentpas ! et ils ne sont pas prêts à la rendre ! Enattendant, vous serez abattu, n’ayant aucun document contreeux ; et avec vous, votre Ligueantiparlementaire.

– C’est ce que nous verrons.

– C’est sur votre ordre que la Ligue est sortie, touspavillons dehors, ce matin ?

– Jamais de la vie !

– Eh bien ! là encore, vous avez été trahi !

– Mais c’est terrible ! À qui se fier ! Dequelque côté que je me retourne !

– Et ceci n’est que le commencement ! Nous enverrons bien d’autres.

– Me salir avec cette histoire d’amour… moi qui ai renoncéà l’amour, Palafox ! pour être plus fort… oui ! il fautque vous sachiez cela : Mlle Milon-Lauenbourgm’aime et je l’aime ! et j’ai repoussé cet amour pour êtreplus fort dans le combat et, cependant, dès les premiers pas, c’estlui qui me casse les bras et les jambes.

– Je finirai bien par savoir où ils lacachent ; mais le temps presse. Dans vingt-quatre heures vousserez peut-être bouclé, mon ami ! Il faut s’attendre à ce quel’on dépose contre vous, dès cet après-midi, une demande desuspension de l’immunité parlementaire, et à ce que l’on commence àmettre en branle au Sénat le vieil appareil de la Haute Cour en cequi concerne la Ligue antiparlementaire qui lesdébarrassera en même temps des Turmache, des Hockart, desTromp…

– Vous partez ? Où allez-vous ?

– Prendre un cocktail au bar du Cambridge.

– C’est une occupation comme une autre… peut-êtretrouverez-vous une inspiration au fond de votre verre.

– Peut-être ! Vous n’êtes jamais allé prendre avantdéjeuner, en revenant du Bois un glass au Cambridge ?

– Je ne vais jamais dans les bars, vous le savez bien.

– Ni dans les dancings, ni dans le monde. Vous êtes un typecomme on n’en voit plus, et vous vous mêlez de faire de lapolitique de nos jours ! Eh bien, si vous alliez au Cambridge,entre midi et une heure, vous trouveriez dans les sous-sols durestaurant célèbre des Champs-Élysées, autour des tables, ensevelisdans des fauteuils de cuir, des jeunes gens fort bien mis quifument de délicieuses cigarettes d’Orient, sans échanger troisparoles… debout, autour du barman, des sportsmen, dont lesvoitures, de grandes marques, attendent alignées le long dutrottoir. Des jeunes femmes qui ont les plus jolies jambes du mondeet qui les montrent juchées sur de hauts tabourets, et aussi debien respectables vieilles madames qui attendent leurs gigolos.Elles y viennent. Elles savent qu’elles les retrouveront là, prêtsà tout faire. On a appelé ces messieurs : la bande dessnobs. Y a-t-il bande, vraiment ? Organisation,peut-être. Je n’en suis pas sûr.

« Quelquefois, ces messieurs travaillent pour lapolice ; quelquefois pour M. Legrand quepersonne n’a vu, mais qui existe ; quelquefois pourd’autres, pour la police politique, pour une manifestation dans unmilieu mondain, ou pour le nettoyage d’une bijouterie. Ils sont àlouer !

« À part cela, de très gentils garçons auxquels on nesaurait refuser la main. En ce qui me concerne, je n’ai jamaistravaillé avec eux, car moi, j’opère seul et dans la hautepolitique, quelquefois dans la politique étrangère, aussiveulent-ils bien me considérer comme un camarade supérieur. J’aisouvent leurs confidences parce qu’ils ont besoin de mesconseils ; les pauvres jeunes gens sont souvent bien volés. Onleur fait faire des choses qui ne les amusent pas toujours. On lestient ! Ils sont souvent dans la nécessité de trahir lelendemain celui qu’ils ont servi la veille. S’ils ne le font pointavec habileté, il peut leur arriver des malheurs. Je jurerais bienque quelques-uns d’entre eux, que j’ai reconnus hier chezLauenbourg, ont travaillé pour Roger Dumont ; peut-êtrevoudront-ils s’en souvenir ce matin ; je vais encore me ruineren Martinis, mais je suis riche : j’ai les cent mille francsque je vous dois, monsieur Corbières !…

– Mais ce n’est pas à moi que vous les devez !s’exclama l’autre complètement ahuri ; tant que vous nem’aurez pas tué, ces cent mille francs ne sont pas à vous !…Ils vont vous les réclamer.

– C’est déjà fait ! Je les leur ai donnés, mais j’aiexigé un reçu ! Quand j’ai eu le reçu, je leur ai dit quej’allais le porter chez vous, en vous expliquant que vous mecoûtiez cent mille francs dont j’avais le plus grand besoin. Cereçu leur a fait une peur terrible. Ils ont voulu le ravoir. Pourcela, ils ont redonné les cent mille francs !… Alors, je lesai gardés avec le reçu ! et je les ai flanqués à la porte.C’est moi qui les tiens, maintenant ! et ce sont eux qui vontme régler mes cocktails ! Je vous quitte. Je reviendrai vousvoir aussitôt qu’il y aura du nouveau. Si vous avez besoin de moi,à quelque heure du jour ou de la nuit, faites porter un mot par unchasseur au bar du Cambridge. Il me parviendra. Mettez surl’enveloppe : Pour madame Roxelane.

– Mme Roxelane ?

– Oui ! c’est le nom de ma maîtresse. Vous pouvezécrire ce que vous voudrez ! je l’ai prise pour maîtresse,parce qu’elle est très belle d’abord, et puis aussi parce qu’ellene sait pas lire !

– Quel homme vous faites, Palafox !…

Les minutes qui suivirent, Claude resta plongé dans les plussombres réflexions. Il ne savait plus où diriger ses pas, il voyaitdes abîmes partout.

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