Les Mohicans de Babel

Chapitre 14LA PRISONNIÈRE

Tantôt le caractère de Palafox était vif, impatient, ardent etimpétueux jusqu’à la précipitation, tantôt il se montrait pleind’une aménité qui allait jusqu’à la plus exquise politesse et l’onétait étonné de le trouver d’une douceur angélique. Dans le premiercas, c’est qu’il n’avait rien à cacher, dans le second, c’est qu’ilavait tout à découvrir et jamais il n’était aussi redoutable. Or,il n’y avait pas dix minutes que l’on avait quitté les portes deParis, que toute son insouciance désinvolte et sa belle attitude debravoure avaient fait place à une exceptionnelle mélancolie.

Il pensait au troisième avertissement reçu et il pressentaitqu’ils allaient, comme on dit : se jeter dans la gueule duloup.

– Pour un rien, je retournerais d’où nous venons !finit-il par dire à Claude.

– Vous m’étonnez ! lui répondit l’autre avec humeur.Je ne vous reconnais plus ! où est mon Richard Cœur deLion ?

– À vos côtés, répondit l’autre, mais j’aimerais autant, jene vous le cache pas, aller là-bas tout seul ! Je ne tiens pasà ma peau, mais à la vôtre, qui est autrement précieuse. Si vousétiez persuadé de cela, vous me donneriez un mot pourMlle Sylvie et vous iriez m’attendre où je vousdirais.

Claude secoua la tête.

Il n’eut pas besoin d’exprimer ses sentiments. Richard lesdevina : « Je vous comprends, fit-il… non sans unecertaine amertume… à Dieu vat ! »

Et la voiture fila…

Pas un mot ne fut échangé entre les deux jeunes gens jusqu’aumoment où, en plein bois, la voiture stoppa.

Elle fut laissée dans une carrière abandonnée à cent mètres dela route qu’ils quittèrent pour prendre une piste sur laquelle ilsse lancèrent à bicyclette. Au bout d’un quart d’heure, ilssentirent la fraîcheur de la rivière et entendirent le bruit del’eau au-dessus des vannes. Et ils furent sur la lisière du bois àcinquante mètres du moulin.

Un grand potager venait jusqu’au bois, entouré d’une haie qu’unenfant eût pu franchir ; puis une cour avec des murs assezélevés. Par-delà, la grande bâtisse du fond. Les fenêtres enétaient ouvertes à un premier étage, une vieille tour était adosséeà la bâtisse, tour dont on avait fait un colombier et dont le piedplongeait dans la rivière. Un peu plus tard, au-dessus de la vanne,la roue du moulin qui ne tournait pas…

Le soleil venait de disparaître à l’horizon et les jeunes genss’étaient allongés dans un fossé, attendant que la nuit fût tout àfait venue, quand une jeune fille, qui longeait à une centaine depas de là la lisière du bois, vint pousser la porte qui fermait lahaie et entrer dans le jardin potager :« Sylvie ! ». La main de Palafox était déjà sur labouche de Claude. Une femme apparaissait derrière Sylvie :

– La Mathieu ! souffla Palafox.

Cette femme pouvait avoir quarante ans. Un teint ambré huileux,des yeux noirs, des grosses lèvres. Elle était chargée d’herbesainsi que deux hommes, qui les suivaient.

Sylvie était vêtue d’une robe paysanne qui lui donnait un petitair champêtre d’opéra-comique. Elle avait une mine florissante etsouriait à la Mathieu.

– Allons donner à manger aux lapins ! dit la Mathieu…Et elles disparurent dans la cour.

– Qu’est-ce que je vous disais ? fit Palafox.

– Évidemment ! Sylvie n’est pas au régime ducachot ! comment ne tente-t-elle pas de s’enfuir ?murmura Claude… et il ajouta, pensif : « Ma parole !elle a l’air de se plaire au moulin ».

Cinq minutes plus tard, Sylvie apparaissait à la fenêtre de coindu premier étage donnant sur la cour entourée de murs et au-dessusde la rivière. Palafox n’eut pas le temps d’arrêter le gestespontané de Claude qui s’était dressé et lui faisait signe. Sylviel’aperçut et lui répondit en laissant échapper un cri de joie… Maiselle se retourna presque aussitôt et la fenêtre de la chambre futfermée.

– Vous avez été imprudent ! grogna Palafox. Si vouscontinuez à agir de la sorte, nous ne sommes pas partisd’ici ! Et maintenant, il faut savoir ce qui se passe aumoulin. Restez où vous êtes, mais cachez-vous ! Et ne quittezpas des yeux les fenêtres… Moi, je vais faire le tour des bâtisses…on ne soupçonne pas ma présence… C’est le seul avantage qui nousreste… À la moindre alerte, sifflez-moi.

Palafox s’éloigna.

Pas une lumière à la fenêtre, rien ! Soudain, il y eut lebruit d’une porte qui grinçait sur ses gonds… Et l’ombre de laMathieu apparut, traversant le jardin potager, venant droit à lalisière du bois. Sortie du jardin, elle appela, à voix basse :Monsieur Corbières ! » Corbières se montra… La Mathieu,alors, rapidement :

« Mademoiselle est en train de dîner. Heureusement, Mathieune s’est aperçu de rien !… Elle remontera dans sa chambre toutà l’heure. Elle vous y attendra. Voici la clef de la porte de lacour. Les verrous seront tirés. L’escalier de bois au fond, àdroite, près de la rivière. Je me sauve ! » Elle jeta laclef au jeune homme et disparut.

Là-dessus, Palafox se montra… Claude le mit au courant :« Mauvais, ça ! » fit Palafox. « Aucuneconfiance en la Mathieu ! »

– Pourquoi donc ?

– Parce qu’il lui eût été plus simple d’amener Sylvie icique de vous faire entrer chez elle, malgré Mathieu.

– Juste ! exprima Claude, devenu perplexe. Maisalors ?

– Nous allons entrer tous les deux. Ramassez votrematraque… En route !

Ils se glissèrent dans la cour. Une lueur venait de la salle oùl’on dînait, un bruit de voix sortait de cette pièce, aurez-de-chaussée. Il y avait aussi le bruit de l’eau… et le bruit dela roue du moulin qui s’était mise à tourner, tout à coup… Ils sejetèrent dans l’escalier, montèrent au premier étage, pénétrèrentdans la chambre de Sylvie, qui était vide. Palafox ouvrit aussitôtdoucement la fenêtre et écouta. Les bois étaient silencieux :« Ce n’est pas par les bois qu’ils viendront ! fit-il… Etrien à faire pour nous, du côté de la rivière, depuis que laroue tourne… Vous allez voir que la Mathieu nous a f…dedans ! »

Ils se retournèrent… Sylvie venait d’entrer :« Claude ! » Elle se jeta dans ses bras.« Ah ! depuis que je vous attendais ! Ah !Claude ! Claude ! dites-moi tout ! Tout estarrangé maintenant avec mon père ? »

Claude la regardait, égaré. Elle aperçut Palafox. Elle lereconnut et fut effrayée : « Un ami, lui ditprécipitamment Claude, mon seul ami qui est venu avec moi pour voussauver ! »

– Comment ! pour me sauver ! ce n’est doncpas vous qui m’avez fait conduire ici ?

– Assez d’explications, gronda Palafox. Il fautsortir d’ici !

Dans le moment, il y eut un bruit de voix dans la cour.

– Les ouvriers ! dit Sylvie, ne craignez rien.

– Silence ! commanda Palafox. Voilà ce que vous allezfaire, Claude. Suivez-moi sur les talons avec mademoiselle… Moi, jevous jure que je passe… et vous passerez derrière moi… Aussitôt quevous serez sortis de la cour, ne vous occupez plus de rien que defiler tous les deux. Je garde votre retraite et je tire si c’estnécessaire ! Vous savez où sont les bicyclettes. Sautezdessus. Allez au tacot et rentrez tout de suite à Paris.

– Vous allez rentrer avec nous ! protesta Claude qui,voyant que les ouvriers bavardaient tranquillement dans lacour, ne concevait pas encore le danger.

Palafox se retourna sur lui, furieux :

– Vous ne comprenez donc pas que tout est dirigé contrevous. Que vous avez été attiré dans un piège… qu’il s’agit de vousperdre à jamais vous et votre parti ! Avez-vous compris, cettefois ! Ne vous occupez que de fuir et rentrez à Paris… rentrezavec mademoiselle, mais, pour Dieu, que l’on ne vous voie pas avecelle ! Mademoiselle, aussitôt à Paris, rentrera au Trianon…qu’elle dise que c’est moi qui l’ai sauvée. Tant pis, je mangeraile morceau. C’est Roger Dumont qui a monté le coup, et je le dis etcomment elle a été amenée ici ! La réputation de mademoisellesera sauvée… et votre innocence, à vous, apparaîtra éclatante. Etvous voilà bon de nouveau pour le Palais-Bourbon !

Sylvie apercevait pour la première fois l’ignoble toile aucentre de laquelle une affreuse intrigue l’avait précipitée. Ellese jeta dans les bras de Claude et lui donna ses lèvresfarouchement.

C’était leur premier baiser, Claude en chancela. Dès cetteseconde, il sentit qu’il était vraiment à elle, qu’il luiappartenait, que c’était lui qui était sa chose ! Jusqu’alors,il n’avait pas voulu se l’avouer à lui-même. Maintenant, il nepouvait plus se cacher la vérité et il n’en fut pas plusfort. Il soupira, non comme un triomphateur, mais comme unvaincu… Il ne lui dit rien… Elle, elle pleurait de bonheur. Luiaussi pleurait… et c’était peut-être de rage…

Palafox réapparut : « En avant ! fit-il. Rien àfaire qu’à passer. Attention ! Vous m’avez compris,Corbières ! N’usez du revolver que si c’est absolumentnécessaire… »

Ils descendirent tous trois dans l’obscurité de l’escalier, sansfaire le moindre bruit.

« Attention ! leur souffla Palafox, courrez à la portedu jardin ! »

Et il bondit dans la cour, tomba sur les trois hommes qui eurentà peine le temps de se redresser. Un double coup de matraque enavait jeté déjà deux par terre. Et il était maintenant aux prisesavec le troisième qui l’avait pris à bras-le-corps.

– Fuyez ! cria-t-il, en combattant.

Claude et Sylvie étaient déjà à la porte, quand celle-cis’ouvrit et une bande de jeunes gens s’y rua avec des crissauvages. Ah ! l’affaire ne se passait pas en silence. Tout cequ’avait prévu Palafox était en voie terrible de réalisation.Claude ne put que reculer en entraînant Sylvie et, pour ne pas selaisser entourer, ils marchèrent en retraite jusqu’au trou noir del’escalier de bois pendant que, devant eux, sur le seuil, Palafox,débarrassé du troisième ouvrier qu’il avait à moitié étranglé, lescouvrait d’un terrible moulinet de sa matraque.

– Rien n’est perdu. Ils n’osent pas tirer. Remontez dans lachambre, leur jeta Richard, j’ai une idée.

Et il leur répéta : « Mais montezdonc ! »

Ils y furent à nouveau.

La bande se précipitait dans l’escalier.

Les coups pleuvaient dans le noir, les ombres se rejetaient dansla cour en hurlant. Claude laissa Sylvie dans la chambre pourquelques secondes, agrippa Richard qui avait dû remonter quelquesmarches : « Enfermons-nous dans la chambre ! luidit-il. À travers la porte ou par la fenêtre on pourra peut-êtres’entendre ! »

En deux bonds les jeunes gens furent contre la porte de lachambre, mais cette fois la porte était fermée !…

« Ouvre ! » cria Claude à Sylvie.

Mais il n’y eut aucune réponse, et la porte resta close.

– N. de D. ! grinça Palafox ! nous sommesf… ! Tirons dans le tas !

Ils tirèrent. Il y eut de nouveaux hurlements.

– À l’eau ! souffla Palafox, et il entraîna Claudedans le gouffre.

Ils disparurent dans l’eau tourbillonnante ; autour d’eux,les balles crépitèrent.

– Je crois que Palafox en a ! criait Rafa.

Mais des voix :

– Nous nous f… de Palafox ! c’est la peau de l’autrequ’il nous faut ! Elle vaut davantage… On nous la paieraitcher !…

Tout à coup les corps apparurent une seconde dans la nuit, sedébattant dans une écume jaillissante.

– Pas la peine de tirer, fit Rafa. La rivièresuffit !…

En effet, le remous de la vanne entraînait ce que l’on voyaitsurnager des deux jeunes gens. Un bras se dressa dans un rayon delune… et l’on entendit un grand cri de Palafox !… puis, toutrentra dans la nuit de la roue du moulin qui continuait à tourneravec une force que rien ne semblait devoir arrêter.

– Eh bien, c’est fini !… Maintenant, il ne nous resteplus qu’à ramener l’enfant, fit Rafa.

Ils grimpèrent à la chambre et firent sauter la porte… lachambre était vide. Ils ne retrouvèrent personne… niMlle Lauenbourg, ni les Mathieu. Du reste, c’étaitl’habitude des Mathieu de ne point se mêler aux querelles de leurspensionnaires.

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