Les Mohicans de Babel

Chapitre 17LA PÉNICHE CHINOISE

Il était quatre heures du matin quand un taxi de louagedébarqua, cette nuit-là, à l’angle de la rue de Ponthieu, DanielTernisien. Il n’arrivait point à ouvrir sa porte ; quand cefut fait et qu’il fut chez lui, dans le petit jardin qui précédaitson rez-de-chaussée, il poussa un affreux soupir.

Il était nu-tête. Sa face était terreuse, ses cheveux endésordre collés sur ses tempes, ses paupières closes, sa boucheamère, ses traits ravagés. Il n’avait plus de faux col, plus decravate, son plastron maculé, son smoking fripé, poussiéreux,ignoble.

Il souleva un instant une paupière lourde, gémit à nouveau,tenta quelques pas… Enfin, il fut chez lui, dans son appartement.Il y eut une lumière subite et une voix de femme au fond de lachambre : « C’est toi, Daniel ? » il éclata ensanglots, comme un enfant ; la femme accourut, à peu près nue.C’était Thérèse.

Elle l’entoura de ses bras, le porta : « Ah ! monpauvre petit ! » Il pleurait toujours, râlait de douleur,cependant qu’elle le déshabillait, lui préparait un bain :« Ils ne t’ont pas fait mal, au moins ? Ils ne t’ont pasfait mal ? »

Il secouait la tête, toujours pleurant : « Ah !si tu savais d’où je reviens !… ce que j’ai vu ! »Elle l’embrassait, le dorlotait, le consolait : « C’estRikiki qui t’a conduit là, n’est-ce-pas ? »

– Oui, c’est Rikiki ! Comment sais-tu ?…

– Je savais que tu devais aller là, et je me suis biendoutée que c’était elle qui t’y conduisait !

C’était à Thérèse de pleurer maintenant.

– Thérèse ! Thérèse ! j’ai vu le cimetière deM. Legrand !…

– Qu’est-ce que c’est que ça ?

– Ah ! tu ne sais pas, tu ne sais donc pastout ?

– Je sais bien qu’il se passe des choses à la Pénichechinoise… Je sais même qu’il y a des dames du monde qui ont étéadmises aux soirées vertes… mais « le cimetière deM. Legrand », non ! je ne sais pas ce quec’est !… Allons, parle, je t’écoute !…

L’autre se tut, ferma les yeux.

– Ils t’ont fait prendre de la drogue, hier soir…

– Oui, c’est vrai ! ça a commencé chez la Taupe… sielle avait su quel rêve elle me préparait ! Car, quand j’ypense, tout cela m’a l’air d’un cauchemar… Mais quelcauchemar !… oh ! j’étais bien quand Rikiki est arrivéeavec son prince Boche.

– Une question, mon chéri ! Martin l’Aiguille n’enétait pas ?

Daniel tressaillit et sa main se crispa sur le poignet deThérèse…

– Tais-toi ! Ah ! tais-toi… Il en étaitpeut-être…

– Que veux-tu dire ?

– Rien, rien, non ! Je ne pourrais rienaffirmer ! Mais j’en ai encore froid dans les moelles… il enétait peut-être !

– Écoute ! depuis quarante-huit heures, on nesait pas ce qu’est devenu Martin l’Aiguille et j’ai besoin de lesavoir… Si tu pouvais me mettre sur une trace…

– Je te dis de te taire ! répliqua encore une foisDaniel, j’ai la langue coupée ! Oui ! lalangue coupée ! Demande à Rikiki… elle t’expliquera quec’est un proverbe chinois… quand on a la langue coupée, on ne peutplus parler, tu comprends !… tu comprends !… Alors ne medemande plus rien ! Oh ! cette Rikiki !

– Tu la découvres seulement ?

– Elle était si douce avec moi, c’est à ne pas croire. Maisc’est fini !… Je te le jure. Ce n’est pas la première foisqu’elle allait là-bas, elle !… et on dirait une enfant… avecses yeux clairs, son sourire de seize ans ! Atroce !atroce !

– Mon chéri ! réponds à mes questions… le princeBoche… oui, le Munichois n’a pas parlé de Martinl’Aiguille ?

– Non, mais attends… Presque sur les talons du prince et deRikiki est arrivé un type très chic, très grand seigneur, mais unesingulière figure, à la fois rieuse et redoutable, toute balafréed’une cicatrice qui semblait le partager en deux, debiais !

– Son nom ?

– Ils l’appelaient Vladimir.

– C’est lui ! souffla Thérèse… C’est Volski !Ah ! le patron fait venir tout son monde.

– Où l’as-tu connu, ce bonhomme-là ?

– À Varsovie…

– Tu as donc servi en Pologne ?

– Oui, comme femme de chambre de Mme Kromerjeune… tout cela se tient, vois-tu ! c’est Legrand et Cie.

– Très possible, le Vladimir, lui, était accompagné dequelques Bird’s eyes et de leurs petites amies…

– Il reste donc encore des « snobs »… je lescroyais tous écrabouillés au moulin…

– Il paraît que Rafa va mieux… mais Palafox a salementécopé ! À propos de Rafa, tu ne sais pas qui j’ai vu à laPéniche chinoise ? La grosse Millière ! Oui !elle-même ! mais avec Rikiki c’étaient les seules Françaises…Le reste, quelle racaille cosmopolite ! Et on appelle ça desfemmes du monde ! de quel monde ? C’est à vous dégoûterde tout ! Moi, je suis une petite fripouille mais je suissain ! Enfin, je ne savais déjà plus ce que je faisais quandils m’ont emmené… On a pris des autos… On est allé jusqu’au pontd’Auteuil… Il y avait là une lueur verte, au ras de l’eau…« Chouette ! a dit la Taupe, ils nous ont attendus !je croyais bien qu’on serait en retard !… » Cesont les derniers mots que je lui ai entendu prononcer !

« C’était quelque chose de silencieux et de sinistre cetteboîte verte, énorme, qui semblait se cacher dans la nuit du pont.J’étais allé quelquefois dîner à la Péniche chinoise quand elleétait dans Paris. Mais je ne lui connaissais pas cette couleurverte… Nous avions quitté les autos sur le quai et nous descendionssur la berge sans dire un mot… les petites femmes elles-mêmesavaient l’air impressionnées… Rikiki et la Taupe, en avant, nousmontraient le chemin… Le prince Boche et Vladimir me soutenaientchacun sous un bras… En plus de la drogue, ils avaient dû me faireboire quelque chose… je me sentais incapable d’un effort, d’unerésistance… et cependant, léger, léger…

– Comment est-elle faite, cette Péniche ?

– Mon Dieu, on eût dit un immense sarcophage flottant…recouvert d’un prodigieux tapis dont nous ne voyions bien que lesfranges qui dépassaient tout le contour du bordage. Au bout de lapasserelle cette sorte de tente s’entrouvrit pour nous laisserpasser et se referma derrière nous… par les soins de domestiqueschinois… Je m’arrêtai, comme hébété d’horreur devant la vision d’undancing où semblaient ne s’être donné rendez-vous que des fantômes,assis en silence autour de petites tables dont les nappesrecevaient le reflet de cet infernal éclairage vert… et les visagesaussi étaient éclairés en vert… et les épaules nues… et les gorgesplates… et les dos décharnés… je t’assure que dans cette assembléede squelettes, la grosse Millière était à pouffer de rire, maispersonne ne riait en vérité, à l’exception des têtes de mort quiétaient enfermées dans des petites cages d’osier.

– Des têtes de mort ? des vraies têtes de mort ?…Quand on m’a parlé de cela, dit Thérèse, j’ai cru que c’étaient destêtes de cire…

– Tais-toi !… moi aussi je l’ai cru, mais paslongtemps… c’étaient de vraies têtes coupées qui étaient enferméesdans des cages et étaient aussi des lanternes. À l’arrière, sur uneestrade tendue de drap blanc, qui est de deuil là-bas… quelquesmusiciens au repos… en smoking, très corrects et très chinois toutde même… Des bijoux, des perles, tu penses ! Trois ou quatrefemmes avaient des masques… La grosse Millière en avait un, maiselle aurait pu s’en dispenser… Il n’y a qu’elle pour avoir cesseins-là ! Tu ne sais pas avec qui elle était ? avec lepetit Lapostolle… Rafa lui cassera la figure à celui-là, à sasortie de la clinique. Il tient au râtelier de la vieille !…Soudain le bateau glissa… nous nous éloignions de Paris… oncommença à manger des choses innommables, chinoises, en silence…oui, on ne disait rien, ou l’on parlait bas… tout bas…pourquoi ? Le père Kaolin fit une apparition… serra quelquesmains… dit deux mots à la Taupe qui me regarda en souriant, saluatrès bas Vladimir, qui ne lui rendit même pas son salut…

« À ce moment, nous passions Meudon… les musicienscommencèrent à jouer… instruments bizarres, musique grinçante,agaçante, spasmodique… et des femmes se levèrent invitées parles Bird’s eyes… Peu à peu, arrivaient de l’entrepont, parles deux roufs, des couples assez étranges et qui glissaient collésl’un à l’autre, dans un secouement perpétuel et hiératique…

« Ils étaient les hôtes peut-être depuis plusieurs jours,car la Péniche prend des pensionnaires. Et ce fut comme une espècede contagion rapide. Il ne resta plus personne autour des tables.Je me trouvai, je ne sais comment, entre les bras d’une petitefemme que je n’avais jamais vue, aux yeux bridés, aux prunelles dejade, au chignon noir planté d’énormes épingles… une femme delà-bas, assurément, habillée ou plutôt déshabillée à l’européenneet faisant claquer dans un « charleston » impitoyable,ses hauts talons d’or. On voyait qu’elle faisait partie de latroupe ; elle ne paraissait nullement impressionnée… elle meparlait d’une voix très douce.

« – Vous amusez-vous un peu chez nous, monsieur ?C’est la première fois que vous venez. J’ai vu ça tout à l’heure àla façon dont vous avez regardé les têtes coupées… »

« – Qu’est-ce que c’est ces têtes-là ? luidemandai-je. Est-ce que c’est cette horreur que l’on appelle« le cimetière de M. Legrand ? »

« – Mais non, mais non ! me fit-elle avec un sourired’enfant. Vous confondez le cimetière avec le dancing ! Cestêtes-là, ce n’est rien du tout ! Ce sont les têtes desuppliciés qu’il a rapportées de là-bas et qu’il traînepartout, pour l’ornement de la fête ! Vous comprenez…quand le coupe-coupe a fait son affaire, la famille estsouvent autorisée à racheter la tête, mais pas toujours. Alors latête est ébouillantée et placée dans une case d’osier et exposéesur la place publique pendant des semaines… Alors la famille n’enveut plus ; alors qui veut l’achète, pourl’ornement ! Le père Kaolin est un malin. Il connaît sonaffaire… Vous n’avez pas vu son petit musée ? Il en est trèsfier. Venez !

« Et elle me poussa dans le rouf, où un domestique chinoisme reçut. Je fus dans le petit musée… Là, je ne vis d’abord que desvitrines et, dans ces vitrines, toutes sortes d’instruments desupplice qui ne m’étaient pas inconnus, parce qu’un jour depromenade, en sortant du Bon-Marché, où j’étais allé attendre unepetite vendeuse, celle-ci m’avait fait entrer dans le jardin desMissionnaires, où il y a de beaux arbres, et, tout au fond, unbâtiment où est exposée toute la coutellerie chirurgicale inventéepar les peuples d’Orient pour défendre leur religion contre lesenvoyés de Jésus. Je retrouvai dans le musée de Kaolin toutes mespinces, tenailles, griffes d’acier, coins, canifs, scies et autresmécaniques à découper la chair humaine, avec de charmantesétiquettes explicatives. Et, au centre sur une grande pancarte, onpouvait lire quelque chose comme ça ! « La justicechinoise est rigoureuse. La main du magistrat est presque toujourslourde. Malgré cela, le système judiciaire, si imparfait qu’il nousparaisse, réussit à faire, à peu près partout, respecter lapersonne et les biens de quatre cents millions d’habitants de laChine proprement dite. »

« À ce moment, derrière nous, la voix de Kaolin se fitentendre :

« – Du moins, il en était ainsi, avant l’intervention desétrangers. La sensibilité occidentale nous a apporté l’anarchie.Puisse cette leçon de choses, mesdames et messieurs, servir à latrop jeune Europe ! »

« Alors, je m’aperçus qu’une douzaine de clients du pèreKaolin nous avaient suivis, sans doute tous néophytes commemoi.

« – Ces instruments-là, demandai-je à la jeune personne quim’accompagnait, ça ne sert plus jamais ?

« – Vous voulez rire, monsieur ! me répondit-elle… ilsservent quand on en a besoin !

« – Comment, quand on en a besoin ?

« – Oui, quand on n’a pas été sage ! ou indiscrète… ouqu’on a fait sa petite mauvaise tête…

« – Quand on a fait sa petite mauvaise tête… Quand on afait sa petite mauvaise tête… Alors, on vous décortique… Ça vousest arrivé à vous, mademoiselle, de faire votre petite mauvaisetête ?

« – Quelquefois, quand je m’ennuie ! histoire de voirce que le père Kaolin inventera cette fois-là !…

« – Vous vous moquez bien de moi !

« – Pourquoi. Tenez ! regardez !

« Elle se découvrit la poitrine et les bras et me montrades cicatrices… mais j’avais peine à la croire et je penchais pourquelque comédie… Elle parut très offusquée… Alors, je voulus êtrerenseigné et j’appris des choses… des choses… des choses tout àfait chinoises… Le père Kaolin a monté une entreprise decondamnés à mort !

– Hein ?

– Oui… il achète, là-bas, des condamnés à mort… à desgouverneurs, à des magistrats… il y a longtemps que ce commerceexiste… mais, ordinairement, c’est la famille qui rachète lescondamnés à mort… quand la famille est riche, bien entendu ;là-bas, c’est le truc ! le vieux truc pour devenir riche dansla magistrature… ces messieurs du tribunal s’arrangent pour avoirdes condamnés à mort de famille opulente… Le père Kaolin, lui, estun génie dans son genre… Il achète d’occasion les condamnés à mortde famille pauvre, et ma foi, il en fait ce qu’il veut. Puisqu’ilssont condamnés à mort, ils n’ont rien à dire, n’est-ce pas ?Je t’assure, Thérèse, je t’assure que je n’invente rien… Là-dessusest arrivé le père Kaolin avec sa péniche. Son succès fut presquemoral, n’est-il pas l’exécuteur des hautes œuvres de lamagistrature de son pays ? Au besoin, il te sortira desjugements fortement motivés. Tous ses papiers sont en règle ;le plus que l’on puisse exiger de lui, c’est qu’il transporte saboîte à exécution ailleurs, d’autant que ses condamnés ne lelâcheraient pas pour un empire !

– Quel conte me fais-tu là ?

– Eh ! songe donc, ma chère, qu’on serait capable deles rapatrier ! Pour ce qui les attend là-bas… Et puis tu neconnais pas la fatalité chinoise ! ma gracieuse compagne auxlongues épingles me l’a fait mesurer en quelques mots…

– Elle avait été condamnée à mort, elle aussi ?

– Évidemment. Elle est originaire d’une grande cité sur leYang-Kiang et elle a trompé son mari avec un Français… son mari nes’en serait peut-être jamais aperçu si, un beau jour, elle nes’était oubliée à parler français à son amant devant lui… graveimprudence… procès… peine de mort… et le plus grand supplice.Heureusement le père Kaolin passa.

– Pourquoi le Français ne l’a-t-il pas rachetée ?

– Parce qu’il était venu en Chine pour y gagner de l’argentet non pour le gaspiller avec les petites femmes…

– Mon chéri, tu te remets à plaisanter… cela vamieux ! Je te préfère ainsi. Tu m’as fait une peur enarrivant ! Alors, elle est heureuse ?

– Autant qu’il lui est possible de l’être dans sasituation. Au surplus elle trouve tout ce qui lui est arrivé trèsbien. Elle estime qu’elle n’y est pour rien ! et que les dieuxseuls savent ce qu’ils veulent ! Elle était prête à mourir,comme elle est prête à vivre, prête à se laisser martyriser sur unsigne de Kaolin. J’ai vu des photos… il y en a dans le musée dupère Kaolin et de très curieuses… Enfin, cette femme, qui étaitcomme mon guide, ne se plaignait pas ! Et cependant on lamartyrise quelquefois. Et elle reste là ! Et elle m’a faitcomprendre aussi qu’il y allait de son honneur… de son honneur decondamnée à mort ! Explique ça comme tu voudras, voilà !Il n’y a pas d’exemple qu’un seul de ces Chinois ou de cesChinoises ait essayé de s’échapper. En somme, s’ils vivent encore,c’est grâce au père Kaolin qui est plein d’attention pour eux endehors des supplices, et même pendant le supplice. Il ménage satroupe, tu comprends !

– Je deviens folle !

– Oh ! tout cela n’est rien !

– On m’a raconté que le père Kaolin a toujours prête, pourses hôtes, ce qu’il appelle une séance de bambou. As-tu assisté àune séance de bambou ?

– Oui, et je dois dire que la chose s’est passée assezdécemment, selon la mode chinoise qui veut que la femme reçoive lebambou, non sur la peau nue, mais sur sa robe. Tout de même on arelevé la malheureuse à moitié morte, elle n’avait pas poussé uncri !

– Quand nous sommes remontés sur le pont, c’était le tourdes numéros exceptionnels. C’est là que nous avons eu la séance debambou… et puis une jeune femme, assez jolie ma foi, une Mongole,toute petite, s’est assise tranquillement sur une chaise au milieude nous et a reçu cent cinquante soufflets, pas un de plus, pas unde moins ! On les comptait… c’est le tarif moyen, paraît-il.Il y avait deux gifleurs, un à droite, l’autre à gauche, un premiersoufflet renversait à gauche la figure de la malheureuse, mais lesecond gifleur, d’un autre soufflet, la lui ramenait vivement àdroite, et ainsi de suite avec un rythme, une vitesse croissante.Les gifleurs paraissaient jouer à la pelote avec la tête de lavictime et tout cela en musique.

« – Venez ! venez ! me disait ma compagne… çan’est pas très intéressant !… Venez voir lelynchii !… On a sonné pour lelynchii !

« – Qu’est-ce que c’est ? demandai-je, que lelynchii ?

« – C’est le supplice par dépècement lent ». Alors, çac’est amusant ![1]

« Elle me poussa ou plutôt nous fûmes poussés devant uneporte au-dessus de laquelle on pouvait lire :« Attention ! vous sortirez de là la languecoupée ! »

« J’eus tout de même la force de faire un mouvement enarrière… c’est alors que ma compagne m’expliqua, toujours avec sonsourire d’enfant, que l’on ne toucherait pas à ma langue, maisqu’il vaudrait mieux pour moi qu’elle fût coupée si je devais m’enservir en sortant de là, pour raconter ce que j’y auraisvu !

« Mais je ne voulais pas voir ! non ! non !je sentais bien que je ne devais pas voir cela ! mais jesentais aussi que l’on ne m’avait amené là que pour le spectaclequi était derrière cette porte…

« – Vous ne savez pas ce que vous perdez ! exprima monguide de sa voix angélique. Les quelques personnes qui sont avecvous ont payé des sommes énormes pour voir cela ! mais vous,vous avez un fauteuil pour rien !

« Comprends-tu, Thérèse ? j’avais un billet defaveur ! Il y avait un rideau au fond du couloir… un rideau develours rouge… et devant ce rideau, une petite table garnie depetits instruments en nickel et de boîtes à couteaux. Ainsi, aumusic-hall, sont apportés les accessoires avant l’arrivée desjongleurs. Le voilà, le jongleur… C’est le père Kaolin lui-même. Ilest vêtu d’une robe de soie magnifique, mais il a retroussé sesmanches… Il salue : « Mesdames et messieurs, vous allezassister à une séance de lynchii, telle qu’elle estpratiquée en Chine depuis la plus haute antiquité. C’est unsupplice excellemment national et qui porte toujours sesfruits ! » Ce Kaolin, ma chère, est un grand savant, unpolyglotte aussi… et il parle français comme un universitaire. Sesdiscours sont pleins d’enseignement.

« Il s’est retourné et, sur un geste, le rideau est tirépar un autre Chinois, une espèce de géant. Cette fois, un cri sourds’échappe de ma gorge en feu : « LaTaupe ! »

« – Taisez-vous si vous tenez à la vie !… me soufflama compagne.

– La Taupe était à côté de toi ?

– Non ! En face ! En face !… au fond de lascène, accrochée à une espèce de treillis de fer, les bras en croixet nue jusqu’à la ceinture, les jambes habillées d’une culotte desoie, car, m’expliquait ma voisine, la décence ordonne que la femmecondamnée à mort meure en culotte… J’avais reconnu la Taupe, malgréle masque qui lui barrait le visage. Sa tête pendait sur sapoitrine, mais ses yeux étaient entrouverts. On avait dû, suivantl’usage, lui faire avaler une bonne dose d’opium.

« Le père Kaolin prit tout de suite la parole et nousexpliqua les beautés historiques et scientifiques dulynchii. « C’est un supplice à réveiller unmort », nous dit-il. Voilà une dame que l’opium a rendue à peuprès inconsciente. Mais vous allez l’entendre tout à l’heure !Chez nous, cependant, il y en a qui vont quelquefois jusqu’au boutsans crier et sans opium, mais il ne faut pas trop demander à lajeune civilisation occidentale.

« Là-dessus, il prit des mains de l’aide ses petitsinstruments de chirurgie et, tel un professeur de faculté penchésur la table d’opération, il annonça en quelques phrases brèves lestravaux auxquels il allait se livrer. Je l’entendais toujoursdire : « Premier temps… Excision des muscles dela face antérieure du bras gauche »[2] Ah !ce fut proprement fait ! La chair venait au bout de sespinces, comme du ruban ! « Deuxième temps :Idem pour le bras droit ! » Je te jure ! Je tejure qu’il a dit : idem ! « Troisièmetemps : Ablation par deux incisions demi-circulaires dusein et du muscle pectoral gauches… » Quatrièmetemps : idem pour le côté droit ! Ah !idem ! idem, ce idem me paraissait plus horrible queles horribles cris qui sortaient de la gueule de la Taupe ! Tune penses pas que je vais t’en dire plus long ! Imagine toutce que tu voudras avec cela ! Le cri de la douleur, cettepauvre chair qui se tordait sur cette grille de fer… la grimaceinfernale de visage masqué, le sang de la victime, la parfaitesérénité de l’opérateur, la figure de brute indifférente de l’aide,et moi, moi qui m’étais soulevé, qui voulais me réveiller,sortir de ce que je croyais être la prison du plus épouvantable desrêves, les mains brûlantes qui me rasseyaient, et ces voix atrocesderrière moi qui protestaient contre moi, contre moi quitroublais la représentation :

« Assis ! assis ! » La plus enragée étaitRikiki, qui était si amie avec la Taupe !

« Et, pendant ce temps, le père Kaolin, impassible,continuait le dépècement selon le rite.

« On m’emporta. Par quel miracle me retrouvai-je, quelquesinstants plus tard, hors de cette abomination et l’esprit à peuprès lucide… si bien, ma foi, que je me mis à rire devant macompagne. J’étais assis sur des coussins à côté d’elle… J’avaisrêvé ! Sûrement, j’avais rêvé. Avec la drogue, on peut allerbien loin dans le rêve.

« Et maintenant je voulais partir. Du reste, j’avaistoujours voulu partir… Tout à coup, j’eus une peur nouvelle, et jem’écriai :

« – On ne va pas me garder ici ?

« – Non, non, ne craignez rien. On vous reconduira chezvous. Venez, puisque vous voulez déjà me quitter. Par ici, parici.

« Je dus me baisser pour passer sous une porte très basse.J’entendis aussitôt quelque chose qui se refermait derrière moi etje fus plongé dans l’obscurité la plus complète. J’eus en mêmetemps la sensation que la Péniche s’était arrêtée. Puis ma prisonoscilla. Je m’appuyai au mur. Je retirai aussitôt ma main : cemur était concave et glacé !

« Je touchai encore pour savoir. Mes mains glissèrent surles parois, et toujours cette concavité, ce froid ! Mais,mais… c’était du verre ! J’étais dans une prison deverre !… dans une bille de verre !… Pourquoi m’avait-onenfermé dans cette extraordinaire cellule ?

« Tout à coup, je sentis qu’autour de moi, l’atmosphèrefraîchissait… tandis que ma prison semblait se dérober sous moi, etla lumière verte réapparut, non dans ma cellule mais hors de macellule ! Et je fus alors tout à fait sûr que j’étais dans uneboule de verre, une énorme boule de verre épais toute cerclée decuivre et que cette sphère transparente dont le fond était occupépar un étroit parquet et un banc circulaire, plongeait peu à peudans l’élément liquide…

« D’un mouvement lent et régulier je descendais dans lefleuve[3] . Et les ampoules électriques, autour dece singulier globe, éclairaient d’une lueur sinistre les ondesremuées…

« Or, je ne descendais pas seul dans le fleuve…« La Taupe » y descendait avec moi ! ou tout aumoins ce qui restait de la Taupe ! Elle coulait tout droit,les pieds réunis par un poids qui l’entraînait à sa dernièredemeure !

« On lui avait enlevé son masque… Elle me regardait avecdes yeux épouvantables et ses bras et ses mains qui n’étaient plusqu’une plaie semblaient me faire des signes, comme si elle mereconnaissait et comme si elle me suppliait de l’accompagnerjusqu’au bout de son voyage liquide ; sa perruque roussemontait en flammèches ou se tordait autour de son fronttragique.

« Le plus horrible était que, malgré tout, elleriait, la bouche ouverte, énorme comme dans un masque decomédie. Sa poitrine n’était plus que deux trous, sa poitrinequ’elle comprimait la veille encore avec désespoir… Le couteau dupère Kaolin l’avait débarrassée de cet encombrement, l’avaitproprement mise à la mode du jour. Elle glissa dans de hautesherbes derrière lesquelles elle avait l’air de jouer àcache-cache ! Elle s’enfonça ! elle pénétra dans un limonqui commença de la dévorer. Ma prison de verre, contre la paroi delaquelle j’appuyais un front que recommençait à brûler la démence,s’était arrêtée… je m’arrachai de cette glace, avec un cri, commesi j’y avais laissé un lambeau de ma chair…

« Et je tournai sur moi-même, comme un fou ; alors, jevis… je vis que la Taupe ne serait pas seule dans cette oasis…Ah ! elle aurait de la compagnie ! elle aurait de lacompagnie. Le limon mouvant laissait encore passer des restes deformes humaines : des torses, des têtes aux orbites vidées, unbras… et… écoute ! écoute, Thérèse !… jusqu’au derniermoment – car ma sphère remontait d’un mouvement lent, oh !trop lent ! – je ne pus détacher les yeux d’un long grandcorps, qui n’était encore pris par le lit du fleuve que jusqu’auxgenoux et qui dressait vers le haut des eaux des bras désespérés,des bras qui appelaient encore au secours !… et ce corpssemblait encore tout frais… et… et sa figure, que j’apercevais deprofil, mais dont l’image tremblait et ondulait dans le remous del’eau… j’ai cru, j’ai pensé le reconnaître, je ne pourrais rienaffirmer. Tout de même ! Il y était peut-être, ily était peut-être ! lui… Martin l’Aiguille ! celuique l’on appelait le beau Godefroi et que l’on recherche en vaindepuis deux jours. Enfin, n’importe ! Si je ne l’ai pas vu,lui, je peux dire maintenant que j’ai vu le cimetière deM. Legrand !

– C’est atroce ! murmura Thérèse.

– Il n’y a pas de mots pour dire ce que c’est.

– Et après ? après ?

– Eh bien ! Je me suis retrouvé devant la petite portebasse. On m’avait ramené à bord. Je bondis hors de mon cercueil deverre, en gémissant comme un enfant, je retrouvai ma petiteChinoise qui me prit dans ses bras et me raconta des histoires debrigands de son pays, en me caressant les joues et en penchant surmoi son sourire de poupée. La Péniche avait pris le chemin duretour. Jusqu’où étions-nous allés ? Dans quel coin, dans quelrepli marécageux du fleuve élargi, les pieds dans la vasedévoratrice, flottaient, pour quelques heures encore, les cadavresde M. Legrand ? Deux heures qui me parurent longues commedes siècles se passèrent bien ainsi. Enfin j’eus le droit detraverser un corridor au bout duquel on entendait une sourde rumeurde râles – douleur ? volupté ? – qui pourrait dire ?qui pourrait dire ? Je surgis sur le pont désert. Plus rienque les lanternes têtes de mort aux yeux verts qui se balançaientpour moi seul. Pourquoi cette solitude ? Où étaient lesautres ? Enfin, on arriva. La petite Chinoise réapparut pourme souhaiter bon voyage et un serviteur me guida hors de la tenteet m’aida à gagner la berge d’Auteuil où les taxis attendaient leretour des invités de cette soirée de gala. Je sautai dans un taxien donnant mon adresse… Et voilà…

Sa tête pâle, sur son oreiller, était belle et funèbre… Thérèsel’embrassa. « Maintenant, c’est fini ! Maintenant tusais ! Il fallait que tu saches ! Dors, monchéri ! »

– J’ai peur de dormir ! Surtout, surtout, n’éteins pasla lumière.

– Quelle épouvante ! Tout ce qui nous vient de là-bas,vois-tu, est à base d’épouvante. Et ils ne reculent devantrien ! M. Legrand n’est si puissant que parce qu’ilreçoit sa puissance de ceux qui veulent rebâtir le monde surl’épouvante ! C’est lui qui est chargé de distribuer la bonneprébende ! On commence à compter ceux qui ne touchent pas.Mais si puissant soit-il, M. Legrand aura sonmaître !

– Tu veux rire ! Il est déjà trop tard !Qui ? Un Roger Dumont ?

– Mon petit Daniel, j’ai une commission à te faire… J’ai vuton père cet après-midi…

– Où ?

– Au château… Il y est venu avec ton frère.

– André ? Qu’est-ce que tu me racontes-là ! Aprèsle scandale du moulin, je croyais qu’on l’avait fichu à laporte !

– Toute la famille les a admirablement reçus ! Jusqu’àcette pauvre madame, qui était encore bien faible, mais qui a tenuà voir tout de même ce bon M. Barnabé… Dame ! mon petit,sans doute pour le remercier de ce qu’André lui a ramené safille !

– C’est inimaginable !

– Attends-toi à d’autres surprises… Il est sorti de chezmadame, radieux, le bon M. Barnabé. Il m’a dit :« Thérèse ! il faut bien aimer madame ! Elle est sibonne ! » Je le laissais dire. Au bout d’un instant, ilajouta : Vous devez voir Daniel ce soir !

– Comment savait-il ?

– Oh ! il sait tout, le bonhomme ! Ce n’est paspour rien qu’il a à l’U. R. B. et ailleurs son petitsystème d’espionnage. Et puis, il avait peut-être été précédemmentrenseigné par Spartacus ! Enfin, il m’a dit :« Vous devez le voir… et vous devez l’avertir que jel’attends demain, à trois heures, à l’U. R. B., sansfaute ! »

– Je n’irai pas ! protesta Daniel. Il saitcertainement que c’est moi qui l’ai cambriolé…

– Tu ne l’as cambriolé, mon petit, que parce qu’il l’avoulu ! Vas-y donc ! Il t’attend ! Il a quelquechose de très important à te dire.

Et comme Daniel hésitait encore, elle ajouta :

– Obéis ! Songe au cimetière deM. Legrand !

Daniel se redressa comme galvanisé. Son père commençait àprendre dans son esprit des proportions, des proportions !

– Qu’est-ce que tu racontes ? Ce n’est tout de mêmepas lui qui est le gardien du cimetière deM. Legrand ?

– Possible, mais je sais, de source sûre, qu’il est aumieux en ce moment avec M. Legrand ! Ce qui n’empêcherapas qu’« Il l’aura ! »

– Lui !

– « Il l’a » déjà !

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