Les Mohicans de Babel

Chapitre 22FIN DU DIMANCHE DE M. BARNABÉ

Le matin de ce dimanche-là, il y avait eu conseil de cabinet auministère du Trésor. Ministres et sous-secrétaires d’État enétaient sortis assez mornes et n’avaient répondu que par desphrases très vagues aux questions pressantes des reportersparlementaires. Ceux-là mêmes de ses membres, qui n’auraientpeut-être jamais connu l’orgueil et les avantages du pouvoir sansle geste de Lauenbourg, qui les avait groupés autour de lui enprenant la présidence du conseil, ne lui apportaient plus qu’unconcours des plus passifs.

D’autres osaient n’être plus toujours de son avis et – ce quiétait le plus grave – parmi ces autres-là, il fallait compter saprincipale créature, le ministre de l’intérieur, Baruch. C’est quele danger devenait plus pressant que jamais. Les scandales dudernier procès avaient soulevé une tempête dans la rue où lesligues ne cessaient de manifester et de livrer bataille à unepolice trop brutale ou trop peu sûre. En province, la ligueantiparlementaire continuait à gagner du terrain. Il y avait mêmeeu de graves conflits à Lyon, Rouen, Bordeaux. Dans cette dernièreville, on avait vu un moment sur une première barricade, devant leGrand-Théâtre où Claude Corbières venait de faire une conférence,le nouveau héros populaire qu’avait rejoint, pour ne plus lequitter, Sylvie Lauenbourg. Elle était partout à ses côtés. Del’avis de tous, la situation de Milon devenait, de ce fait,impossible.

Après lui avoir donné tous les pouvoirs, les plus compromis,puisqu’il n’avait pas su les sauver, le considéraient maintenantcomme un gêneur.

Baruch, un soir où il dînait avec quelques amis politiques trèsintimes dans un cabinet particulier de la place de la Madeleine,avait dit le mot : « S’il consentait àdisparaître, les Turmache, Tramp et Hockart qui nous guettentn’auraient plus de raison d’être ! Et la ligue qui fait tantde tapage n’aurait plus qu’à se taire.Mlle Lauenbourg, qui paraît sublime à quelques-uns,deviendrait odieuse, Lauenbourg tombé. »

S’il consentait à disparaître ! Ils ne pensaienttous qu’à ça !

Mais il ne l’ignorait pas, et il leur faisait passer des heuresterribles, dans le secret de son cabinet, montrant ses armes, dontil saurait les frapper, avant de périr.

Les journalistes attendirent en vain, ce dimanche-là d’êtreintroduits auprès de « M. le Premier », après leconseil.

Il était sorti du ministère par une porte de derrière et s’étaitfait conduire chez lui.

Arrivé dans son appartement, il se jeta sur un fauteuil. Labataille qu’il venait de livrer aux hommes de son gouvernement àlui, de son grand ministère, à de vieux amis commeBaruch !… oui… Baruch lui-même le lâchait. Il était exténué,épuisé, crevé !…

Il les avait matés une fois de plus, avait sorti sa foudre… maisça ne pouvait durer longtemps !

Lâché partout le monde… lâché par la politique… lâché par safamille… mieux que cela : trahi par elle, et comment !…par sa fille qui lui portait le coup le plus terrible, par sa femmequ’il sentait complice de sa fille et qu’il était obligé de tenirprisonnière au château des Romains !… sa femme qu’il adoraitet qu’il exécrait en même temps pour tout ce qu’elle aurait pu luidonner, pour tout ce qu’il n’avait pas su lui prendre !…quelle détresse !

Milon-Lauenbourg, l’homme le plus fort in the world,comme il se définissait souvent, se mit à pleurer comme unenfant.

Si Milon n’avait été qu’un colosse abattu, peut-être sondésespoir n’eût-il point connu de larmes, mais c’était aussi unamoureux sans consolation et c’est ce qui faisait sa ruine moinsimposante que pitoyable. Et si, dans ses luttes sans merci et sansscrupule contre les hommes, nous avons perdu quelquefois de vue lamisère de l’époux, c’est qu’elle avait passé au second plan. Ildominait par ailleurs avec ivresse et avec d’autant plus deférocité.

Mais voilà que toute domination lui échappait et, comme lesoldat frappé qui appelle sa mère, il tournait les bras vers laseule image qui eût pu le consoler de la perte de son vasteempire.

Il résolut d’aller trouver Isabelle. Il faudrait bien qu’ellel’entendît ! Elle avait été impitoyable dans le châtiment,mais c’est peut-être qu’il n’avait jamais su implorer sa pitié. Cen’était pas une méchante femme. Elle haïssait le tyran. Elle feraitpeut-être grâce à la pauvre chose qu’il était devenu.

Il se traînerait à ses genoux… ses genoux !… sentir dansses bras tremblants ses genoux !…

Il n’y avait plus que cela qui comptait.

Il arriva au château des Romains vers les 10 heures. On nel’attendait pas. Il demanda que l’on prévînt madame. Nounou fitrépondre que Madame s’était retirée de bonne heure dans sa chambreet qu’elle reposait.

Il fit venir Nounou. Il lui ordonna de réveiller sa maîtresse.Ce qu’il avait à lui dire ne souffrait aucun retard. Il fut frappédu trouble de Nounou.

– Tu mens ! lui jeta-t-il ; ta maîtresse nerepose pas !

Et la rejetant de côté, il pénétra dans l’appartement. Il frappaà la porte de la chambre. Ne recevant pas de réponse, il ouvrit. Uncertain désordre régnait dans la pièce, désordre que Nounou étaitsans doute en train de faire disparaître quand il était arrivé.

Il pénétra dans le boudoir. Des robes du soir étaient encoreétalées, des lingeries intimes, des bas, des souliers, et, sur latable de toilette, les boîtes à poudre, les flacons étaient encorecomme on les avait laissés…

Atrocement pâle, il se retourna sur Nounou qui était restéetremblante où il l’avait jetée.

Il la ramena d’une étreinte brutale à lui briser le poignet aumilieu de ce désordre :

– Ta maîtresse est sortie ! Tu vas me dire où elle estallée !…

Nounou était aussi pâle que lui.

– Je vous jure que je ne sais pas. Madame ne me dit jamaisrien !… Madame me dit : « Habille-moi », et jel’habille.

– Très bien ! c’est une habitude qu’elle a de sortircomme cela, le soir ?

– Oh ! non, monsieur… ça lui est arrivé deux ou troisfois… le reste du temps elle vit si retirée ici !… elle nereçoit jamais personne !… elle ne dit pas trois mots dans lajournée. Si elle est allée une fois ou deux, le soir, chez des amisdans les châteaux des environs, il ne faut en vouloir à madame…

Il secoua la pauvre vieille comme un prunier : « Si tune me dis pas où elle est allée ce soir, tu ne sais pas ce quit’attend ».

– Mais monsieur peut me tuer !… je jure à monsieur queje ne le sais pas.

C’était peut-être vrai. Il y avait même beaucoup de chances pourque ce fût vrai.

Il lâcha Nounou, descendit en trombe, fit venir le concierge.Tous les domestiques tremblaient.

– Madame est sortie ! et vous le savez bien !… Jene sais pas à qui vous êtes tous vendus, ici, mais votre affaireest bonne ! et je me charge de la régler… Barnabé aura de mesnouvelles, lui aussi !

Le concierge eut une protestation timide : « MonsieurBarnabé nous a passé la consigne : nous savions que madame nedevait pas quitter le château ! »

– Alors, pourrais-tu me dire où elle est allée cesoir ?

– Mais nous ne l’avons pas vue sortir !… Mais je n’aiouvert la grille que pour monsieur, et toutes les autos sontlà !…

Il courut aux garages. C’était vrai. Toutes les autos étaientlà.

– Si madame est sortie, fit le concierge, elle n’a pupasser que par la petite porte du parc… si elle en avait laclef…

La fureur de Milon était telle qu’il en oublia toute pudeur danscette enquête conduite devant les domestiques. Il dit touthaut : « Elle n’est pas sortie à pied en toilette desoirée ! »

Il ne s’en dirigea pas moins vers la petite porte à laquelle leconcierge avait fait allusion. On la lui ouvrit. Mais là, rien nele renseigna. La route s’allongeait toute blanche et sèche, sous lalune. Si on était venu chercher sa femme en auto, ce n’était pas laroute qui eût pu le lui dire.

Il revint au château, agitant dans son cerveau dix projets. Lanuit ne se passerait pas sans qu’il sût où sa femme pouvait allerse distraire !… Il la croyait accablée sous les coupsqui frappaient sa maison… et elle courait les soirées dans leschâteaux des environs… et, naturellement chez des gens qui nedevaient pas être ses amis, à lui, Lauenbourg, mais des amis deCorbières et de sa traîtresse de fille…

Ah ! il était encore plus lâche qu’il ne le croyait !…Ceci le ramenait encore à la politique. Pas une seconde le soupçonne l’effleura que sa femme pouvait le tromper. Souvent elle s’étaitcruellement jouée de lui, mais c’était une honnête femme.

Comme il venait de rentrer au château, ne sachant encore à quoise résoudre, le concierge accourut à nouveau :« Monsieur ! il y a là un homme qui demande à parler àmonsieur tout de suite. Je voulais le renvoyer, mais il m’a affirméque monsieur le recevrait tout de suite quand il saurait sonnom. »

Et il tendit à Lauenbourg une enveloppe fermée que l’autredéchira. Une carte. Un nom : « Roger Dumont ».

En d’autres circonstances, Lauenbourg eût pu croire à uneplaisanterie. Il eut tout de suite le sentiment que cetteincroyable visite se rapportait aux événements de cette nuit. Ildonna l’ordre d’introduire.

Le Norvégien entra. D’abord, Lauenbourg ne le reconnut pas, maisil dut se rendre à l’évidence quand Roger Dumont, de cette voix unpeu triste et monotone et toujours si déférente, lui dit :« Je sais, monsieur le Premier, que vous me faites chercherpartout où je ne suis pas. Vous me trouverez, monsieur le Premier,partout où je puis vous servir et c’est pourquoi je suis ici cesoir ! Je regrette ce qui s’est passé et je crois qu’il esttemps que vous le regrettiez autant que moi ! Notre alliancetelle que je l’avais imaginée nous eût rendus invincibles. Au lieude cela, je me vois obligé de me déguiser honteusement, mais, touttraqué que je suis, j’oserai dire la vérité en face à M. leministre. Il l’est au moins autant que moi ! Nos ennemis àl’un et à l’autre sont à la veille de triompher. Rien cependantn’est encore perdu si vous consentez à m’écouter. Je suis venu pourvous instruire des coups qui vous frappent et de ceux que l’on vousdestine. Le plus urgent est d’y parer. M. le ministre a trouvéson plus cruel ennemi dans sa famille. MaisMlle Lauenbourg, croyez-moi, n’a pas été la plusterrible. Sa mère, monsieur le ministre, voustrompe ! »

– Comment ! elle me trompe ! sursauta Lauenbourg.Qu’entendez-vous par là, Dumont ?

– Tout ce que vous pouvez imaginer. Elle voustrompe !… et cela avec un homme qui a toute votreconfiance et qui est la source de tous les maux dont voussouffrez !…

Lauenbourg s’était levé, hors de lui.

– Tu vas me dire son nom !

– Vous ne me croiriez pas !… Je vais vous le fairevoir, c’est mieux !

– Quand ?

– Tout de suite !…

– N… de D… ! Dumont ! Vous savez où elle est cesoir, vous ?

– Je vais vous y conduire. Laissez-moi monter à côté devotre chauffeur. J’arrêterai l’auto à temps… et je vous jure quevous les pincerez en flagrant délit ! Mais attention, monsieurle Premier, pas de bêtises. La partie n’est encore belle qu’autantque vous la dominerez !… Vous êtes toujours armé, donnez-moivotre revolver !…

Lauenbourg était terrible à voir. Il avait les yeux injectés desang. Cependant, il donna son revolver.

Roger Dumont le prit et le mit dans sa poche :« Allons ! »

L’auto s’arrêta en plein champ, au carrefour de deux chemins,derrière une haie.

Roger Dumont descendit. Lauenbourg était déjà près de lui. Ilsmarchèrent cinq minutes en silence.

Sur leur gauche, l’Oise apparaissait de temps à autre en plaqueslumineuses. Roger Dumont arrêta Lauenbourg et lui montra quelquesbâtiments.

– C’est là l’hôtel où ils ont rendez-vous. Voilà ce quevous devez faire : vous allez pénétrer dans la cour, prèsd’une tonnelle, vous trouverez un petit escalier. Vous monterez aupremier étage, dans le couloir deuxième porte à gauche. C’est là.Et surtout ne vous étonnez de rien. Quoi qu’il arrive, soyezpatient. Si une domestique vous arrête, vous passerez endisant : « Je suis attendu ». Ne vous occupez pas demoi ; je veille, je serai derrière vous quand il lefaudra !

Lauenbourg gagna « l’hôtel » à grands pas. Il fut dansla cour, il vit l’escalier. Mariette se présenta à lui, ildit : « Je suis attendu !… » Il se trouva enface de la seconde porte qu’on lui avait indiquée.

Brusquement, il l’ouvrit et la referma derrière lui. Là, il futbien étonné… personne !…

C’était une salle de consommation quelconque, sur les tables delaquelle traînaient encore des bouteilles et des verres à moitiépleins. Il pensa : « J’ai dû me tromper !… »mais il se rappela que l’autre lui avait dit :« Soyez patient ! » et tout d’abord, iln’avait pas très bien compris cette recommandation. « Soyezpatient » signifiait sans doute qu’il verraitsûrement tout à l’heure. Voir quoi ?… Sa femme en tenue degala, dans cette salle ignoble ?

C’est là qu’elle donnait rendez-vous à son amant ?

Il comprenait de moins en moins : « Je me demande sije ne vais pas devenir fou ! »

Il s’avança vers la fenêtre qui était fermée, il l’entrouvrit…il regarda dans la cour, prudemment, sans se découvrir… Cette courétait pleine d’autos et d’autos de grand luxe… Dans cette modesteauberge… qu’est-ce que cela signifiait encore ?… Son regardfit le tour des bâtiments, à droite, à gauche… rencontra lepavillon de peintre en face et… et alors voilà que, brusquement,dans sa mémoire, un souvenir jaillit… un joyeuxsouvenir…

Mais oui !… mais cette auberge, il la reconnaissait… il yétait déjà venu en plein jour… et ce pavillon !… il ne pouvaitse tromper… Ah ! il le connaissait bien le pavillon !…c’était le pavillon de M… de ce bon M. Barnabé… de ce bon cocude M. Barnabé…

Ah çà ! mais qu’est-ce qu’il était venu faire ici, lui,Lauenbourg, ce soir ?… en face du pavillon deM. Barnabé ?…

Surprendre sa femme ?… avec qui ?

Voyons ! voyons !… certaines paroles de RogerDumont : « Si je vous disais avec qui, vous ne lecroiriez pas ! » Ah ! ça ! mais, parexemple !…

Il eut un rire idiot… mais il étouffait… il ouvrit la fenêtretoute grande.

En face, dans l’atelier, aux vitres éclairées, un rideau futdéplacé.

Ah ! ses yeux ne quittaient pas ce vitrage diabolique oùl’ombre de M. Barnabé venait d’apparaître. Et le rideau venaitde se refermer mais pas avant que lui, Lauenbourg, n’eût letemps d’apercevoir une haute silhouette, à demi dévêtue…

Il tourna sur lui-même, se raccrocha au mur, rugit, bondit horsde la pièce… traversa la cour comme une flèche, ne s’étonna mêmepoint que la porte du pavillon cédât tout de suite sous sa poussée,n’entendit pas le galop derrière lui de deux hommes qui accouraientsur ses talons. Mais quelle que fût leur précipitation, RogerDumont et Daniel arrivèrent trop tard. Un coup de feu avait déjàfait son œuvre quand ils se saisirent de l’arme avec laquelleMilon-Lauenbourg venait de tirer sur sa femme, car Roger Dumontignorait une chose, c’est que le Directeur de l’U. R. B.avait deux revolvers sur lui.

La malheureuse gisait maintenant au pied de la table, lapoitrine en sang ; sa main s’accrochait encore à la nappe oùles reliefs d’un souper d’amoureux traînaient à côté du seau àchampagne. Ses belles jambes, gantées de soie d’or, comme lesaimait M. Barnabé, s’étalaient dans l’impudeur de lamort. L’agonie de la malheureuse avait été rapide, celle deLauenbourg commençait. Il râlait de douleur et d’horreur. S’ilétait désarmé, M. Barnabé en face de lui ne l’était pas. Etc’est le revolver en main que le bonhomme s’avança pour luidire : « Tu as eu tort de tuer ta femme, je l’aimaisbeaucoup !… mais tout de même, je ne suis pas fâché que tuaies vu ça ! »

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