Les Mohicans de Babel

Chapitre 4LA VENGEANCE D’UNE FEMME

En sortant des salons, Claude pensa tout à coup que Sylviepourrait bien courir quelque danger si la bagarre annoncée par Cœurde Lion se produisait au cours de la fête. Cette pensée lepoursuivit si bien qu’il ne put se résoudre à quitter tout de suitel’hôtel. Se rappelant l’émotion profonde qui s’était emparée de lajeune fille, à la suite de leur entretien, et la brusquerie aveclaquelle elle l’avait laissé pour rentrer dans les appartements, ilespéra qu’elle avait regagné sa chambre pour ne plus en sortir. Etil chercha où pouvait bien se trouver l’appartement de Sylvie.

En tournant l’angle de l’hôtel, il aperçut soudain la silhouettequ’il cherchait, penchée à une fenêtre ouverte et dans une attitudedes plus mélancoliques. Elle avait tressailli au bruit de son paset sans doute avait-elle deviné que celui à qui elle pensait avecune ardeur si désespérée avait entendu le muet appel de son cœur,car elle ne parut nullement étonnée de reconnaître Claude.

Il s’avançait alors imprudemment sous sa fenêtre, dans la clartéétroite que la lumière venue de l’étage découpait sur le gravier del’allée. Il est vrai que, de ce côté de l’hôtel, le parc étaitdésert.

Sylvie, encore sous le coup de sa dernière scène avec sonamoureux, fut persuadée que celui-ci, cédant à sa prière et à seslarmes, venait l’arracher à un milieu qui lui était devenu odieux.Elle savait de quels désastres était faite la fortune de son pèreou elle les devinait. Quelques propos surpris avaient achevé de larenseigner.

Elle aimait beaucoup sa mère, mais ne la comprenait pas.

Comment celle-ci pouvait-elle supporter les trahisons de Milon,comment acceptait-elle qu’il lui infligeât la présence, chez elle,de ses maîtresses connues de tout Paris. Si c’était là del’héroïsme, Sylvie était bien décidée à ne jamais le pratiquer.

Si sa mère souffrait une si grande misère par pur amour pour safille, eh bien ! Sylvie, en disparaissant, la sauverait de soninutile héroïsme. Sylvie partie, sa mère pourrait partir à sontour !

Claude s’était encore rapproché.

– Sylvie, lui jeta-t-il d’une voix sourde, restez dansvotre chambre, enfermez-vous !…

Il n’eut pas le temps d’en dire davantage. « C’estentendu ! » lui répliqua-t-elle hâtivement et ellereferma sa fenêtre après lui avoir fait un signe lui commandant des’écarter. Sans doute quelqu’un – Mme Lauenbourg,peut-être – était rentré chez elle.

Il s’éloigna, rassuré. La nuit était belle, quoique obscure. Unciel sans lune troué d’étoiles. Il résolut d’aller à pied jusqu’aurestaurant de la Cascade où il trouverait une auto pour rentrerchez lui.

Claude n’avait pas plus tôt quitté les derrières de l’hôtel que,d’un taillis qui donnait en face des fenêtres de Sylvie, deuxombres se détachèrent. Après quelques mots échangés, les deuxhommes se séparèrent. L’un s’enfonça dans le parc, l’autre regagnales salons. Sur le seuil, il rencontra le personnage falot de RogerDumont qui semblait l’attendre.

– Eh bien ? questionna Dumont.

– Tout va ! lui répondit à voix basse DanielTernisien. Une chance… Il est allé lui parler sous sa fenêtre, etmaintenant il est parti.

– Nos hommes sont là ? demanda encore RogerDumont.

– Ils viennent d’arriver.

– Parfait !… Méfiez-vous de Cœur de Lion. Le voilà aumieux avec Corbières.

– Bah !… c’est un grand enfant que l’on manœuvre commeon veut.

Les deux hommes se séparèrent. La fête maintenant battait sonplein. Un jazz endiablé finissait d’exalter les couples quidansaient, pressés les uns contre les autres. On entendait desrires énervés. Soudain, il y eut un grand silence ; la musiques’était tue. La danseuse nue venait d’apparaître sur une petitescène au bras de Milon-Lauenbourg.

Il lui fit descendre les degrés et s’avança avec elle au-devantde sa femme qui traversait ce salon au bras de Martinl’Aiguille.

– La princesse désire vous être présentée, commença Milon.C’est en votre honneur qu’elle va danser et, ma parole, convenonsqu’elle n’a jamais été aussi belle que ce soir…

Elle n’avait jamais été non plus aussi nue. Dans l’ouvertured’un manteau royal lamé d’or, elle montrait avec orgueil – ce quen’avait jamais fait Mata-Hari qui dissimulait sous les joyaux d’undouble disque des seins défectueux – les globes d’albâtre d’unepoitrine entièrement découverte et pointant leur double fleuréclatante et fardée de pourpre.

Avec le plus joli sourire, Mme Lauenbourg laremercia et lui fit mille compliments :

– J’ai rencontré souvent chez mes cousins Martin l’Aiguillevotre tante, princesse. Quelle délicieuse personne…

– Ah ! vous avez connu la douairière…

– J’ai appris par elle – je ne vous connaissais pas encorealors, madame – ce que c’était vraiment que la vieille noblessefrançaise.

– Hélas ! nous sommes fâchés, dit la princesse. Ladouairière ne comprend pas qu’un Brignolles puisse faire de l’art.Elle prétend que c’est déchoir… qu’en pensez-vous,madame ?

– Je pense que ce serait bien dommage. Il faut être de sontemps !… Quand une petite bourgeoise comme moi n’hésite pas àmontrer sa jambe, une grande dame comme vous ne saurait déchoir enmontrant sa poitrine que vous avez fort belle, princesse… tous mescompliments…

Inutile de dire de quelles oreilles attentives cette scènesensationnelle était entourée. Quand ces deux femmes se quittèrentaprès s’être serré la main avec effusion, il n’y eut qu’un murmurepour dire qu’elle avait été admirable !… Et cen’était point de la princesse qu’il s’agissait.

Pour que celle-ci rassemblât à nouveau tous les suffrages, ilfallut qu’elle laissât tomber son manteau. Alors elle futentièrement nue, n’ayant gardé qu’un cache-sexe où brillaient d’unéclat cynique les feux de trois gros diamants. Tout le monde savaitde qui était le cadeau.

On venait d’apporter des trépieds, supports de brûle-parfumsd’où s’élevèrent des flammes bleuâtres. Quatre Hindous,hiératiques, les bras croisés, s’accroupirent. L’électricité futatténuée. Dans ce cadre improvisé, elle s’avança. Son imprésario,qui était en même temps son professeur et son « manager »et qui, toujours d’une correction glacée, ne la quittait dans aucunde ses déplacements, annonça avec un accent anglais très distingué,bien qu’il fût originaire de Vichy : La princesse va nousfaire l’honneur de nous danser ce soir : le Désir deRadha, Danse inspirée du poème de Jajdéva dont cette strophelimitera le scénario : « Amie, oh ! fais que lenoble meurtrier de Kéci entreprenne avec moi tous les jeux variésdu plaisir, avec moi envahie par le désir amoureux ; que,gravant avec ses ongles mes seins potelés au fardeau charmant, ilsurpasse les raffinements des traités d’amour, tandis que lescheveux en désordre et mes fleurs détachées, je devienne sans forcepour soutenir mon corps épuisé ».

C’était, en effet, tout un programme. La princesse le remplitconsciencieusement. Nous ne la suivrons pas dans ses exercices,depuis le moment où elle offrit dans la double coupe de ses mainssa poitrine fleurie au noble meurtrier de Kéci jusqu’au terme deses exercices où elle se laissa tomber mourante de sa voluptueusechorégraphie, sur le tapis d’Ispahan qu’on avait jeté sous sespieds.

L’art avait produit un tel effet d’anéantissement chez lesspectateurs et les spectatrices que tous en oubliaient d’applaudir.Quand chacun eut repris ses esprits, il se trouva quelqu’un pourrésumer la situation : « Mâtin ! Lauenbourg ne doitpas s’embêter ! »

Pendant ce temps, que faisait Lauenbourg ?… Ilregardait sa femme… Sa femme qui félicitait la princesserelevée par les quatre Hindous.

« Mais Isabelle est une sainte ! » ne puts’empêcher de dire Mme la générale de Millière quicertainement avait trompé son mari avec au moins autant d’entrainque Milon-Lauenbourg trompait sa femme.

– Dites une martyre, madame !…

C’était ce bon M. Barnabé qui venait de s’exprimer ainsi,et il le regretta aussitôt, car s’il ne lui était pas défendu derendre hommage aux vertus de « la patronne » il ne luiappartenait pas de porter, par cela même, un jugement préjudiciableà son maître.

En vérité, tout le monde le pensait et, ce soir-là, plus quejamais on l’admirait et on la plaignait. Telle est la comédie quese joue la société que les plus habiles s’y trompent. Dans cettemascarade tragique, tel passe pour victime qui est bourreau. Quidonc eût voulu croire, de tous ceux qui fréquentaient assidûmentles Lauenbourg depuis quinze ans, que dans ce ménage, s’il y avaitquelqu’un qui soit vraiment à plaindre, c’était Lauenbourg !Le martyr, c’était lui !…

C’est que le drame qui se jouait depuis dix-huit ans entre lesdeux époux n’avait rien de commun avec ce que chacun s’étaitimaginé.

Quand Isabelle Chabert avait consenti à devenirMme Milon-Lauenbourg, elle aimait un officier demarine à qui elle s’était promise. Lauenbourg ne l’ignorait pas. Iln’avait pu obtenir la main d’Isabelle que par un chantage qui avaitapporté l’épouvante dans la maison.

Isabelle avait vu un jour entrer dans sa chambre son père avecune figure de mort. Et voici, en substance, ce qu’il lui avaitdit :

– Ne me crois pas coupable. Tu connais mon honnêteté, jen’y ai jamais failli, mais j’ai été trompé par un confrère deprovince auquel je m’en suis remis pour l’achat considérable deterrains, à titre de remploi et dont j’étais chargé par le conseilde famille de la petite princesse de Chermont. Ces terrains sisdans le Midi ont été achetés sur mon ordre et par l’entremise de ceconfrère à un prix fort de cinquante francs le mètre ; ilsvalent en réalité quatre-vingts centimes. C’est une escroquerie dedeux millions. Je ne sais comment Milon-Lauenbourg a été mis aucourant de cette affaire, mais c’est lui qui m’a appris moninfamie. Il est impossible, en effet, que l’on puisse croire que jen’ai pas touché moi-même la forte somme, laissant tout le bénéficede cette opération criminelle à mon collègue, lequel s’est arrangédirectement et en mon nom avec le propriétaire. Le scandale estprès d’éclater. Mon collègue du Midi fuira à l’étranger sil’affaire ne s’arrange pas. Ma pauvre enfant, je n’ai plus qu’à mefaire sauter la cervelle en protestant de mon innocence !

– Et comment cette affaire peut-elle s’arranger ?demanda Isabelle.

– Par ton mariage avec Milon-Lauenbourg. Il est fou de toiet s’offre de payer. Ma pauvre Isabelle, si je t’ai parlé de toutcela, d’abord, c’est que je voulais me justifier à tes yeux, etpuis c’est que j’ai pensé qu’il était de mon devoir de te mettre aucourant non seulement pour toi, mais pour ta mère, pour tessœurs…

– Oui, en somme l’honneur de ma famille est entre mesmains. Qu’en pensez-vous, mon père ?

– Je pense, répondit en tremblant le bonhomme, queMilon-Lauenbourg est un terrible homme et que tu seras la plusmalheureuse des femmes.

– Pourquoi, papa, s’il m’aime ?

– Mais toi, tu ne l’aimeras pas ?

– Je l’aimerai peut-être un jour.

Le mariage fut éclatant.

Le soir même, le couple partait pour l’Italie. Lauenbourg avaitfait retenir un appartement dans un palace de San Remo. C’est làqu’eut lieu la première nuit de noces.

Il en sortit, ivre du bonheur, disons de la volupté qu’ils’était offerte. L’après-midi se passa en promenades. Le vieux SanRemo avec ses rues étroites, les dalles de ses escaliers, sesvoûtes, la chanson claire de ses fontaines dans les coins d’ombre,entendit les rires de M. et de Mme Lauenbourg.Milon s’amusait à jouer à cache-cache. Et Isabelle n’avait pasl’air de trouver cela si ridicule. Elle ne dérobait point seslèvres que Milon cherchait aussitôt qu’ils pouvaient se croire bienseuls. Ils rentrèrent affamés à l’hôtel.

Après le dîner qui fut servi dans leur appartement, ellemanifesta le désir d’aller au théâtre. Milon fit la moue :

– Vous n’allez pas me refuser la première chose que je vousdemande ? C’est par coquetterie, mon ami. Je voudrais mettrecette robe topaze, vous savez, que vous m’avez offerte… unemerveille.

Il voulut lui servir de femme de chambre. Elle y consentit. Cefut lui qui l’habilla. Isabelle l’entraîna en riant au Casino. Ilavait commandé qu’on leur préparât un léger souper froid pour leretour. Mais quand, rentrés, il lui eut retiré son manteau etqu’elle lui apparut si près de ses lèvres, la poitrine et lesépaules nues, il ne put y tenir et voulut l’emporter dans sesbras.

– Eh bien ! que faites-vous, dit-elle… j’ai faim,moi ! soupons !… Versez-moi un peu de champagne etcausons.

– Mon Dieu ! qu’avez-vous de si grave à medire ?

– D’abord, que je ne vous aime pas.

– Mais je n’en crois rien !… Vous ne m’aimiezpeut-être pas hier, avant-hier, mais aujourd’hui, je suis sûr…

Il voulut se rapprocher. Elle l’écarta. Il la regardait,stupéfait.

– Vous ne comprenez pas, fit-elle avec un sang-froid quiacheva de le désemparer… vous ne comprenez pas que tout est finientre nous ?

La chose était tellement énorme qu’il éclata de rire, mais sonrire sonnait faux, car il voyait bien qu’elle ne riait pas,elle !…

– Ah ça, mais, reprit-il, vous avez des façons deplaisanter…

– Je ne plaisante pas !

– Ah ! vraiment !… fit-il, après ce qui s’estpassé cette nuit !…

– Cette nuit vous a payé !…

Elle lui avait lancé cela avec une rage sauvage. Elle luiapparaissait transfigurée. Mais en Némésis aussi, elle était trèsbelle. Si bien qu’il ne voulut pas croire à son malheur.

– Isabelle, ma chérie ! vous savez bien que je vousadore !

– Il y a quelque chance à cela, fit-elle, puisque vousm’avez payée deux millions. Vous m’avez eue vierge. Moi, je suisune honnête fille. Je ne vous ai pas volé. Mais nous sommesquittes.

Alors, il essaya de plaisanter.

– Je préférerais, dit-il, la situation du maître deforges ! Au moins quand Claire de Beaulieu ferme la porte desa chambre à son mari, c’est avant la nuit de noces. Il ignore donctout du bonheur qu’il perd !… mais moi !… Écoutez,Isabelle… Je savais en effet que vous ne m’aimiez pas et jem’accuse d’avoir abusé d’une situation exceptionnelle, maislaissez-moi plaider les circonstances atténuantes. Je n’ai abusé dela situation que pour apporter le salut à votre famille, et si jen’ignorais pas, en effet, que vous avez eu il y a deux ans une… uneidylle qui vous tient encore au cœur, je le vois, rien nem’empêchait d’espérer que les soins dont je vous entourerais… mondévouement de tous les instants, mon admiration, mon amour, pourtout dire, vous feraient vite oublier…

– Vous vous êtes trompé, voilà tout, dit-elle.

– À savoir !… Je vous ai tenue dans mes bras,Isabelle !… je vous tiendrai encore…

– Jamais !

Il ricana :

– Vos lèvres, je les ai eues… elles n’étaient point demarbre !

– C’était pour mieux vous faire regretter monbaiser !…

– Vous ne me ferez pas croire que vous êtes unmonstre ! Allons, allons… j’ai eu des torts dont je nedisconviens pas, mais j’ai été assez châtié par cette scène.Cessons-la au plus tôt, je vous prie…

– Je ne souhaite qu’une chose, c’est que vous m’ayez assezcomprise pour que nous ne la recommencions jamais !…

Elle se leva. Il se leva derrière elle. Il ne se reconnaissaitplus. Lui, lui, Milon-Lauenbourg, suppliant derrière cette petitefille de notaire qu’il avait payée deux millions et qui ne s’étaitdonnée à lui que pour mieux se reprendre !…

À la pensée que, cette nuit même, pendant qu’il râlait savictoire dans ses bras, elle se disait froidement :« Demain j’aurai mon tour, je te fermerai ma porte », unflot de sang lui monta au cerveau… il ne fut plus maître de sesgestes ni de ses paroles. Il lui emprisonna brutalement lespoignets et lui jeta à la face :

– Tu te réserves peut-être pour l’Autre ?

– Non ! fit-elle en le fixant de son regard glacé.L’autre est mort ! et vous le savez bien ! Ce n’estpas pour rien que vous l’avez fait envoyer si loin…

Il desserra son étreinte. Libérée et avant de refermer sur ellela porte de sa chambre : « Il est mort, mais vous devezcomprendre enfin que toutes mes nuits, désormais, luiappartiennent ».

Un an plus tard, elle apprenait de la bouche même de son pèrequi allait mourir que l’affaire de terrains avait été montée avecune astuce infernale par Lauenbourg lui-même. Le misérable avaitbesoin d’avoir en main un notaire à tout faire, en même temps qu’ilmettait la fille du vieux Chabert dans son lit.

Sylvie venait de naître neuf mois après la nuit de San Remo…Alors, peut-être devant le berceau de leur enfant,Mme Milon-Lauenbourg se serait-elle laisséefléchir, car la folie amoureuse de Milon n’avait fait que croîtredepuis que sa femme s’était refusée. Le souvenir de son bonheuréphémère embrasait ses jours et ses nuits. Pendant un an, il avaitaccompli ce miracle, lui, le violent, le briseur d’obstacles, de sedompter, d’accepter comme un châtiment mérité son exil de lachambre conjugale. Il espérait bien que tant de soumission auraitsa récompense… et peut-être aurait-il enfin triomphé une fois deplus.

Il put le croire le jour même où Isabelle apprit du vieuxChabert les détails de sa criminelle machination. Depuis longtempselle n’avait été aussi aimable avec lui. Ce jour-là, elle se montragaie, coquette, toujours prête pour le plaisir, les fêtes, lessoirées mondaines. Elle reparut dans une société que, depuis un an,elle fuyait sous prétexte de maternité… Et il l’y conduisit, fou demontrer à son bras la beauté de sa femme retrouvée… Il put croirequ’elle faisait tous ces frais pour lui… qu’elle voulait lui faireentendre qu’il était pardonné et qu’il avait le droit d’oser.

Un soir, sur le seuil de son appartement où il l’avaitreconduite, humble et tendre, après lui avoir longuement embrasséles mains qu’elle finit par lui ôter avec un petit rire nerveux quisemblait l’encourager, il lui dit : « Bella ! »comme au premier jour de leur voyage de noces… et pas autre chose,mais ses yeux lui montraient la porte entrouverte de sachambre.

Elle lui répondit :

– Ah çà ! mais qu’est-ce qui vous prend ?

– Bella ! oh ! Bella !… (Il était plutôtpitoyable et comique à voir dans ce moment-là, le terribleLauenbourg). Est-ce que vous ne trouvez pas que vous avez été assezcruelle ?

– Mais, mon cher, j’espérais que vous vous étiez fait uneraison. Alors, vous en êtes encore là ! Ah ! mon pauvreami !

Et elle le laissa là en riant comme une folle, appelant savieille nounou : « Déshabille-moi, Nounou ! »Il regarda la porte et se demanda s’il n’allait pas la faire sauterd’un coup d’épaule ; un instant il hésita, et puis il sesauva, la rage dans le cœur, rugissant, fermant les poings, prêt àtuer.

Alors, il se mit à faire la noce. Il prit des maîtresses, lesafficha. Il se rua de plus en plus dans les affaires, avec uneaudace, une frénésie ! Tout lui réussissait. Tout pliaitdevant lui, tout était à lui. Il avait toutes les femmes qu’ilvoulait… excepté la sienne.

Que ne fit-il point pour la rendre jalouse ? C’est lui quile devint. Il se persuada qu’à l’âge d’Isabelle une femme quidéteste son mari doit le tromper. Il la fit surveiller par sapolice particulière, et il acquit la certitude qu’elle ne letrompait point.

Maintenant il ne doutait plus que tant de coquetterie fûtdirigée uniquement contre lui.

Si l’on a vu souvent dans la vie, dans le roman et au théâtredes femmes jouer le rôle classique de la coquette pour susciter lajalousie d’un mari qu’elles veulent ramener dans leurs bras, jamaisencore le machiavélisme féminin n’avait été poussé à ce degré decruauté, d’une femme qui excite les désirs de son époux pour seprocurer le suprême bonheur de tout lui refuser.

Il ne restait plus à Lauenbourg s’il voulait cesser d’être leplus ridicule des hommes, qu’à se montrer désormais tout à faitdétaché d’Isabelle, et de traiter toute cette affreuse comédie parle mépris. Il s’y appliqua. Cependant, ce soir-là, pendant que laprincesse nue dansait, c’était sa femme qu’il regardait.

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