Les Mohicans de Babel

Chapitre 19LA JOURNÉE DU 7

Cette journée commença d’une façon menaçante pour legouvernement. Les journaux de l’opposition ne mettaient plus defrein à leurs attaques. Voyant la presse des Tromp, Turmache,Hockart, si sûre d’elle dans ses accusations et réclamant unecommission d’enquête, ils emboîtaient le pas et quelquefoisdépassaient les leaders. Ils ne voulaient pas paraître moins bienrenseignés et annonçaient pour la journée du 7 le grandnettoyage.

À sept heures, une édition spéciale du Réveilparaissait avec une manchette énorme, et au centre de l’article quine laissait presque plus rien à deviner et donnait les initiales decertains parlementaires, s’étalait le portrait sur deux colonnes deClaude Corbières, qui allait porter le fardeau et avoir la gloirede l’accusation. Suivait un curriculum vitae du jeunedéputé, le rappel de ses débuts foudroyants à la tribune, le résuméde ses travaux, de ses luttes, l’apologie de son courage, de sesvertus et même de son héroïsme dans le particulier. Ici, une rapideallusion à une touchante histoire d’amour où il avait su toutsacrifier à l’intérêt du pays.

Et l’article se terminait par ces mots : « Ce sera lahonte de ceux qui ont mis la République à l’encan, d’avoir rejetéun si noble caractère et un si beau talent hors des barrières duRégime, de l’avoir poussé, par le dégoût, à la révolte contre nosjustes institutions, mais quand, avec notre appui et celui de tousles honnêtes gens qui ne lui manqueront pas, il aura, lui qui estarmé de la foudre, réduit en cendre tous les éléments impurs quidéshonorent le Parlement, nous ne désespérons nullement de ne plusvoir en France aucun antiparlementaire. »

Ici se reconnaissait l’habituelle prudence de Turmache, quiséparait nettement son parti des Ligues dont le pays tout entiercommençait à être fort agité, et la sournoise tactique de Tromp quine mettait Corbières au pinacle que pour mieux le précipiter quandil aurait rendu le service que l’on attendait de lui.

Quelques minutes après l’apparition de cette édition spéciale,hurlée par trois cents camelots, des feuilles volantes, qui étaientencore humides de la presse, annonçaient à Paris, déjà en rumeur,la mort étrange de Palafox dit (Cœur de Lion), que l’onreprésentait comme une victime de son dévouement aveugle àCorbières.

Certaines feuilles parurent avec ce titre : « Ledernier assassinat de la bande : mort de Richard Cœur deLion ! » et elles racontaient comment ce condottierequi, par son courage et la peur qu’il inspirait, mettait en couperéglée tous les profiteurs de la République, avait été amené à selier d’amitié avec Corbières. Chargé par la bande de provoquer enduel le jeune député, il avait été séduit par le rare héroïsme dela victime qui lui avait été désignée, et, le voyant seul contretous, avait trouvé plaisant de se mettre, lui, et son épée, à sescôtés. « Mais ce sont des plaisanteries que la bande nepardonne pas ! Corbières n’a pas été assassiné, mais Palafoxest mort ! »…

À huit heures du matin, l’atmosphère était créée. Le trouble,l’inquiétude, la curiosité débordaient. Dans la rue, dans lescafés, les magasins, on se passait les journaux, on échangeait descommentaires. Des groupes d’agents parcouraient la ville ou serendaient à leurs postes, obéissant à des consignesexceptionnelles. Un régiment se trouvait tout prêt à intervenirdans le jardin des Tuileries.

Les abords de la Chambre étaient gardés : pour traverser lepont, il fallait être parlementaire ou montrer des cartesspéciales ; on disait que les troupes de Versailles étaient enmarche sur Paris.

Nul ne doutait que les différentes ligues s’apprêtassent àmanifester et les gens bien informés annonçaient que la Ligueantiparlementaire allait faire sa première apparition dans larue à Paris.

Enfin, les camelots, par leurs clameurs, annonciatrices desnouvelles les plus extravagantes, chauffaient la fièvregénérale.

Au coin du boulevard Haussmann, l’énorme bâtiment del’U. R. B. était gardé par un cordon d’agents. Dans lacour, se tenait en permanence une forte escouade des brigadescentrales.

Mais c’était à la place Beauvau, devant le ministère del’Intérieur, que le mouvement était le plus intense. Un conseil decabinet devait s’y tenir, à neuf heures, que devait suivre, à onzeheures, le conseil des ministres. Toute la presse était déjàlà.

Le petit Paskin arriva. C’était l’homme du jour. On disaitcouramment que c’était lui qui avait livré le dossier à Corbièreset il ne protestait pas. À toutes les questions, ilrépondait : « Vous verrez ! vousverrez ! »

Les journalistes avaient couru, dès la première heure, à Neuillyet avaient trouvé visage de bois. Il n’y avait personne chezClaude.

On avait essayé de pénétrer jusqu’à Jacques Simon, le présidentdu conseil, ministre de l’Intérieur, un soliveau que Lauenbourgavait mis là et qui tremblait devant son ministre du Trésor, maison n’avait pu pénétrer jusque dans le bureau de son chef decabinet, Trémieux, qui traitait à l’ordinaire tous les journalistesen camarades. Les huissiers avaient la consigne la plus sévère.

À neuf heures moins le quart, les ministres commencèrent àarriver.

On s’accordait à leur trouver la figure longue. Seul, leministre des travaux publics, un jeune gaillard qui ne s’en faisaitpas, Verseau, avocat bien entendu, riait à la bousculade :« Que de monde à notre enterrement ! Mais, enfin,messieurs, attendez au moins que nous soyonsmorts ! »

Il était au mieux avec tout le monde, et depuis trois ministèresfaisait partie de toutes les combinaisons. Il n’y avait aucuneraison pour que cela ne continuât pas. Il était allé dusous-secrétariat des Beaux-Arts aux Sports, à l’Agriculture. Laprochaine fois, il serait garde des sceaux. Mais cela était moinssûr. Car la justice c’était son métier. Il était renommé pour sabelle force au poker.

Dans le grand cabinet du ministre, devant le fameux bureauhistorique, Leurs Excellences commençaient à se grouper, parlantbas. Assis à son bureau, Jacques Simon, qui avait mis ses lunettes,signait les papiers que lui présentait Trémieux, avec une attentionde myope. C’était lugubre.

Chaque fois que la porte s’ouvrait, toutes les têtes setournaient. On attendait Lauenbourg. Le garde des sceaux arriva. Iln’était pas réjouissant à voir. On le questionna. Il ditsimplement : « Messieurs ! mon procureur de laRépublique m’a annoncé qu’il assisterait à la séance cetaprès-midi ».

Ces paroles sonnèrent comme un glas. Nul n’ignorait queM. Viennet, le Procureur, était au plus mal avec Lauenbourg,lequel, au détriment de Viennet, avait fait nommer procureurgénéral un ami de lycée de son frère, Arthur Bailly. Ce Bailly,grâce à l’appui de l’U. R. B., avait bénéficié, depuisdeux ans, d’un avancement scandaleux. Le Viennet n’avait pasprotesté, mais il attendait sa revanche. On pouvait tout luidemander contre les Lauenbourg. Il les eût arrêtés de sa main. Àneuf heures un quart, le ministre du Trésor n’était pas encorearrivé. On commençait à manifester quelque impatience.

Enfin, il y eut une sorte de rumeur dans la cour. Le bruit d’uneauto qui s’arrêtait. Peu après, Lauenbourg faisait sonentrée : « Je vous demande pardon, messieurs !… jesuis en retard ! Comment ? vous n’avez pas commencé sansmoi ? »

Il avait sa figure, ses manières de tous les jours, son port detête dominateur et cette démarche des épaules qui semblait le jeterau combat.

Il s’avança sans attendre les mains qui ne se tendaient pas, etalla directement au président du Conseil, qui se leva brusquement,comme s’il était pris en faute et qui, lui, lui tendit une mainmoite : « Mon cher collègue… », murmura JacquesSimon.

– Mon cher président, travaillons ! nous avons àfaire ! Ces messieurs prirent place devant leur écritoire à latable qui les attendait, à côté.

Et ce fut tout de suite Milon qui présida :

– Messieurs, fit-il, je ne suis pas content ! Jetravaille dix heures par jour pour sortir le pays de la mauvaisepasse où des imprudents, pour ne pas dire un autre mot, l’ontengagé. J’y use mes forces, mon crédit, ma fortune et celle de mesamis. Je mène un combat terrible d’une part contre le communismequi menace, grâce à la veulerie des services de l’État – il fautappeler les choses par leur nom – de nous submerger et, d’autrepart, contre un ridicule « boulangisme » où quelques-unsqui ne sont pas loin de moi voient le salut !… La récompensede mes efforts, je la trouve ce matin dans les feuillespubliques ! Je suis traité comme un bandit !… Et lapolice et la justice laissent faire !… Votre M. Viennetlaisse faire !… (Il se tournait vers le garde des sceaux quien fut secoué sur sa base qu’il avait opulente…) Que la foule, quele peuple, que des citoyens qui ignorent tout des difficultéspresque insurmontables que nous avons à vaincre, se retournentcontre le pilote qui tente la périlleuse manœuvre au bout delaquelle il voit le port, c’est là le prix ordinaire dont sontpayés les audacieux ! Mais, messieurs, je suis lâché par monéquipage et mon état-major me tourne le dos !…

La stupeur dont avait été d’abord accueillie cette sortie futbientôt suivie de timides protestations… On entendit la voix grêledu ministre des postes et télégraphes.

– Mais, monsieur le ministre, nous vous sommes toutdévoués… et nous déplorions encore tout à l’heure…

En vérité, ils étaient tous dans un effarant désarroi. Ilsavaient cru voir arriver un Lauenbourg effondré et jamais iln’avait été aussi menaçant. Cet homme était donc bien sûr delui ?… Alors… alors… leur attitude changea.

Jacques Simon, sans engager encore l’avenir, sut trouver lestermes qui convenaient pour ne point laisser au ministre des posteset télégraphes tout le bénéfice de sa protestation. Dans desformules de vague dévouement à la cause commune, où il excellait,« Monsieur le Premier » assura au ministre du Trésor quetous étaient prêts à répondre sans faiblesse à l’abominablecampagne de calomnie des ennemis de la République et duParlement.

– Tant mieux pour vous, messieurs ! fit Lauenbourg etpour vos institutions et pour votreRépublique !… Quant à moi, qui ne suis monté dans cette galèreque parce que l’on m’y a forcé, je déclare tout de suite que jerenonce à vous sauver si je ne suis pas suivi, si je nesuis pas secondé ! La tiédeur de votre accueil n’est pas pourm’encourager dans ma tâche et semble correspondre singulièrementavec ce que j’ai appris des relations assez regrettables dequelques personnalités qui se disaient avant-hier encore mes amiset qui vont humer la brise chez mes adversaires !…

Et il conclut :

« Messieurs, je ne puis rien faire sans un ministèrehomogène ! »

Cette dernière phrase tomba comme une bombe. Certains enreçurent les éclats. Ils se sentirent touchés. On comprenaitmaintenant. Il allait en débarquer quelques-uns, remanier leministère… Le plus visé était Jacques Simon. Milon avait parlécomme s’il était déjà président du conseil.

Soudain, il n’eut plus autour de lui que des esclaves apeurés.Tous voulurent lui serrer la main.

Alors, apparut un sourire… Oui, il sourit. « Eh bien !fit-il, ça n’est pas trop tôt ! »

Il prit un air incroyablement bon enfant. Ils purent respirer.« Je ne vous en veux pas, allez… c’est sihumain !… »

Il rompit un silence embarrassé.

« Alors, vrai, vous avez pu croire à toutes les bourdes queles Turmache et consorts colportent dans leurs journaux ? Pourqui me prenez-vous, voyons !…

« Alors, pas un de vous n’a émis cette hypothèse : çan’est pas vrai ; ça n’est pas vrai parce que Lauenbourgest un honnête homme !… Ah ! vous êtesgentils !… Eh bien, messieurs, voilà ce qui vous passe, vousdépasse, vous surpasse ! Je suis un honnêtehomme !… Certes, je suis un homme fort, habile auxaffaires et j’ai réussi au-delà de la mesure ordinaire, maispourquoi ? quel est mon secret ?… Le travail etl’honnêteté !… Voilà la raison de mon succès,messieurs !… Et la raison de tous les succès quidurent !…

Il y avait mis, in fine, de l’enthousiasme, une chaleurprofonde, une foi communicative à quoi ils ne résistèrent pas.

Ils l’applaudirent discrètement. Ils étaient transportés. CeLauenbourg était si extraordinaire que lorsqu’on était en face delui on ne pouvait s’empêcher de penser comme lui ! Et l’onétait sincèrement avec lui ! Roulé jusqu’à la gauche on luidisait encore : « Merci ! » et l’onpensait : « Quel brave homme !… » Généralement,ça ne durait pas. Dans la rue, on réfléchissait. Il était troptard.

Enfin, pour finir d’emporter le morceau, il dit :« Souvenez-vous des papiers Norton et de ce pauvre Millevoye.S’il a quelque chose, ce Corbières, c’est quelque chose de cegenre. Il y laissera sa peau. Mais je puis vous affirmer qu’il n’arien. Il va monter à la tribune avec un petit ballon d’un sou. Nousle crèverons ! »

Alors tous se levèrent, l’entourèrent, le félicitèrent, luijurèrent une fidélité à toute épreuve. Milon donnait sesinstructions au garde des sceaux. « Immédiatement aprèsl’interpellation, constitution d’une commission d’enquête que jedemanderai moi-même. Il faut dix minutes à la commission pourconclure qu’il n’y a rien dans le dossier Corbières. Rentrée enséance. Demande de suspension de l’immunité parlementaire pourCorbières. Arrestation de Corbières. Au bloc. Voilà le programme.Messieurs, je ne vous retiens plus ! À tout à l’heure !Dans la maison d’en face ! (l’Élysée…) »

Les ministres sortirent, éperdus : « Ce que nousvenons de prendre ! Il est étonnant ! »

Ils furent happés par les journalistes : « Mais Milonnous a fait crever de rire avec l’histoire de Corbières ! leurjeta Verseau… On ne va pas s’ennuyer cet après-midi à laChambre ! Il nous a rappelé les papiersNorton !… »

La nouvelle s’en répandit comme une traînée de poudre. Elle fitexplosion dans certaines salles de rédaction où l’on regretta des’être laissé trop « emballer » par Turmache.« Rappelez-vous que c’est un gaffeur… Turmache legaffeur ! » Au Réveil, l’affolement régnait.Tromp faisait téléphoner partout pour retrouver son rédacteurPaskin qui avait disparu.

Lecamus était venu le retrouver et s’écriait : « Noussommes joués ! Je n’oserai jamais plus remettre les pieds ruedes Bons-Enfants ! (où se trouvait le siège du groupe)… Vosdocuments, c’est de la blague !… »

Turmache lui répondit : « F…-moi la paix !Ah ! je vous en prie, vous, Lecamus, f…-moi lapaix ! »

Enfin Paskin arriva. Il avait couru après Corbières, maisCorbières restait invisible.

– C’est bien simple, grogna Lecamus, il a f… le camp.

Et, se tournant vers Turmache : « Votre Roger Dumontvous a f… des navets !… des navets ! »

– J’ai vu le dossier, protesta Paskin. Il n’est pas rigolopour tout le monde, je vous assure !

Il tira son portefeuille et, déployant un papier sur lequelétait collée la photographie d’un document : « Etça !… c’est un navet ?… »

Lecamus y jeta les yeux, poussa un cri : « N. deD. !… »

Et il le lui arracha des mains.

– Je l’ai trouvé dans le dossier aux navets !… luijeta Paskin.

Lecamus mit le document dans sa poche.

À deux heures, on s’écrasait au Palais-Bourbon dans la cour,dans le vestibule, dans la salle des Pas-Perdus, c’était une cohueindescriptible. Les députés retardataires arrivaient là sous lasinistre impression de ce qu’ils avaient vu et entendu dehors.Quand la foule, que l’on repoussait, les reconnaissait, c’étaientdes cris ! « À la Santé ! » Et même quelquefoispis.

Les journalistes, affairés, bousculaient tout le monde,couraient à la salle des téléphones, bondissaient dans lesescaliers, redescendaient en trombe. On n’avait toujours pas vuCorbières. Mais certains prétendaient qu’il avait trouvé un refugesûr chez un ami et qu’il préparait là, en toute sécurité, sondiscours.

Ceux qui se sentaient visés et que tout le monde désignait commemarqués par Tromp dans la liste du Réveil tâchaient detenir le coup : « Inventions abominables !… papiersNorton ! Il faut en finir !… »

Une rumeur. C’est Lauenbourg qui paraît, qui traverse lessalles, distribuant des poignées de main. On l’applaudit. Il sourità tous. Cependant, il continue son chemin sans s’attarder :« Quels enfants vous faites !… » Et la rumeur sepropage, en remous, derrière lui : « Corbières n’arien ! Corbières n’a rien ! »

Tout à coup un grand silence. C’est Corbières qui arrive. Il esttout seul… tout seul. Il est pâle, et calme, lui aussi. Mais d’unepâleur et d’un calme de statue… Il apporte peut-être le désespoiret la mort…

D’abord on s’est écarté devant lui… puis les journalistes,avertis, sont accourus et c’est Paskin qui a pris la parole.L’émoi, l’angoisse lui serrent la gorge. « On dit… on dit,monsieur Corbières, que vous n’avez rien ! » Et il fixaCorbières d’un regard aigu.

Corbières a compris ce regard. Il frappe d’une main sur l’énormeserviette gonflée qu’il porte sous le bras : « J’aitout ! » dit-il.

Et il passe.

Paskin, rassuré, bondit vers l’escalier, court au téléphone.

Les gardes républicains occupent la salle des Pas-Perdus sur undouble rang. Roulement de tambour : « Présentez,armes ! » Le Président de la Chambre, suivi de soncortège habituel, traverse. Les salles se vident. La séance vacommencer.

Les tribunes sont pleines à éclater. Dans le coin d’une tribune,debout, appuyée à une colonne, une haute silhouette noire,enveloppée de longs voiles de deuil. Quelle est cette femme quidomine cette assemblée comme la statue de la douleur ? Ellerelève son voile. Une dernière flamme semble brûler dans ses yeuxeffroyablement caves. Ce n’est pas la Douleur, ce n’est pas leDésespoir, c’est Némésis ! c’est la Vengeance ! C’estRoxelane !…

Un silence subit, complet. Le président vient de donner laparole à l’interpellateur. Claude Corbières, son énorme serviettesous le bras, monte à la tribune.

Il ouvre sa serviette. Il en tire des dossiers qu’il disposedevant lui. Il paraît si sûr de lui que plus d’un en frissonnejusque dans les moelles. On se retourne vers le banc dugouvernement. Les ministres eux-mêmes ne peuvent s’empêcher d’allerchercher un remède à leur inquiétude dans l’attitude de Lauenbourg.Celui-ci, dans une pose de tout repos, les jambes croisées, joueavec son crayon. C’est d’une comédie suprême, car il ne comprendrien à ce qui se passe. Il croyait bien que Corbières, qui n’aplus rien, ne viendrait pas ! Et il est là ! Et ilétale, en toute tranquillité, ses dossiers !… Qu’est-ce quecela cache ? D’où viennent-ils, ceux-là ? d’oùviennent-ils ? Et cet homme, apparemment si à son aise, estpeut-être le plus terriblement inquiet de tous ceux quil’entourent. « Messieurs ! commence Corbières d’une voixsourde et profonde, je suis monté à cette tribune pour livrer àquelques-uns d’entre vous un combat à mort. Vous êtes de ceux-là,monsieur le ministre du Trésor, car vous êtes, de tous ceux-là, leprincipal coupable ! »

C’est l’exorde qu’il a préparé dans la paix solitaire d’un coindu bois de Vincennes où, dès la première heure du jour, il s’estfait conduire en auto, pour échapper à toutes les contingences et àtous les incidents d’une situation désespérée.

À son attaque violente, que n’enveloppait aucun artifice, rienne répondit. On attendait les coups. Lauenbourg ne sourcillapas.

Il était penché à droite, il se pencha à gauche, enmurmurant : « J’aime autant ça ! Ce sera fini plustôt ! » Dans son faux col il éclatait. Mais il était leseul à le savoir.

– On emportera d’ici des cadavres ! continuaitCorbières, et ce ne sera pas le mien, monsieur leministre !

Alors Lauenbourg leva son crayon.

– Pardon, monsieur. Je vous demanderai une grâce. Je n’aimepas la mort lente. Tuez-moi tout de suite. Assez dephrases !

– Soit ! allons-y ! et puisque vous êtes sipressés, voici de quoi il s’agit.

Frappant alors sur son dossier, il s’écria :

– J’ai ici de quoi établir d’une façon irréfutable, par lesdocuments que je livre à l’examen de la Chambre, la culpabilité oula complicité de quatre-vingt membres du Parlement, dont la plupartsoutiennent le gouvernement actuel et forment les éléments les plusactifs de la majorité, dans les crimes de concussion les pluséhontés. Tout a été mis à l’encan. Les services de l’État, lestravaux des commissions, les influences des chefs de parti, lesdécrets à signer, et même les lois à faire voter, jusqu’aux traitésfinanciers avec l’étranger et aussi, pour la liquidation desaffaires les plus importantes, issues de la grande guerre. Jeprécise. Le principal instrument de cette énorme machine à payerles consciences et à rendre de l’or, c’est l’U. R. B.

Immense rumeur ! Lauenbourg, debout : « Vous enavez menti ! » Bravos très clairsemés. Claudecontinue :

– Ce n’est point aux guichets de l’U. R. B. quel’on touchait ; la niaiserie n’est pas le fait de vosdirigeants… l’U. R. B. avait des dépôts à l’étranger oùles intéressés pouvaient puiser, avec les signaturesnécessaires.

Milon-Lauenbourg se rassit avec un rire énorme. « J’ai doncété volé ! fit-il… car, je ne sache point avoir jamais donnéde signature… ou alors ce sont des faux ! »

Lecamus hurla : « Papiers Norton ! PapiersNorton ! » Et il y en eut une dizaine qui s’accrochèrentà cette phrase comme à une planche de salut. Dans les tribunes onne respirait plus. La statue de Némésis se dressait toujourslà-haut, appuyée à la colonne, dominant l’assemblée.

Claude ne se démonta pas. Il désigna encore ses dossiers.

– J’ai là, fit-il, la preuve de tout ce que j’avance.

Cent voix éclatèrent : « Si vous avez des faux !si vous avez des faux ! »

– Messieurs, j’ai là les talons de chèques sur lesquels setrouvent ou les initiales de ceux qui ont touché ou toutesindications susceptibles de les faire reconnaître. J’ai là uneliste où se trouvent reportés les initiales ou les signes etindications qui se trouvent sur les talons avec, en face, levéritable nom des bénéficiaires. Pour que vous n’ignoriez rien, leschèques ont été touchés à la banque Rosendal de Rome, à la banqueSontag de Berne et à la banque Kromer, de Varsovie !… Si vousvoulez des précisions, en voilà !…

Le parti Lauenbourg paraissait écrasé.

– Mais c’est une histoire à dormir debout ! s’écriaLauenbourg, qui avait brûlé tous les documents relatifs à cesaffaires, le matin même, de sa propre main. J’oppose, en ce qui meconcerne, le démenti le plus absolu à de pareillesimaginations !… Si vous détenez quelque document sérieuxcontre moi, montrez-le !

– J’ai dit que le directeur de l’U. R. B. n’estpas un niais. Et ce n’est pas son écriture que l’on trouve sur letalon de chèque… mais cette écriture est celle de son associé etparent : le comte Godefroi de Martin l’Aiguille.

Une rumeur nouvelle annonciatrice de la tempête… Lauenbourg serelève.

– Si Martin l’Aiguille est coupable, qu’on lepoursuive !… S’il a trahi ma confiance, je serai le premier àvous le livrer ! Depuis quarante-huit heures, il adisparu !…

– Peut-être pour vous sauver ! peut-être pour ne pasrépondre ! lui jeta Claude… Les talons de chèques sont de samain, mais je ne vous ai pas encore dit de quelle main est la listecorrespondante des bénéficiaires… Elle est de Baruch !

Ce fut comme un coup de foudre. On vit se dresser, comme par undernier sursaut, Baruch carbonisé, la figure en cendres. Des motssans suite s’échappèrent de sa bouche. Il retomba sur son siège.C’était fini pour lui.

– Les noms ! les noms ! les noms ! hurlal’opposition.

Toute l’opposition était debout. D’autres aussi réclamaient lesnoms, mais d’une façon si lamentable !…

– Messieurs !… ce n’est pas la première fois que danscette assemblée on réclame des noms ! Les plus jeunes d’entrevous se souviennent peut-être d’une séance où, comme aujourd’hui,la vindicte publique réclamait des noms ! Elle dut lesattendre ! Moi je vous les livre tout de suite ! Jecommence !… Et sans peur ! car ce n’est point seulementune liste et un chéquier que la commission d’enquête que vous alleznommer tout à l’heure trouvera dans ces dossiers, mais unecorrespondance des plus édifiante qui ne laissera aucune ombre surles crimes commis contre la nation ! Messieurs ! au nomde la nation, j’accuse… Accusé Charles Léris, levez-vous !

Celui-ci se leva. Ce fut un geste spontané. Il semblait êtredéjà sur le banc de la cour d’assises, en face du président.

– Vous avez reçu cent cinquante mille francs pour le traitéMartigues – fournitures à l’armée – quand vous faisiez partie ducabinet civil du ministre de la guerre.

– Moi ! Moi ! fit le malheureux d’une voixmourante… je jure…

Et il se rassit. Ses voisins n’osèrent plus le regarder.

Claude continuait, sa liste à la main :

« Je suis l’ordre de la liste. Torcy de la Vienne, quatrecent mille dans l’affaire des Entrepreneurs Réunis pour lareconstitution des régions dévastées ! »

Celui-ci ne se leva pas… Et ils ne se levèrent plus, trouvant àpeine la force d’un geste de protestation, arrivant à hausser lesépaules, mais si misérables ! lis étaient déjà condamnés.

Claude poursuivit :

– Vérany, deux cent mille dans l’affaire du Retour desmorts du champ d’honneur…

– Vérany s’accrocha à son voisin, qui le rejeta.

– Mais protestez donc, si vous êtes innocents ! leurjeta Lauenbourg d’une voix foudroyante. Mais toute l’oppositionclamait ! « Ils sont coupables ! Ils sontcoupables ! »

Claude, réclamant encore le silence :

« Ronda et ses amis dans l’affaire du moteurThurner pour l’aviation militaire : un million. »

Le chiffre eut sa vertu. On hurla. Ronda se débattait comme sion allait l’assassiner. Le tumulte était à son comble. Turmachedésignait Lauenbourg en lui criant des choses que l’on ne savaitpas !… Hockart réclamait tout de suite la commissiond’enquête, mais on le fit taire, car la curiosité l’emportait.« Parlez ! parlez ! continuez ! »

Et Claude continuait… Il en avait nommé neuf… Il en cita undixième, Michel du Nord !

Ce fut comme le coup le plus étonnant, parce que le plusinattendu.

Michel du Nord avait, en effet, une réputation bien établie dehaute intégrité et d’abnégation qui forçait le respect même de sesadversaires. Il se leva, celui-là, et ce n’était pas uncadavre ! « Misérable, s’écria-t-il, tu m’accuses !moi ! moi ! et tu dis que tu as despreuves !… »

Avant qu’on eût pu le retenir, il était dans l’hémicycle. Patronde forges après avoir été simple contremaître, il était d’une forceherculéenne. Il jeta par terre trois huissiers… Et il fut surCorbières qui l’arrêta d’un geste et d’un cri :« Non ! ce n’est pas vous !… Vous vous êtes unhonnête homme !… Il s’agit de Michel, député de Nantes… il y aM. de N. sur le talon du chèque… et sur la liste, on auravoulu vous compromettre ! Je vous demandepardon !… »

Mais Michel du Nord était fou. Et Claude, en cette minuteterrible, n’avait pas le droit de se tromper. Michel du Nords’était emparé de la liste que Corbières avait essayé dereconstituer par lui-même en s’aidant de ses notes…

– Qu’est-ce que c’est que ça ?

Et il avait bousculé, balayé d’un geste large les dossiers quiencombraient la tribune. « Qu’est-ce que c’est que cetteliste-là ? »

Corbières ne se défendait plus. Michel ouvrait les dossiers. Iln’y avait rien dans ces chemises, que des journaux et du papierblanc !

– Mais il n’y a rien là-dedans ! Mais il n’arien !… Messieurs, ce misérable n’a rien !…

Ce fut comme un raz de marée. L’assemblée tout entière, commeune prodigieuse houle soulevée par un cataclysme intérieur,descendit dans l’hémicycle. Les cadavres faits par Corbières furentressuscités. Et ils se dressèrent à leurs places en des gestesd’une joie désordonnée. Certains criaient : « Àmort ! À mort ! À mort ! »

Lauenbourg, debout dans l’effroyable remous, faisait rouler sonprodigieux rire. « Mais je vous le disais ! Mais je lesavais bien ! »

C’est alors que Claude accomplit ce dernier miracle de se faireentendre encore au-dessus des mille clameurs. Et c’est en secouantsa serviette vide sur la tête de ceux qu’il avait terrifiés tout àl’heure qu’il poussa ce cri formidable qui devait être entendu detout le pays : « Non ! je n’avais rien !… rienavec moi que la conscience du peuple qui me soutenait !… Etaujourd’hui, par ma voix, le peuple des honnêtes gens avaincu !… Car si j’en exempte le dernier que j’ai nommé parerreur, tous ont avoué !… Vous avez vu leursfigures !… ils n’ont même pas eu un cri pour protester. Je lesai nommés !… Et j’en ai fait des cadavres !… Faitesmaintenant de moi ce que vous voudrez !… »

Les gardes républicains étaient entrés et faisaient évacuer lasalle. Alors, la statue noire, là-haut, dans les tribunes,parla : « Merci, monsieur Corbières ! Je meurscontente ! »

Et elle s’effondra.

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