Les Mohicans de Babel

Chapitre 15DRAME DE FAMILLE

Quand Mme Milon-Lauenbourg rentra dans sesappartements du Trianon-Lauenbourg, le soir où elle était alléerendre à l’U. R. B. la petite visite à laquelle l’avaitinvitée ce bon M. Barnabé, ce fut à grand-peine qu’elle trouvala force de se traîner jusque dans sa chambre.

Sa première femme de chambre, Thérèse, arriva juste pour lesoutenir au moment où elle allait s’abattre au pied de son lit. Etcomme Thérèse s’empressait de lui faire respirer des sels, ellepria celle-ci d’appeler Nounou. Nounou arriva. Isabelle n’avaitconfiance que dans cette vieille femme qui l’avait élevée, quiavait élevé sa fille.

Quand elle fut seule avec elle, elle se fit mettre au lit. Elleétait glacée et claquait des dents.

Ce bon M. Barnabé ne s’était pas vanté. Grâce à lui,Isabelle savait maintenant le vrai visage de celui qui se cachaitsous le masque du ministre du trésor, et elle n’ignorait plus quiétait M. Legrand.

Un seul homme pouvait briser cette idole tout en or, ce Molochdévorateur… et c’était ce bon monsieur Barnabé !… Il pouvaitle faire sans que la prodigieuse infamie de ce maître de l’heurefût à jamais inscrite avec le nom de Lauenbourg en fronton del’histoire du crime ; oui, il paraissait bien que celamentable, ce misérable, cette poussière d’homme qu’étaitM. Barnabé pouvait en silence, replonger le Mal au Néant. Etnul ne saurait jamais rien !

Et sa famille serait sauvée… et sa fille lui serait aussitôtrendue. Mais à quel prix !…

Il fallait qu’elle prononçât d’abord un mot, qu’elle laissâttomber une parole de consentement, simple, effroyablement.

Qu’attendait-elle ? Si elle ne pouvait parler, qu’elle fitau moins un signe ! Ou tout au moins qu’elle laissât entendrepar son attitude qu’elle n’était plus qu’une pauvre chose donton pouvait disposer et peut-être déjà eût-elle retrouvé safille en rentrant chez elle !…

Car enfin, si ce bon M. Barnabé avait le pouvoir de luirendre sa fille, c’est qu’il avait eu, de toute évidence, celui dela lui prendre.

Sa vie n’avait été qu’une immense misère.

Elle avait cru pouvoir se venger du désir des hommes qui, unefois déjà, l’avait faite martyre ; mais elle devait se courberà nouveau. Elle avait cru sa Passion terminée. Elle commençait. Ilne s’était agi que d’elle, autrefois… mais maintenant !…Hélas ! pendant qu’elle hésitait encore… que faisait-on desa fille ?

Nounou, protectrice et penchée sur la couche de la malheureuse,l’entendit prononcer un nom : Sylvie !

Alors, la pauvre vieille s’écroula sur les genoux et sanglotaprès de sa maîtresse, les mains jointes, et elle parla :

– J’avais juré de me taire !… on m’avait fait jurercela pour l’honneur de mademoiselle… mon silence pouvait encore lasauver, me disait-on. Madame me pardonnera ! Madame ne metrahira pas… Il faut que madame sache que mademoiselle n’a pasété enlevée… Non… non… mademoiselle est partied’elle-même !… Oui, de son plein gré !… Mademoisellesavait qu’on allait venir la chercher…

Et elle raconta, la bonne vieille !

– Vous comprenez, madame, j’aime bien aussi mademoiselle…et j’avais promis aussi à mademoiselle de me taire ! Cettenuit-là, c’est elle qui a pris le linge dont elle pensait avoirbesoin. C’est elle qui a tout préparé. Quand je suis entrée dans lachambre, elle était à la fenêtre, elle parlait à M. Corbières.Ils avaient arrangé entre eux toute l’affaire, pour faire croire àl’enlèvement. Mais mademoiselle est partie avec M. Corbières.Mademoiselle n’est peut-être pas si malheureuse que ça !

Isabelle s’était redressée sur son lit. Elle écoutait Nounou…Comme elle l’écoutait !… Nounou ne parlait plus que cette mèrel’écoutait encore.

Enfin, elle dit, presque joyeuse :

– Tu es sûre de cela, Nounou ? Tu es vraimentsûre ?…

– Oh ! madame, tout à fait sûre…

Et elle lui donna encore des détails.

La vie battait à nouveau dans les artères de la patiente, sespommettes étaient roses… ses joues brûlantes ; il y avait uneflamme nouvelle dans ses yeux admirables :

– Eh bien, Nounou, s’écria-t-elle… elle a bien fait !Elle a bien fait de partir avec M. Corbières puisqu’elle aime.C’est un honnête homme, celui-là !… elle a bien fait !elle a bien fait !… elle a bien fait !…

Et elle éclata en sanglots.

– Ah ! madame est sauvée puisqu’elle pleure !gémit Nounou.

– Oui, je suis sauvée, Nounou… vite ! va me chercherce qu’il faut pour écrire !

Nounou s’en fut dans le boudoir et revint avec l’écritoire.

– Va-t’en et ferme la porte. Nounou, je terappellerai ! Quand elle fut seule, la malheureuse femmecontinua d’écrire en pleurant de joie ; son papier étaitinondé de ses larmes. Et voici ce qu’elle disait à safille :

« Mon enfant, ma Sylvie adorée… Je sais tout ! Nounoum’a tout dit !

« Tu as bien fait de t’en aller avec celui que tu aimes…Et surtout ne reviens jamais !… Ton père est unmonstre ! Je suis sa victime depuis le premier jour où je l’aiconnu. Mais je ne soupçonnais pas le degré où pouvait atteindre soninfamie !… On ne pourra jamais mesurer les crimes de cethomme. On vient de me les dévoiler !… Demain, le monde entiersaura cela !… j’aime mieux mourir !… j’aurais eu encorela force de supporter le fardeau de la vie pour toi, maSylvie !… Si tu étais restée sous le toit de cette maisonmaudite, que n’aurais-je pas fait ?… mais maintenant que jesais que tu l’as quittée de ton plein gré et que tu n’as rien àfaire avec le passé et que tu as rompu les chaînes du Destin, moiaussi je me libère… je me libère dans la mort, en t’adressant mondernier adieu ! Puisque tu as mis ton amour au-dessus de tout,sois heureuse dans les bras de celui que tu aimes. J’ai pris toutela douleur pour moi ! Mais toi, tu m’as délivrée !…Adieu, mon enfant, ma petite Sylvie, mon ange… Tu ne me feras plusde reproches, maintenant. Tu ne me diras plus :« Pourquoi tant de patience ?… Pourquoi rester avec cethomme qui ne sait que te faire souffrir !…Allons-nous-en !… » Sois satisfaite : Noussommes parties !… Nous sommes parties !… »

Elle embrassa ce chiffon avec plus de fièvre que dedésespoir.

Il lui semblait qu’elle avait enfin trouvé un remède à tous sesmaux. Elle appela Nounou… Elle lui fit à nouveau soigneusementfermer la porte. Elle cacheta la lettre dans une enveloppe surlaquelle elle traça « Pour Sylvie. » Elle remit le pli àNounou :

– Tu vas me jurer sur ton salut, Nounou, que tu neremettras cette lettre qu’à ma fille quand tu la verras, et il sepeut que je ne sois point là… Oui, j’ai décidé de partir en voyage…Mais, d’abord, je vais me reposer… Nous reparlerons de cela tout àl’heure… Jure d’abord !

Nounou jura et cacha la lettre sur elle.

– Maintenant, laisse-moi… Ah ! vois-tu, Nounou !…ce que tu m’as dit me redonne le goût de la vie. Je croyais qu’onm’avait volé ma fille. Et elle est avec M. Corbières !…Oh ! je suis bien tranquille, bien tranquille !…

Et elle sourit à la vieille servante.

– Embrasse-moi, Nounou !

Elles s’embrassèrent et Nounou se retira dans la pièce à côté,prête à intervenir au moindre appel. Thérèse vint la rejoindre. Etnaturellement la questionna avec toutes les marques de la plusgrande affection pour sa maîtresse. Du reste, ce n’était point uneméchante fille que cette Thérèse.

Il n’y avait pas dix minutes que les deux femmes se trouvaientensemble quand leur attention fut attirée par un gros gémissement,par un affreux soupir de douleur qui venait de la chambre de leurmaîtresse, et puis il y eut la chute d’un corps. D’un mêmemouvement, elles se jetèrent à la porte, mais celle-ci était ferméeà l’intérieur. Elles appelèrent. On accourut. Nounou criait :« Madame se périt ! Madame se périt ! » Ellecomprenait maintenant la comédie que sa maîtresse lui avait jouée.La lettre dont elle était dépositaire ne faisait que la confirmerdans ses affreux soupçons.

Il fallut enfoncer la porte. On trouva Isabelle étendue près deson lit d’où elle avait roulé, et l’on ramassa près d’elle unflacon de laudanum dont elle avait vidé entièrement le contenu.Elle se remit à gémir affreusement, les yeux révulsés, les mainsaux entrailles. On n’eut aucun mal à la faire vomir. Le médecin dela famille, le professeur Bernhardt, accourut au premier appel,rassura tout le monde et donna les soins les plus urgents. Depuisune heure on téléphonait de tous côtés pour joindreMilon-Lauenbourg qui n’était plus à l’U. R. B., et qui nese trouvait pas non plus au ministère. On ne savait pas non plus oùétait passé le comte de Martin l’Aiguille.

Enfin, arriva M. Barnabé, très empressé et tout à fait audésespoir. Il eut une courte conférence avec Thérèse, qui lerassura un peu ; il questionna Nounou, il montrait un chagrininfini, avec les larmes aux yeux : « Ce pauvreM. Lauenbourg ! quand il va savoir cela ! Lui quiaime tant sa dame ! »

Il eut l’extraordinaire outrecuidance, dans son aveugledévouement pour la maison, de demander à être reçu parMme Lauenbourg, aussitôt que celle-ci serait enétat de voir quelqu’un. Il se tenait près de la porte de sa chambreet on dut le faire reculer jusque dans le salon. Nounou trouvaitcette conduite indécente et Thérèse se demandait, stupéfaite, si lebonhomme avait encore tout son bon sens. Mais elle put juger de lalucidité de ce bon M. Barnabé quand celui-ci luiexpliqua :

– Dès que vous serez seule avec madame, dites-lui donc queje suis là et que je lui apporte d’excellentes nouvelles demademoiselle. Vous savez mon dévouement pour votre maîtresse, etj’imagine qu’on ne saurait trouver de meilleur remède à ses mauxque celui dont je vous charge. Allez, ma fille !

Thérèse revint dix minutes plus tard : « Madame estsauvée ! Elle entend tout ce qu’on lui dit ! »

– Lui avez-vous parlé ?

– Oui, elle vous remercie. Elle aussi a de bonnesnouvelles de mademoiselle !…

– Ah bah !… et peut-elle me recevoir ?

– Non ! elle ne veut recevoir personne.

– Personne. Pas même moi !

– Non, monsieur, elle a même consigné sa porte à son mari,dans le cas où M. Lauenbourg, que l’on cherche partout,arriverait ! Le docteur dit qu’il ne faut surtout point lacontrarier, car il craint pour sa raison !…

– Thérèse, il faut que je parle àMme Lauenbourg. Allez le lui répéter de ma part. Jevous l’ordonne !…

– Bien, monsieur !

Deux minutes plus tard, Thérèse était de retour.

– Monsieur Barnabé, voici ce que madame m’a répondu :« J’aime mieux mourir ! »

Le bonhomme devint d’une pâleur de cire, ramassa son chapeau ets’en alla, courbé en deux. Devant la porte du palais, il duts’effacer pour laisser passer son fils André et Spartacus, quisoutenaient Mlle Lauenbourg, descendue d’une autoqui venait de s’arrêter devant le perron. La jeune fille paraissaitplus morte que vive. En voyant passer Sylvie au bras de son filsaîné et sous la haute surveillance du Nubien, le bonhomme Barnabése redressa comme galvanisé par une énergie nouvelle.

Le retour de la jeune fille mettait toute la demeure enrévolution. Nounou accourut au-devant d’elle et la poussa dans lachambre de sa mère. Alors, on entendit le cri deMme Lauenbourg en retrouvant sa fille :« Pourquoi es-tu revenue ?… Pourquoi es-turevenue ? »

Et la malheureuse se prit à délirer : « Il seraitétrange, fit entendre le professeur Bernhardt à deux de sescollègues qui avaient été réunis par lui en consultation, qu’unévénement qui aurait dû lui rendre la raison la fit devenir tout àfait folle. »

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