Les Mohicans de Babel

Chapitre 11UNE TOUTE PETITE HISTOIRE D’AMOUR

Elle s’appelait Julie. C’était une charmante petite dactylo,« blonde comme les blés », qui travaillait à demeure dansles bureaux de M. Barnabé. Elle n’était pas jolie, jolie,Julie, mais elle était si jeune et si fraîche ! Sa mine étaittrès drôle quand elle faisait effort pour dissimuler sa vraienature, qui était assez espiègle, sous les dehors de la plusimmuable gravité.

Il résultait de tout cela un ensemble assez cocasse, qui, plusd’une fois, lui avait valu les plaisanteries de M. Lauenbourgquand il venait dans le bureau de son secrétaire général :

– Avouez, mademoiselle, que M. Barnabé vousterrorise !

– Oui, monsieur ! avait-elle répondu sans interrompreson travail.

M. Barnabé avait été furieux et, le patron parti, ilregarda pour la première fois sa dactylo. Il la trouva tropcharmante, trop coquette, avec des jupes trop courtes, laissantvoir deux petites guibolles adorables dans des bas de soie ;enfin, il ne fut pas sans remarquer la fine chaussure vernie àhauts talons, à trop hauts talons pour une fille honnête.

La besogne finie, il lui dit : « Puisque je vousterrorise, vous descendrez dès demain au service des« copies ».

C’était la disgrâce et une diminution d’appointements.Mlle Julie se prit à pleurer. M. Barnabé fitvenir le sous-chef du contentieux sur la recommandation duquelMlle Julie était entrée àl’U. R. B. : « Qu’est-ce que c’est que votreMlle Julie ? demanda-t-il, elle m’a l’air biencoquette… »

– Elles le sont toutes, monsieur le secrétaire général,mais c’est une bonne et honnête fille ; sa mère est concierge.Le père est brigadier à la préfecture. Il tuerait son enfant sielle tournait mal.

– Il veut la marier à un prince ? Tenez, monsieur,vous me faites rire. Quand on veut rester honnête fille, on neporte pas des bas de soie et des escarpins vernis avec des talonshauts comme ça !… C’est bon, je vous remercie.

Le lendemain matin, Mlle Julie vint chercher sesinstruments de travail. Elle avait une robe de bure de laine brune,des bas de coton et des souliers à talons plats. Il ne puts’empêcher de sourire. « Venez ici ! » lui dit-il.Elle s’approcha, baissant la tête, tremblante.

– C’est donc vrai que je vous terrorise ?

– Non, monsieur.

– Alors, pourquoi avez-vous dit hier à M. Lauenbourgque je vous terrorisais ?

– Ce n’est pas moi qui l’ai dit, monsieur, c’estlui !

– Et vous n’avez pas protesté ?

– On ne doit jamais protester, monsieur ! Le patron atoujours raison…

M. Barnabé était cloué.

– Alors, nous allons nous quitter ?

– Oui, Monsieur !

– Sans regret ?

– Oui, monsieur ! On ne doit jamais regretter d’obéiraux ordres de ses supérieurs.

– Oh ! vous, ma petite, je ne vous terrorise pas dutout et vous vous moquez de moi !… Je vois que lesobservations que j’ai faites hier à votre répondant n’ont pas étélettre morte… Vous êtes habillée aujourd’hui comme une femme deménage.

– Je n’ai que deux robes, monsieur, celle d’hier et celled’aujourd’hui…

– Eh bien, vous remettrez celle d’hier et vous resterezici.

Huit jours plus tard, M. Barnabé était fou de cette petite.C’est que ce pauvre M. Barnabé du côté des femmes n’avait pasété gâté par la vie. Fils d’un employé des contributionsindirectes, dans une petite ville de province, il avait étévictime, dès sa sortie du collège, des désirs impérieux de sa bonneà tout faire.

D’une timidité extrême, il s’était trouvé dans les bras de cettegoton sans force pour la repousser. Elle avait dix ans de plus quelui, une figure carrée, une crinière de bête sauvage et des mainsd’hercule. Elle le soignait, du reste, tyranniquement, legavait : « Tu es mon petit homme pour lavie ! » Charmante perspective qui se réalisa. Il imaginaqu’une fois mariée elle lui laisserait quelque liberté. Illusionvite perdue. Cette femme était formidable. Et, cependant, il envint à bout, au bout de quinze ans.

Mme Barnabé avait apporté dans le ménage unassez gentil petit magot, fruit de ses rapines et de sa sciencedans l’art de faire danser l’anse du panier. Mais siMme Barnabé surveillait son mari, M. Barnabésurveillait ses sous, il était avare. Ceci vainquit cela.

Ne trouvant de goût à la vie que dans son travail de bureaucrateet dans la satisfaction de son vice, M. Barnabé eût rendu destraits à Harpagon. Il exigea des comptes féroces. On s’arracha lescheveux devant le livre de cuisine. Pour une ancienne cuisinière,ce fut la mort que de voir finalement M. Barnabé faire sonmarché lui-même.

Il lui mesurait son savon pour la lessive. Il avait un livrequ’il appelait « livre des économies » sur lequel onrelevait des choses comme celle-ci : « ne pas avoir prisl’autobus par temps de pluie : soixante centimes »…« avoir lu le journal dans l’antichambre du directeur :quinze centimes », etc.

Pour répondre à la somme de travail qu’elle fournissait il luieût fallu de la viande, elle devait se contenter de pommes deterre. Elle dépérit, se mit à boire. Pour acheter du rhum, elle levola. Il s’en aperçut, il laissa faire. Rentrant un soir, il latrouva, vautrée dans sa chambre, à demi dévêtue, ivre-morte. Iltraîna cette masse ignoble sur le balcon. C’était l’hiver. Ilgelait. Deux heures plus tard, il la couchait bien gentiment. Ellene se releva pas.

Revenons à Mlle Julie.Mlle Julie s’était fort bien rendu compte qu’elleavait fait la conquête de M. Barnabé. Elle ne négligea rienpour que celui-ci perdît tout à fait la tête. Elle raccourcitencore sa robe, car elle avait de fort jolies jambes. Par le jeud’une petite glace de poche, elle apercevait derrière elle sonamoureux qui, négligeant ses dossiers, s’abîmait dans unecontemplation forcenée. Elle usa des parfums : « MonDieu, mademoiselle, que vous sentez bon ! »

– « Quelques fleurs »… J’en ai chipé quelquesgouttes à une amie… mes moyens ne me permettent pas…

Le lendemain M. Barnabé lui dit d’une voix étranglée :« Mademoiselle, je suis fort content de vous. Permettez-moi devous faire un petit cadeau… » Il lui offrit un petit flacon de« Quatre fleurs ». Ce furent ensuite trois paires de basde soie qu’il apporta dans sa serviette. Il lui tendit le petitpaquet d’une main tremblante. Elle s’exclama, puis fit desmanières, se prit à rougir : « Mais, monsieur Barnabé, jene sais pas si je dois… »

– Vous savez bien que vous ne devez pas discuter avec vossupérieurs. Rangez ça ! On pourrait entrer dans le bureau. Etvite, au travail ! Je vous parlerai tout à l’heure.

Il avait besoin de se recueillir avant d’aborder la grandequestion, la question d’argent.

Depuis quelques jours, il se livrait un combat déchirant. Il yavait le Barnabé amoureux et le Barnabé avare. Le soir, ils’endormait en se disant : « Je lui donnerai deux centsfrancs par mois. » Le lendemain matin en procédant à satoilette, il se persuadait que « cette petite » seraitbien heureuse d’accepter cent francs ! Cent francs de plusdans son budget ! elle ne pouvait l’espérer que d’uneaugmentation qui ne lui viendrait qu’au bout de deux ans de travauxassidus… Cependant en prenant place dans l’ascenseur qui ledéposait à la porte de son bureau, le Barnabé amoureux reprenait ledessus et il avait transigé avec le Barnabé avare à cent cinquantefrancs. Au moment de parler, l’amour remporta une dernièrevictoire, il s’exprima en ces termes : « Mademoiselle, jene suis plus jeune et je ne suis pas beau. Ces deux qualités qui memanquent m’ont fait hésiter longtemps à vous parlersérieusement… »

– Qu’est-ce que vous appelez me parler sérieusement ?demanda avec malice Mlle Julie qui se crutautorisée déjà à montrer moins de gravité dans son attitude.

– Vous allez le savoir, fit-il en lui prenant la main et enla faisant asseoir tout près de lui… c’est parler sérieusement quede dire à une charmante petite dactylo comme vous que les jeunesgens ne sont point de tout repos quand il s’agit de placer soncœur. En ce qui me concerne, si mon visage a vieilli, mon cœur estresté jeune. Je n’ai pas abusé de la vie. Et je ne suis pas siméchant que je veux en avoir l’air. Je ne suis un tyran que dansmon bureau, ce qui doit vous rassurer, mais je vois que j’ai cesséde vous terroriser. Au dehors, il m’est permis de m’offrir quelquesdistractions. C’est un droit dont je n’ai jamais usé. Ma seuledistraction sera de vous aimer le dimanche, si vous y consentez.Une partie de campagne hebdomadaire est nécessaire à votre âge.Vous aurez quelques frais. Je vous donnerai deux cents francs parmois… Il ajouta, sans la regarder : « Sans compter lespetits cadeaux »…

Mlle Julie retira sa main :« M. Barnabé, vous me prenez pour ce que je ne suispas !… Je ne vous cache pas que j’avais beaucoup de sympathiepour vous. Je sentais bien que c’était cela qui vous manquait… uneaffection sincère, désintéressée… Elle vous était toutacquise, mais vous m’offrez de l’argent… puis une distractionhebdomadaire… Monsieur Barnabé, vous m’insultez ! »

Et Mlle Julie fut prise d’une véritable crise dedésespoir. Bouleversé, M. Barnabé essayait de la calmer. Il yparvenait difficilement… Il se traitait de maladroit… Un motl’avait foudroyé : « une affection sincère,désintéressée !… » Décidemment, il n’étaitqu’une brute…

– Pardonnez-moi, mademoiselle, pardonnez-moi !

– Changez-moi de service, monsieur Barnabé, changez-moi deservice. Monsieur Barnabé, changez-moi de service ! Qu’est-ceque j’ai fait, mon Dieu, pour que l’on m’offre de l’argent !…à moi, à moi ! Non ! laissez-moi partir ! c’estfini…

– Mais je vous aime, moi, ma petite Julie…

– Non ! Non ! si cela était, vous ne m’auriez pasparlé d’argent !

– Je ne vous en parlerai plus ! je vous jure que je nevous en parlerai plus.

À cette seule condition, Mlle Julie consentit àrester dans le bureau de M. Barnabé. Elle accepta aussi,quelques semaines plus tard, de l’accompagner un dimanche à lacampagne. Il y eut deux, trois, quatre promenades à la campagne. EtM. Barnabé ne parlait plus jamais d’argent àMlle Julie.

Mais depuis que M. Barnabé ne parlait plus d’argent àMlle Julie, il avait donné à cette charmante enfantmille sept cent soixante-quinze francs vingt-cinq !… EtMlle Julie était toujours sage !… Ainsi étaitprouvée une fois de plus cette vérité première que M. Barnabéavait entendu énoncer sans la comprendre par des hommes quiprétendaient connaître la vie : « Il n’y a rien qui coûtecher comme une honnête fille ! »

Mais le Barnabé amoureux avait été tellement touché parcertaines gentillesses du dimanche qu’il semblait avoir étouffépour toujours l’avaricieux Barnabé.

Ce jeu durait depuis six semaines. On était fin juin. La saisonétait chaude. La pêche à la ligne était ouverte. M. Barnabéétait un grand pêcheur. Il avait coutume, depuis longtemps, dedescendre dans une petite auberge des environs de Pontoise,l’auberge du Bac, loin de la grand-route et du passage des autos, àquelques pas de la rivière. Il l’avait choisie pour bien desraisons, d’abord parce qu’on y était assez bien traité et que lesprix étaient des plus modestes, et surtout parce qu’elle ne setrouvait pas à plus de trois kilomètres du château des Romains,élevé, disait-on, sur un ancien camp de Jules César, château quiappartenait à Milon-Lauenbourg et où celui-ci s’installait dès lecommencement de la bonne saison.

Mandé souvent au château, M. Barnabé, après avoir vu lepatron, se rendait à son auberge.

C’est là qu’il conduisait, le dimanche,Mlle Julie. L’auberge du Bac avait, sur sesderrières, un grand champ de maraîcher, au bout duquel se trouvaitun pavillon de peintre, inhabité depuis longtemps, appartenant aupropriétaire de l’auberge. Derrière le pavillon, les bois.Mlle Julie l’avait remarqué. Elle avait eul’occasion d’y pénétrer. Les murs peints à la détrempe étaientcouverts des fresques les plus extravagantes : « Queljoli chalet de campagne on ferait de ce pavillon avec quelquesmètres de papier sur les murs »… Il y avait la grande salle durez-de-chaussée, derrière une cuisine toute installée et à l’étage,une chambre et le grand atelier avec ses vitres. « Quel studiopour les amoureux ! » avait-elle soupiré. M. Barnabén’avait pas compris. Mais bientôt il dut comprendre. Voici à quelleoccasion :

Un dimanche, Mlle Julie avait manqué son derniertrain ; M. Barnabé y était bien pour quelque chose. Iln’avait reculé devant aucune dépense. On avait bu du champagne enrentrant d’une promenade sous bois assez énervante oùMlle Julie s’était montré diaboliquement taquine.Le pauvre homme ne retrouva l’usage de sa raison que devant lespleurs de Mlle Julie qui se prétendait une fois deplus offensée et qui râlait dans un sanglot :« Non ! tout de même ; vous ne voudriez pas, dansune chambre d’auberge ! »

– Ah ! je savais bien, monsieur Barnabé, à quoi jem’exposais en acceptant vos bienfaits ; mais je vous croyaisplus de délicatesse. Si je me donne à vous, ce sera pour lavie ! C’est ce que j’ai répondu à mon père auquel on a faitdes racontars. Mon père est brigadier des gardiens de la paix et metuerait comme un chien : « M. Barnabé m’épousera,papa, ne te fais pas de mauvais sang ! » Vous comprenezque je n’ai dit cela que pour le calmer et moi, je ne tiens pas àce que vous m’épousiez du tout. On peut être heureux sans cela.Assurez-moi mon avenir, et, tenez ! meublez convenablement cepetit pavillon de peintre où nous pourrons nous retrouver quandnous voudrons puisque vous aimez ce pays. Ce sera le nid de nosamours. Je ne vous en aimerai que davantage. Mais je vois bien queje vous demande des choses impossibles. Je ne suis qu’une sotte.Laissez-moi partir !

– Où ? demanda M. Barnabé abasourdi. Vous n’allezpas rentrer à pied à Paris !

– C’est vrai ! mon petit Barna… Vous m’avezrendu folle, lui dit-elle, en riant tout à coup et en lui jetantses bras autour du cou.

Elle revint à l’auberge avec lui… Il la sentait, chaude commeune caillette, elle s’appuyait sur son épaule : « J’aiconfiance en vous ! faites ce que vous voudrez ! Arrivequ’arrive ! je vous ai parlé comme une honnête fille… comme sij’étais votre petit enfant… »

C’était au tour de Barnabé de pleurer. Il l’embrassa bientendrement sur le seuil de la chambre qu’on lui donna :« Nous parlerons demain », lui dit-il. Il y eut une nuitépouvantable où les deux Barnabé se livrèrent, une fois de plus, uncombat féroce. Le lendemain matin, il demanda àMlle Julie : « Qu’est-ce que vousentendez par assurer votre avenir, mon enfantchérie ? »

– Ah ! ça, je n’en sais rien, moi, monsieur Barnabé…Je vais le demander à papa !

On ne pouvait être plus honnête fille. M. Barnabé pensa quel’affaire réglée ainsi, ce serait la sécurité pour lui, le bonheurcertain et sans remords, sans crainte de scandale pour de longsjours. « Et si elle continue à bien se conduire,pourquoi ne l’épouserais-je pas ? »

En attendant, il fallait savoir ce que le gardien de la paixentendait par « assurer l’avenir deMlle Julie ». Nous renonçons à dépeindre lesvingt-quatre heures que passa M. Barnabé avant d’être fixé. Cefut un coup affreux. Le défenseur de l’ordre public exigeait untitre de rente de trois mille francs.

M. Barnabé croira que je ne l’aime que pour sonargent ! avait dit en pleurant Julie. N’en parlons plus,monsieur Barnabé… Arrive qu’arrive ! Papa nous tuera, tantpis ! La vie n’est pas si drôle pour une fois qu’ons’aime !

– Ah ! ma Juju ! Vous direz à votre papa que vousaurez le titre de rente avant huit jours, mais ne me parlez plusjamais de cet homme.

– Jamais, monsieur Barnabé, je ne l’aime plus, puisqu’ilvous a fait de la peine !

Elle se jeta dans ses bras, lui colla pour la première fois seslèvres sur les siennes. Le bonhomme chavira. Heureusement, lasonnerie du téléphone le fit revenir sur la terre.Mlle Julie courut arroser de ses larmes saRemington…

Il ne loua pas le petit pavillon de peintre, il l’acheta. Dumoment qu’il devait faire des frais et le meubler, il y trouvaitson intérêt. De la sorte, s’il dépensait de l’argent, rien n’étaitperdu, puisque tout devait lui revenir. Et il en dépensa.

À l’U. R. B., malgré la routine du travail qui lemaintenait, on s’aperçut qu’il y avait en lui quelque chose dechangé. Pour la première fois de sa vie, il se montrait nerveux,distribuait des amendes à tort et à travers ou faisait descompliments que l’on n’attendait pas. Milon-Lauenbourg, lui-même,se demanda ce qui pouvait bien être arrivé à son secrétairegénéral. Souvent, M. Barnabé arrivait en retard ou partaitavant l’heure.

Martin l’Aiguille, qui avait aussi sa police dans la maison, futle premier à découvrir le pot aux roses. Il fut si bien documentéqu’un jour, au château des Romains, il dit à Lauenbourg :« Vous vous demandez depuis quelques temps ce qui est arrivé à« ce bon monsieur Barnabé », je vais vous le dire. Il luiest arrivé qu’il est amoureux fou de la petite dactylo qui luipianote sa correspondance. »

– Quoi ? Mlle Julie ?

– Elle-même.

– Eh ! le vieux chimpanzé ! Il aurait pu tomberplus mal… Elle est gentille !

– Je ne sais pas s’il aurait pu tomber plus mal, mais illui eût été difficile de tomber sur plus futée. Il y a deux ans,elle a failli faire tourner en bourrique notre notre sous-chef ducontentieux. Je vois qu’il s’en est débarrassé en la passant àBarnabé. Le bonhomme, tout harpagon qu’il est, lui a ouvert sabourse et elle y puise. Il est en train de meubler pour elle unpetit pavillon qu’il a acheté à trois kilomètres d’ici, de l’autrecôté de Pontoise. J’ai pu visiter. C’est crevant. Vous devriez voirça !

Milon-Lauenbourg n’en revenait pas. Quoi ! le père Barnabése ruinait pour une dactylo !

– Et vous savez, il n’a pas encore eu ça ! Parole,elle lui tient la dragée haute, la mâtine ! Mais, d’après ceque j’ai entendu dire à l’auberge du Bac, la petite fête ne va pastarder. Ça serait pour après-demain dimanche. Ils vont déjeunerpour la première fois chez eux et Barnabé a commandé un déjeunersuperfin avec du champagne !

Le samedi soir, Lauenbourg pénétra, affairé, dans le bureau deson secrétaire général.

– Barnabé, lui dit-il, il nous arrive une tuile ! ungros travail pour nous deux. Et j’ai réception ce soir aux« Roumains ». Je vous demande pardon de vous prendre unepartie de votre dimanche, mais je compte absolument demain matinsur vous, au château. Au surplus, vous serez libre pour midi, àmoins que vous ne vouliez déjeuner avec nous ?

– Non, merci ! se hâta de répondre Barnabé qui avaitcesse un instant de respirer… vous savez, le dimanche, j’ai meshabitudes, je vous quitterai pour le déjeuner…

Mais il arriva que la matinée du dimanche ne suffît pas àexpédier le travail ! M. Barnabé ne pouvait plus espérerêtre libre avant trois ou quatre heures de l’après-midi. Il étaitnerveux, comprenait mal ce qu’on lui disait, se trompait dans seschiffres. Lauenbourg s’étonnait tout haut : « Je voustrouve bien impatient, mon bon Barnabé ! Il y a donc quelquechose qui ne va pas aujourd’hui ? »

– Je voudrais que l’on me fît une commission, finit paravouer l’autre en rougissant. J’ai donné rendez-vous pour déjeunerà un ami, non loin d’ici, à l’auberge du Bac… je voudrais faireporter un mot à la patronne de l’établissement…

– Ce n’est que ça ! Que ne le disiez-vous plustôt ? Écrivez, Barnabé, écrivez !… mon chauffeur va vousporter ça tout de suite.

Barnabé lui remit le mot et se replongea dans son travail avecun acharnement féroce.

À deux heures et demie, il fit demander Lauenbourg pour unrenseignement urgent. Ce fut Martin l’Aiguille qui seprésenta :

– Le patron n’est pas là ! lui dit-il. Il n’est pasrevenu déjeuner.

– Comment ! il était donc sorti ?

– Oui, il a voulu prendre un peu l’air après le travail dece matin et il est monté dans l’auto de Fernand qui avait,paraît-il, une commission urgente à faire pour vous.

Barnabé devint blême… Il bredouilla :

– Alors, M. Lauenbourg n’est pas revenu ?

– Ma foi non, ni Fernand non plus ! Nous n’ycomprenons rien !

Barnabé crut sentir dans les paroles de Martin l’Aiguille unecertaine nuance de raillerie. Il le fixa, férocement. Jamais onn’eût cru Barnabé capable d’un regard pareil.

– Ah ! vous n’y comprenez rien… râla-t-il. Ehbien ! tant mieux pour vous, je vous le souhaite…

Et il sortit de la chambre comme un homme ivre…

Il demanda une auto, mais les domestiques ne l’écoutaient pas.Il lui sembla qu’il était devenu un objet de risée. Il ne faisaitplus peur. Martin l’Aiguille s’était mis à sourire et luidisait : « Ne vous affolez pas comme ça ! Il varevenir le patron ! Quel renseignement vous faut-il ? Jepuis peut-être vous le fournir ! » Barnabé ne l’entendaitmême plus. Il quitta le château, gagna Pontoise et le bord de larivière, arriva derrière l’auberge et aperçut l’auto de Fernanddans la cour… Il courut au pavillon, y pénétra par la cuisine, futen trois bonds dans le studio, où il trouva sur le divanMlle Julie dans les bras de Lauenbourg… Lequel,après avoir mangé le déjeuner superbe de M. Barnabé et bu sonchampagne, lui prenait sa maîtresse.

Tous deux s’étaient dressés, Mlle Julie affolée,Lauenbourg furieux. Barnabé baissait la tête.

– Je vous demande pardon, patron ! Si j’avaissu !

Il était sublime ! Lauenbourg le lui dit, et tout enachevant de réparer le désordre de sa toilette, il donna une tapeamicale sur l’épaule de son secrétaire général : « Venez,j’ai à vous parler ! » Et il l’entraîna sans même seretourner pour saluer Mlle Julie : « Vousme pardonnez, mon vieux Barnabé, hein ? Je vous jure que je nesavais rien, moi… C’est cette petite qui m’a entrepris… une grue,entre nous ! Elle nous l’a démontré. Je serais désolé de vousavoir fait de la peine… Mais je crois vraiment vous avoir rendu unfier service. Vous vous embarquiez là dans une histoire qui pouvaitvous mener loin, à votre âge ! Méfiez-vous des jeunesses, monbon Barnabé ! »

– Vous avez raison, monsieur le directeur. Çam’apprendra ! Ces jeunesses-là, comme vous dites, ça n’est pasfait pour MM. les employés, c’est fait pour MM. lesdirecteurs ! La leçon est bonne, je m’ensouviendrai !

Nous savons que M. Barnabé s’en était souvenu. M. ledirecteur lui avait pris sa maîtresse. Il s’était juré de luiprendre sa femme.

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