Les Mohicans de Babel

Chapitre 7LA FIN DE LA FARCE

Quand elle eut entendu Barnabé s’éloigner et fermer derrière luila porte de l’appartement, Isabelle, folle de ce qui venait de sepasser, et inquiète de savoir si sa fille avait surpris quelqueécho de cette abominable scène, alla écouter à la porte de sachambre… Toujours le même silence ! Le même silence qu’elleavait trouvé une heure plus tôt. À tâtons elle se dirigea vers lelit… elle n’y rencontra point la forme de son enfant…

Ses mains contre la muraille cherchaient le commutateur.Soudain, la chambre fut éclairée… Isabelle poussa un cri. L’imagedu bouleversement le plus complet s’offrait à sa vue… des meublesrenversés… une potiche brisée… le lit n’était pas défait mais lescouvertures étaient en désordre… C’en était trop pour une seulenuit… Mme Milon-Lauenbourg battit l’air de ses braset tomba d’un bloc, sur le tapis.

En bas, la fête était à son apogée, c’est-à-dire qu’ellecommençait à dégénérer en orgie. Milon-Lauenbourg, abandonnant laprincesse à une demi-douzaine de chevaliers servants qui étaient àdemi ivres, rejoignit Roger Dumont dans un coin.

– Merci ! lui dit-il, monsieur Roger Dumont.

– Et de quoi donc ? lui demanda le chef de lapolice.

– Mais du costume de M. Legrand que vousm’avez envoyé !

– Moi ? Monsieur le ministre veut rire ! Je nelui ai rien envoyé du tout…

– Allons ! Allons ! Dumont… à d’autres !Vous étiez au courant de notre petit scénario. Ce n’est pas pourrien que vous m’avez décrit au commencement de la soirée le costumede M. Legrand. Vous saviez que je le trouverais dans lacoulisse du théâtre quand le moment serait venu de me déguiser… Etpuis si ce n’est vous, qui me l’aurait donc faitparvenir ?

– Mais, monsieur le ministre, sans doute M. Legrandlui-même !…

Et il le regarda non sans une discrète ironie.

– Il était donc vraiment là ? questionna Lauenbourg,en continuant de railler…

– Je puis vous l’affirmer ! répondit-il en fixantcette fois carrément le ministre du Trésor…

– Et vous n’avez pas mis la main dessus !…

– J’ai voulu, monsieur le ministre, vous éviter cescandale… Du reste, vous avez vu qu’il avait pris ses précautionsJe ne jurerais point que tous ces masques apparus tout à coup aucours de la soirée et qui sont encore dans la salle, ne soient à sadévotion… Dans le doute, j’ai préféré m’abstenir… Il ne fallaitpoint gâter la fête !

– Je ne vous savais pas si prudent, mon cher Dumont.

– C’est que vous ne me connaissez pas encore, répliqua dutac au tac le chef de la Sûreté générale.

– Alors, vous avez laissé partir comme cela un homme quiétait à deux pas de vous et que votre police recherche en vaindepuis des mois et des mois ?

– Que monsieur le ministre se rassure… Je saismaintenant où retrouver M. Legrand !

– Eh bien, mon ami, je vous annonce qu’il estreparti avec son costume, car l’homme qui nous l’apporta est venule rechercher, après la farce…

– Il n’a pas dit de la part de qui il venait ?

– Il a dit simplement : « PourM. Milon-Lauenbourg »… mais il n’avait pas besoin d’endire davantage. Dès que j’eus ouvert le carton, j’étais renseigné,mon vieux Dumont !

Et il lui détacha une petite tape amicale sur l’épaule.

– Eh bien, mettons que c’est moi et n’en parlonsplus ! dit le chef de la Sûreté… Après tout, M. Legrand,c’est peut-être moi !…

– Est-ce qu’on sait jamais ? conclut Lauenbourg… et,en riant, il s’en fut rejoindre la princesse.

– Tous ces gens sont enragés, fit-il à la princesse deBrignolles… Ils ont pourtant assez bu, assez mangé, assez dansé…Ils ne vont pas bientôt aller se coucher ?

– Faites taire les jazz ! on comprendra que la fêteest finie !

– Impossible ! Les jazz sont saouls et déchaînés…

Au buffet, on ne cessait de verser le champagne à flots…Ah ! Lauenbourg faisait bien les choses…Mme de Cibriac semblait complètement dévêtue.On se bombardait avec de petits souliers à talons d’or… C’était ledernier genre, le dernier jeu de la saison pour les fins de gala.On ne rendait un cothurne que contre un baiser.

Tout à coup, l’électricité fut éteinte, dans tous lessalons ! Ce furent des cris, des fuites, des protestations,des rires, des bravos ! Milon-Lauenbourg était furieux. Quiavait pu se permettre cette détestable plaisanterie ?

Enfin, les salons furent à nouveau illuminés… Un« ah » prolongé de satisfaction générale salua le retourde la lumière… mais presque aussitôt des femmes se remirent àpousser des cris… et quels cris ! on ne comprit pas toutd’abord… et puis quelqu’un jeta : « Mais nous sommes dansune caverne de voleurs ! » Alors on sut de quoi ils’agissait. Ces dames avaient été volées de leurs bijoux !« Mon collier ! » « Mes perles ! »« Mon bracelet ! » et c’est alors aussi que l’ons’aperçut que tous les masques avaient disparu !

Lauenbourg vit tout à coup surgir Nounou, le visage ravagé. Ellelui dit à l’oreille : « Venez vite, monsieur ! on atrouvé madame évanouie dans la chambre de mademoiselle et on aenlevé mademoiselle ! »

Pendant ce temps, Roger Dumont commençait à recevoir lesdéclarations de ces dames volées, dans le bureau particulier deLauenbourg. Les salons étaient déjà déserts. Le comte de Martinl’Aiguille avait demandé son auto dans laquelle il s’était jetéavec un petit nécessaire de voyage. Il lança au chauffeur :« L’Isle-Adam, et brûle la route ! » Au valet quirefermait sa portière : « Tu lui diras que toutest paré. » Le valet répondit par un petit signe de tête qu’ilavait compris…

Quand le ministre arriva dans la chambre de sa fille, sa femmeavait repris connaissance, mais c’était pour réclamer Sylvie avecdes paroles de délire.

En apercevant son mari, elle le chassa loin d’elle, d’un gestequi semblait repousser une horrible vision… Milon ne s’arrêta pointà cette manifestation. Il avait vu le désordre de la chambre, lafenêtre ouverte sur le petit jour, l’échelle de corde… Ilinterrogea tout de suite les domestiques accourus, la nounou…Celle-ci ne pouvait répéter que ce qu’elle lui avait déjàdit : en pénétrant dans la chambre de mademoiselle, elle avaittrouvé madame évanouie près de la fenêtre… elle avait ouvert lafenêtre, vu l’échelle de corde… sûrement, on avait enlevémademoiselle… Les autres domestiques ne savaient rien ! Il leschassa, ordonnant qu’on allât prévenir immédiatement M. RogerDumont, que l’on trouverait dans ses bureaux : « Qu’ilmonte, sans perdre une seconde ! »

Roger Dumont entra ; on l’avait déjà mis au courant. Ilrenvoya Nounou, examina toutes choses autour de lui, hissal’échelle, resta un instant à réfléchir, considéraMme Lauenbourg en silence, se dirigea vers lesarmoires, les ouvrit, revint à Mme Lauenbourg.

– Mme Lauenbourg, dit-il, doit être arrivéedans le moment même où l’on enlevait sa fille. Elle a dûcertainement lutter avec les agresseurs. Elle seule pourrait nousrenseigner.

– C’est ce que j’ai déjà pensé, fit Lauenbourg, mais mafemme est dans un tel état de prostration qu’il est impossible delui tirer une parole.

Roger Dumont pria qu’on le laissât seul avecMme Lauenbourg. Isabelle accompagna la sortie deson mari de ce même regard d’effroi avec lequel elle l’avaitaccueilli, ce qui n’échappa point à Roger Dumont. Celui-ci remarquaégalement l’espèce de soulagement qu’elle ressentit à ne plus setrouver en face de lui.

– Madame, lui dit-il de sa voix la plus douce, il s’agit dusalut de votre fille. Il ne faut rien nous cacher. Vous avezassisté à la scène de l’enlèvement ? Les misérables vous ontmise en loques.

Isabelle le regarda, fit un effort visible pour se rendre comptede la situation : « Oui, monsieur, dit-elle, mais j’aipénétré ici dans l’obscurité. J’ai été affreusement bousculée… Jen’ai eu le temps de me rendre compte de rien ! »

– Vous êtes sûre que c’est bien ici que vous avez été mise…pardon, madame… dans cet état ?

La malheureuse ramena sur elle un léger peignoir de Sylvie, dontNounou avait essayé de la recouvrir…

– Mais, évidemment, monsieur !

Et elle ferma les yeux. Il put croire qu’elle allait à nouveauperdre connaissance.

– Je vais appeler votre mari !

Elle sembla retrouver toutes ses forces pour crier :

– Non ! non ! pas mon mari ! Nounou !Nounou ! Nounou fut appelée et, aidée d’une femme de chambre,elle reconduisit ou plutôt elle porta chez elle la malheureusefemme… Lauenbourg s’était montré…

– Ah ! monsieur, laissez-moi ! laissez-moi !fit Isabelle, en laissant retomber sa tête.

Lauenbourg resta seul avec Roger Dumont :

– Eh bien ? fit-il.

– Eh bien ! monsieur le ministre, je suis persuadé queMme Lauenbourg sait des choses… mais elle ne lesveut point dire… Il faut la laisser en paix… Le coup qui la frappeest peut-être plus cruel que vous ne pouvez l’imaginer… Nous avonsaffaire à des ennemis bien redoutables… et, je le crains, monsieurle ministre, bien… bien ingénieux… Seriez-vous assez aimable pourfaire venir Nounou… et me laisser seul un instant avecelle ?

La vieille nounou se présentait dans le moment que le chef de laSûreté avait encore le nez dans une armoire. Il seretourna :

– Dites-moi, Nounou… qu’est-ce que vous pensez de toutceci, vous ?

La bonne femme se mit à rougir jusqu’à son bonnet.

– Mais je ne sais pas, moi, monsieur, qu’est-ce que vousvoulez que je vous dise ?

– Venez ici. Voyez le désordre qui règne dans cesarmoires ? C’est ainsi que vous soignez le linge demademoiselle ?

Nounou dut se rendre à l’évidence que l’on avait enlevé en hâteune certaine quantité de linge.

Et elle paraissait de plus en plus troublée :

– Dites-moi, Nounou… Dans quoi a-t-on pu emporter toutcela ?

– Mais, je ne sais pas, moi, monsieur… Mademoiselle avaitdes valises, un gros sac…

– Allons ! dites-moi la vérité…

La nounou se mit à pleurer et finit par avouer qu’elle avaittrouvé mademoiselle à sa fenêtre, au moment où elle était montée« faire les couvertures ». Mademoiselle avait refermé lafenêtre aussitôt et lui avait ordonné de lui apporter son grand sacet son nécessaire… alors comme elle avait demandé à mademoiselle sielle partait le lendemain en voyage, elle lui avait répondu :« C’est possible, Nounou, mais quoi qu’il arrive vous deveztout ignorer… si l’on vous interroge, vous ne savezrien ! » Et je me suis retirée, monsieur, très inquiète,mais j’avais promis de ne rien dire… je n’ai rien dit… je suisdescendue, sur son ordre, à l’office où l’on avait besoin de messervices.

– C’est bien, gardez toute cette histoire pour vous !Il y va de l’honneur de mademoiselle… ne parlez que lorsque je vousen aurai donné l’autorisation…

Il allait quitter l’appartement quand une femme de chambre, fortjolie, le croisa, s’arrêta et lui dit quelques mots àl’oreille…

– Merci, Thérèse ! Et il s’en fut rejoindre Lauenbourgqui l’attendait avec impatience dans son appartement.

– Avez-vous quelque indice ?

– Aucun… L’affaire est très embrouillée…

– Eh bien, mon cher, c’est à vous de la débrouiller !Pour moi, c’est un coup terrible ! ma fille enlevée en pleinefête ! Je deviens moins à plaindre que ridicule ! queltapage dans Paris !

– Eh ! monsieur le ministre, prononça assezsarcastiquement Roger Dumont, n’avez-vous pas défiéM. Legrand ?

– Mais vous étiez là, vous, monsieur, qui vous prétendez sifort, répliqua l’autre, féroce… Vous devenez aussi ridicule quemoi ! mais moi, je m’en tirerai toujours… les bijoux, je lespaierai… et l’on finira bien par me retrouver ma fille… Si on mel’a enlevée pour me faire chanter, je paierai encore… mais vous,vous êtes un homme fichu ! n’essayez donc pas de faire lemalin ! si vous n’avez plus rien à me dire, vous pouvez vousretirer !

Roger Dumont s’inclina très obséquieusement et gagna la porte.Lauenbourg lui jeta, en manière d’adieu :

– Des hommes comme vous, j’en trouverai toujours !

Roger Dumont se retourna…

– Certes ! à la pelle ! mais pour en trouver unplus fort – c’est un conseil que je me permets de vous donner,monsieur le ministre – il faudra accorder à celui-là des moyens quime sont refusés…

– Je vous entends, Roger Dumont !

– Qu’importe que vous m’entendiez si vous ne m’écoutezpas ! Aujourd’hui, le ministre du Trésor est tout – quand ilse nomme Milon-Lauenbourg – il peut renvoyer son président duconseil aussi facilement… que son chef de la Sûreté générale… maisquand son chef de la Sûreté générale se nomme Roger Dumont, il lefait ministre… ou le ministre du Trésor n’est plus rien !

En entendant ces dernières paroles, Milon-Lauenbourg put sedemander si le petit homme qu’il avait devant lui n’était pointdevenu subitement fou… mais ces propos si extraordinaires avaientété tenus sans éclat et dans la pose la plus humble, ce qui leurdonnait un relief des plus saisissants. Son Excellence en pâlit,car il venait de comprendre tout à coup que l’on ne traite point unRoger Dumont comme un Barnabé…

Il lui sembla que la silhouette de Roger Dumont était moinsfalote qu’à l’ordinaire. Pour la première fois, il lui découvritune certaine consistance physique… C’était la première fois aussique Roger Dumont se permettait d’être éloquent. Et, au fond, ce quele ministre retenait de cette éloquence était moins la promesseformulée que la menace qui l’avait inspirée.

– Compris, Roger Dumont ! En somme, si je vous donnele ministère, vous me rendrez en échange ma fille et lesbijoux ?

– Monsieur le ministre a admirablement résumé lasituation.

– Et si je ne vous le donne pas ?

Le chef de la Sûreté générale haussa les épaules, étendit lesbras, les laissa retomber :

– Alors, je vous laisserai vous débrouiller toutseul !

– Savez-vous bien que je finirai par croire, ajoutaLauenbourg avec un sourire, que c’est vous qui m’avez fait chiperles bijoux et ma fille !

– Bah ! si monsieur le ministre est de cet avis jen’aurai garde de le contrarier… et j’ajouterai que c’est une raisonde plus pour qu’il m’accorde ce que je lui demande !

– Roger Dumont ! c’est fait, si cela ne dépend que demoi.

– Alors, c’est fait, monsieur le ministre, seulement, ilfaut que ce soit aujourd’hui même. Il y a conseil des ministres àonze heures… arrangez-vous, et pas de décret qui pourrait n’avoirqu’une durée éphémère… déposez un projet de loi et faites-leadopter sur-le-champ ! Et n’oubliez pas magendarmerie !

– Mais vous demandez l’impossible ! Je vaisavoir toute la Chambre contre moi !

– Pour vous ! monsieur le ministre !laissez-moi faire… je vais leur servir un plat de ma façon enmanière de hors-d’œuvre… À deux heures et demie, vous n’aurez qu’àvous mettre à table… Monsieur le ministre, votreserviteur !

Roger Dumont parti, Milon-Lauenbourg resta quelque temps àréfléchir avant d’aller se plonger dans son bain :« Après tout, finit-il par se dire, si puissant que nous lefassions, on peut toujours le débarquer. Dans le moment, il mesert ! C’est lui qui a monté toute l’affaire, le b… !

Pendant ce monologue, le chef de la Sûreté était descendu… Dansle vestibule, il se trouva sur le dos de Daniel Ternisien, quis’apprêtait à monter dans une auto de louage, tandis que le valetde pied lui disait à voix basse : « Tout estparé ! »

Daniel demanda : « L’Isle-Adam ? »

– L’Isle d’Adam !

Et le valet allait refermer la portière… Roger Dumont, à quirien n’avait échappé s’avança : « Vous rentrez à Paris,monsieur Ternisien ? »

– Ah ! monsieur le directeur, je croyais que vousétiez parti… oui, je rentre à Paris… voulez-vous que je vous déposerue des Saussaies ?

– Mais non, vous me déposerez chez vous, avenue Matignon…la place Beauvau est toute proche, une petite promenade à pied mefera du bien.

Il monta à côté de Daniel. L’auto démarra :

– Dites donc, fit le chef de la Sûreté, il nous en a jouéune bien bonne, M. Legrand.

– Oui, c’est une de ses meilleures… quel culot, cettehistoire de bijoux ! Voulez-vous mon avis, il finira par sefaire pincer !

– Si je le veux ! rétorqua le policier…

– Vous parlez avec une assurance ! vous savez quic’est, vous ?

– Et vous ?

– Moi, non, monsieur le directeur, je vous le jure… si jele savais il y a longtemps que je vous l’aurais dit… vous n’endoutez pas…

– J’en doute fort, au contraire… mais nous reparlerons detout cela tout à l’heure… Occupons-nous de notre affaire. Touts’est bien passé ?

– En douceur… La demoiselle est maintenant dans satour.

– Qu’est-ce qu’elle dit ?

– Eh ! mon cher directeur, elle n’en revientpas ! Songez donc que nous l’avons trouvée toute prête,nous n’avons eu qu’à la cueillir, le bagage était fait.

– Oui, je le sais…

– Elle se débattait… on a cassé une potiche… songez !la pauvre petite ! elle attendait son Claude !

– Nous le lui donnerons !

– Entre nous, vous lui ferez un gros plaisir.

– Qui avez-vous laissé près d’elle ?

– La femme du moulin.

– La Mathieu ? Parfait !

L’auto s’arrêtait devant un immeuble de l’avenue Matignondonnant sur un petit jardin, lequel avait une porte sur la rue dePonthieu…

– Il pleut, monsieur le directeur ; je vous faisreconduire…

Mais Roger Dumont était descendu derrière lui…

– Non, je préfère rentrer à pied. Seulement, vous aurezl’obligeance de me prêter un parapluie.

Daniel comprit que l’autre avait quelque chose de particulier àlui dire, il le fit passer devant lui.

Le jeune homme occupait là un rez-de-chaussée de garçon meubléassez galamment dans le style Louis XVI, formé de quatrepièces et d’une salle de bains, où il ne faisait que de raresapparitions. Il vivait au cercle, y prenait ses repas. Cetteexistence, alimentée par des ressources plus ou moins avouables,lui avait valu la malédiction de ce bon M. Barnabé et larupture de toutes relations avec son frère, l’ex-élève dePolytechnique, l’honneur de la famille.

À part cela, c’était un charmant garçon, très spirituel, trèsgai et remarquablement intelligent.

« Qu’est-ce qu’il me veut encore, ce sacréDumont ? » disait-il en introduisant le chef de la Sûretédans son studio. Il se débarrassa, tout de suite, de son habit,qu’il jeta à la volée sur un divan, et il revêtit un vestond’intérieur des plus élégants, à larges revers garnis d’une soie decouleur tendre. C’était un beau garçon, un peu efféminé, maissouple et peut-être d’une force peu commune.

– Voulez-vous prendre une tasse de thé, monsieur ledirecteur ? C’est tout ce que j’ai à vous offrir.

– Merci, Daniel, je n’ai pas une minute à perdre cematin.

– Et vous êtes ici ?

– Justement, nous allons travailler. Ne prononçons pas deparoles inutiles… pour l’enlèvement de la petite, vous attendrezmes ordres…

– Je reste persuadé que c’est un coup deM. Legrand ! fit Daniel.

– Vous devez le savoir mieux que personne, puisque vous enétiez… mais ce n’est pas un coup de M. Legrand !

– Ah ! fit Daniel, légèrement démonté et attendant lasuite…

– Ce n’est pas un coup de M. Legrand, puisqueM. Legrand s’est imaginé que le coup était de moi !

– Je vous arrête… vous le connaissez donc ?

– Je crois le connaître ! mais vous, vous leconnaissez sûrement !

– Ah ! ça, non, je vous le jure !

– Vous faites cependant partie de la bande dite dessnobs ou encore des birdeyes !

– Je ne vous apprends rien ! c’est moi qui lacommande ! Et il y a longtemps que je l’aurais plaquée si vousaviez voulu… mais il faut vivre !

– Daniel, gardez votre poste chez M. Legrand, maisil ne faut plus servir que moi, ou je vous briserai ! Jevais être le plus fort et le plus riche !

– Bonne nouvelle !

– Demain, je serai ministre de la police avec vingtmillions de fonds secrets…

– Par le temps qui court, ce n’est pas cher.

– Cinquante mille francs par mois pour vous de fixe et lespetits profits du métier… Je m’arrangerai pour que vous puissiezdoubler la somme !

– Si vous me garantissez cinquante billets de fixe parmois, ça va !

– C’est entendu ! Mais à partir de ce moment, je vousconsidère comme ma chose…

– N’insistez pas. À ce prix-là, je vous vends monâme !

– Bien ! Alors, je commence ! Qu’est-ce qu’il y ade paré à L’Isle-Adam ?

– Coup direct ! J’accuse… Bien tiré… À l’Isle-Adam, ily a la petite maison du noble comte de Martin l’Aiguille… et c’estlà que sont parés les bijoux volés cette nuit par la bandedes snobs.

– Martin l’Aiguille en est donc ?

– Il est au-dessus de la bande…

– Je m’en doutais… C’est lui qui a fait venir lecostume de M. Legrand pour Milon-Lauenbourg ?

– C’est lui !

– Et vous ne savez pas de chez qui venait cecostume ?

– Je l’ignore, mais je pourrais le demander à Martinl’Aiguille.

– Ou à Milon-Lauenbourg ?

Les deux hommes se regardèrent en riant.

– Allons ! nous ne sommes pas là pour plaisanter, fitRoger Dumont… Ce costume a cependant son importance…

– Sérieusement ? questionna Daniel.

– C’est la première fois que vous le voyez ? Avant deme répondre, pensez à ce que je vous ai promis.

– Je ne pense qu’à ça ! Oui… c’est la premièrefois.

Mais il avait hésité…

– Alors, n’en parlons plus… dit l’autre sans insister, etsurtout pas de question à Martin l’Aiguille… Il faut le laisseragir librement, remplir sa lieutenance auprès de M. Legrand entoute sécurité… qu’il ne se doute jamais que nous sommesd’accord.

– Compris ! Il a la plus grande confiance en moi.

– Elle est placée… qu’il la garde… Alors le coup a étépréparé en dehors de M. Legrand, qui reste persuadé que j’ensuis l’auteur… par Martin l’Aiguille et par vous ?

– C’est moi qui en ai eu l’idée… j’étais fauché comme lesblés !

– Pour ce qui vous en reviendra après ladistribution ! et que le comte aura pris sa part !j’imagine que vos snobs se font payer cher…

– Ils ont des besoins… des maîtresses dans le grandmonde.

– Que fait-on des bijoux volés quand ils sontparés dans la petite maison de l’Isle-Adam ?

– Une ancienne maîtresse à moi, qui tient un bar rue deCastiglione, la Taupe, va les y chercher, passe en Angleterre et làs’arrange… je vous dirai comment et où… Vous aurez la liste de nosreceleurs et des agents à Londres… Seulement, ne me brûlez pas… ouje suis un homme mort ! Je suis sans défense, moi, contreM. Legrand que je ne connais pas ! Vous pouvez me donnercent mille francs par mois, allez, je risque ma peau !

– Je vous la garantis, car j’y tiens ! Daniel !vous allez voir la Taupe…

– J’y courais quand vous m’avez fait l’honneur de monterdans ma voiture, monsieur le directeur !

– Elle va se rendre tout de suite à l’Isle-Adam… partiraaujourd’hui pour Londres avec les bijoux par le premier rapide deCalais… Mes inspecteurs se chargent du reste…

– Monsieur le directeur, la Taupe est une brave fille qui afait un rêve… acquérir une belle propriété, genre château, dans unpetit coin de l’Île-de-France, se mettre bien avec le curé etoffrir le pain bénit du dimanche… si vous l’aidiez d’une façonrégulière à réaliser son rêve, elle vous serait bien dévouéemonsieur le directeur…

– Vous lui direz qu’elle aura son petit domaine avant deuxans… mais il faudra qu’elle me fournisse un sacré travail enattendant…

– Monsieur le directeur, la Taupe n’a plus rien à vousrefuser… je la préviens de ce qui va lui arriver pendant le voyage,ça lui évitera bien des émotions, car on va la coffrer, n’est-cepas ?

– Tu penses ! mais j’ai besoin d’elle, je la sortiraide là au plus tôt ! qu’elle affirme qu’elle ignorait ce quecontenait le sac qu’elle est chargée de transporter… qu’elle fassela bête, j’en ferai une victime…

– Vous pensez à tout, monsieur le directeur ! Vousêtes le Napoléon de la police… Fouché n’était qu’un enfant à côtéde vous !

– Eh bien, maintenant, asseyez-vous à votre bureau etécrivez ; c’est le nouveau ministre de la police quidicte.

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