Les Mohicans de Babel

Chapitre 18NUIT HISTORIQUE

Nous entrons dans la période des nuits dites« historiques ». En ces époques de trouble, d’inquiétude,de crise du régime, on appelle « nuit historique » cesnuits où s’élabore, dans un mystère qui ne sera jamais bienpénétré, la politique du lendemain : changement degouvernement ou coup d’État. Ce ne sont point des historiens quimanquent pour ces nuits-là. Quand le danger est passé, les languesse délient et les confidences commencent. C’est alors que deschroniqueurs qui signent X ou Y s’emparent de ces potins, lesconfrontent, les arrangent et trament la légende.

Au fond, on ne sait jamais bien exactement ce qui s’est passéparce qu’il y a trop de gens qui ont intérêt à oublier ousimplement à déformer les faits. Et c’est souvent le principal quireste l’obscur.

Cette nuit-là qui préparait la fameuse « journée du7 » où le Parlement sentit passer le vent du désastre, il yavait réunion intime et secrète des principaux leaders duRéveil des Gaules et de leurs amis, dans le bureau deTromp.

Turmache, le précédent ministre du Trésor, était arrivé l’un despremiers, suivi de près par Hockart et Thénard de l’Eure. Ilsfurent bientôt une douzaine qui avaient partie liée.

Dans cette bataille, chacun pensait à soi d’abord, et c’estpourquoi elle devait se livrer dans des conditions si lamentablespour tous, dans « la journée du 7 »…

Depuis vingt-quatre heures, ça chauffait dur. Tout le mondesavait que ces messieurs préparaient le terrain pour Corbières.Nous avons dit qu’on les croyait très armés. Or, cette nuit-là, àune heure du matin, ils n’avaient encore rien, ils entretenaient lacampagne qui faisait gronder Paris et commençait à épouvantercertains milieux de la haute finance, avec des renseignements oudes documents de seconde main que leur faisait parvenir RogerDumont. Mais ce n’était pas cela qu’ils attendaient… C’était labombe qu’on leur avait promise et qu’ils devaient déposer entre lesmains de Corbières, à ses risques et périls, bien entendu.

La réunion fut tout de suite fiévreuse. Tromp annonça que lepetit Paskin était chez Dumont et qu’il l’attendait depuis onzeheures ! Il n’en avait aucune nouvelle.

Les conjurés se regardèrent. Thénard, qui était le pluspusillanime, prononça le premier :

– Je trouve que Dumont nous fait bien languir !

– Oui, acquiesça Turmache, mais il ne nous fera pasmarcher !

– Qu’en savez-vous ?

– Faudrait voir ! Nous ne sommes pas des enfants, ditTromp, qui était un peu pâle et regardait souvent sa montre.

– En attendant, reprit Hockart, Dumont garde les documentspour lui… Il peut en faire ce qu’il veut et même les rendre àMilon, s’il finit par s’entendre avec lui, après les avoirsphotographiés, Et nous, nous resterons les mains vides !

– Ils ne s’entendront pas, affirma Tromp, sans quoi ceserait déjà fait. J’ai des tuyaux… Lauenbourg en veut à mort àDumont… Si Dumont ne se décide pas pour nous, c’est lui qui est f…et c’est le triomphe pour Milon, demain.

– Qu’annoncez-vous « en première » demain, pourla séance, dans votre canard ?

– La chute du ministère, mon cher, tout simplement, etpeut-être quelque chose de plus grave que cela, à la suite del’interpellation Corbières.

– Vous êtes gigantesques ! Mais si vous n’avez rien,s’il n’a rien, Corbières ?

– Il aura tout ! Paskin me l’a juré !

À ce moment la porte s’ouvrit brusquement et la silhouette dupetit Paskin parut sur le seuil. Il avait une serviette sous lebras. « J’ai tout le paquet ! » fit-il.

Il était haut comme une botte, maigre, mais la figure poupine,les yeux brûlants d’intelligence, et ficelé avec une certaineélégance. C’est lui qui faisait les « Échos » auRéveil et c’était l’homme de confiance de Tromp. À lavérité, il menait la barque pour huit cents francs par mois, maison ne voyait que lui au Palais-Bourbon, au Palais de Justice, dansle ministère, et dans le monde.

« J’ai tout le paquet ! » Ils se ruèrent sur lui.Il fit un pas de retraite.

– Entre ! lui dit Tromp.

– Non ! fit l’autre, je n’entrerai pas !… je n’aipas envie de me faire dévaliser !

Ils avaient tous, en effet, des figures de voleurs.

– Tout de même, nous allons voir le dossier ! rugitLecamus, qui n’était venu que pour ça… et qui avait plus d’intérêtque tout autre à fouiller dans les paperasses…

– Nous n’avons pas le temps ! et puis j’ai promis deremettre le dossier tel quel à Corbières qui m’attend… MonsieurTromp, je voudrais vous dire un petit mot !

Et comme Paskin ne voulait toujours pas entrer, il fallut bienque Tromp sortît. L’autre l’entraîna au fond du corridor. Ilss’entretinrent deux minutes.

Puis Tromp revint et referma la porte :

– Messieurs, tout va bien ! Mais je dois vous quitter.Je serai de retour dans une demi-heure au plus tard. Paskin exigeque je l’accompagne auprès de Corbières… Il veut un témoin quand illui remettra le dossier. Ah ! encore une recommandation :Qu’il soit bien entendu que Roger Dumont n’est pour rien dans lalivraison des documents ! Au besoin Paskin démentirait… On ditdéjà partout que nous les devons à Martin l’Aiguille… Laissonsdire, c’est pour le mieux ! Telle est la consigne. À tout àl’heure, messieurs !

Là-dessus, il les quitta en coup de vent. En bas, il monta dansla petite auto à conduite intérieure de Paskin. Il croyait que l’onallait chez Corbières.

– Pensez-vous ! lui dit Paskin, en démarrant, la boîtede Corbières est trop surveillée… Je lui ai donné rendez-vous à laPorte Maillot…

– Y a-t-il quelque chose sur Lecamus dans ledossier ?

– Oui, un document de première… Si je suis en retard, c’estque j’en ai pris la photo… Vous pourrez le faire« marcher » avec ça !… Je vous montrerai quelquesautres petits papiers quand nous reviendrons et que ces messieursseront partis. Mais j’ai dû être prudent, vous comprenez !Roger Dumont ne blague pas… je ne tiens pas à remplacer Spartacusdans sa cellule, et il y a un bordereau…

– Vous irez loin, Paskin ?

– Pourvu que j’aille longtemps, c’est tout ce que jedemande ; cette vie m’amuse.

Passé la Porte Maillot, ils s’arrêtèrent. Un taxi stationnait aucoin d’une rue qui débouchait sur l’avenue.

– C’est lui, dit Paskin.

C’était lui, en effet. La portière s’ouvrit :

– Voilà ! dit Paskin en sortant de sa serviette ungros dossier ficelé.

– Pardon, messieurs ! leur dit Corbières, mais je nesais ce que vous me donnez là ! Il faut venir chez moi, nouscompulserons et nous signerons un bordereau…

– Écoutez, dit Paskin… le bordereau est tout prêt… ce seravite fait… M. Tromp ne peut aller chez vous ! Il y a desraisons majeures à cela… Entrons dans un café… j’en connais un,tout près d’ici, qui reste ouvert toute la nuit !

C’est ainsi qu’ils pénétrèrent dans un bistrot où, sur le coind’une table, ils passèrent en revue, bordereau en main, un dossierà faire sauter le gouvernement.

Cinq minutes plus tard, ils étaient dehors et se séparaient.

Quand il fut seul dans son taxi. Corbières se dit :« À partir de maintenant, il faut que je m’attende à êtreassassiné ! » Et il tâta son revolver dans sa poche.

À Neuilly, devant la grille de son pavillon, il paya le taxi.Solitude complète sur cette rive de la Seine, du moins apparemment.Il ouvrit lui-même sa grille. Il la referma soigneusement. Il étaitseul chez lui. Pas un domestique. Jeanville avait reçu son congénaturellement. Puisqu’il était prouvé qu’il ne pouvait avoir aveclui que des traîtres, Claude préférait encore être seul !

Mais nous l’avons dit, il s’attendait à tout !

Il avait pensé, un instant, ne pas rentrer, mais où pouvait-ilêtre plus en sûreté que chez lui ?

Au moins, si la police venait « travailler » àdomicile, cela ferait scandale… Et puis, il avait justementrendez-vous, cette nuit-là, avec Lhomond, qui, retourné enprovince, où il l’avait chargé de ses instructions auprès desprincipaux ligueurs, devait revenir à Paris vers les trois heuresdu matin. Il avait décidé que Lhomond coucherait chez lui etl’accompagnerait à la Chambre.

Quant à Palafox, il était encore très souffrant et Claudel’avait volontairement laissé dans l’ignorance des dangers qu’ilpouvait courir. Néanmoins, quand il fut enfermé dans son bureau,seul en face du précieux dossier, ce fut à Richard Cœur de Lionqu’il pensa et il regretta de ne l’avoir pas à ses côtés dans uneheure pareille. Il décrocha l’appareil téléphonique et, au bout dequelques minutes, qui lui parurent bien longues, obtint lacommunication. Ce fut une voix inconnue qui lui répondit.

Il demanda :

– Je suis bien chez M. Palafox ?

– Oui, monsieur.

– Comment va-t-il ?

– M. Palafox est mort !

Il se fit répéter plusieurs fois l’affreuse nouvelle. Elle lejetait dans un désarroi immense et dans une vraie douleur. Quepouvait-il être survenu ? Il l’avait vu le matin même et lesdocteurs paraissaient tout à fait rassurés. Que s’était-ilpassé ?

La personne qui lui avait répondu au téléphone était alléechercher Roxelane, qui n’avait pas quitté le malheureux depuisqu’on le lui avait ramené si cruellement blessé.

– C’est vous, monsieur Corbières ?

Il reconnaît sa voix, qui est étrangement calme et posée.

– Oui, c’est moi ! Qu’est-ce que j’apprends ? Cen’est pas possible !

– Si, monsieur Corbières ! c’est fini ! Richardest mort.

– …

– Mort de ma main ! C’est moi qui l’ai forcé à prendrecette potion…

– Empoisonné !

– Et cependant, j’étais prévenue, allez ! j’étais surmes gardes ! je redoutais tout pour lui. Ah ! vous neles connaissez pas ; ils avaient si peur delui ! Vous me demandez qui soupçonner ? Mais est-ce queje sais, moi ? les domestiques ? l’infirmière ? legroom qui a apporté la potion ? qu’importent ces gens ?Je n’ai pas su le garder ! la criminelle, c’est moi !

– Êtes-vous sûre qu’il a été empoisonné ?

– Je vous le dirai tout à l’heure… Il n’a pas pris toute lapotion, j’ai vidé la fiole.

– Vous avez fait cela ?

– Croyez-vous que je pourrais lui survivre ? Il n’yavait pas sur la terre deux hommes comme mon Richard ! C’étaitun véritable Cœur de Lion !

– Que ressentez-vous ?

– Vous savez, la dose n’était pas très forte… néanmoins,oui, je ressens certains troubles… par instants comme un légervertige !

– Il est encore temps de vous sauver… J’accours auprès devous, Roxelane !

– Je vous le défends. Et puis, vous ne me trouverezpas ! Il faut que je sorte… j’ai quelques courses à faire… sesdernières volontés… des papiers à mettre en sûreté… Adieu, monsieurCorbières ! Vengez-nous ! Il vous aimait bien !Monsieur Corbières ! Monsieur Corbières ! je sens quec’était réellement du poison !

Et elle coupa la communication. Il la redemanda. On ne réponditplus.

– Les misérables !

Il se rua sur un dossier. Et il fut heureux d’y trouver tant depreuves d’infamie… Pendant une demi-heure, il prit des notes. Et,soudain, il trouva que tout aboutissait finalement àl’U. R. B.

Milon-Lauenbourg se retrouvait partout ! même et surtoutquand son nom était absent.

Il se leva, en proie à une fièvre intense. Il but deux grandsverres d’eau… Et il se mit à arpenter la pièce, le front mauvais,la mâchoire tremblante… et il était plein de haine… contreLauenbourg ? Non ! contre lui. Car, maintenant, c’étaitmoins à Lauenbourg qu’il pensait qu’à Sylvie… Oui ! Sylvie…Sylvie se dressait devant lui. Sylvie qui allait être sa premièrevictime, la plus pure !

Ah ! pourquoi lui avait-elle donné ce baiser, dont lesouvenir chavirait son courage ? Non, mais est-ce quevraiment, il suffirait qu’une petite fille… ?

Il se mit à rire affreusement… Lui qui avait rêvé de changer laface du monde ! Non ! mais, est-ce que le chef allaithésiter quand les troupes attendaient… quand les armes étaientprêtes… quand le dossier était là !

Ce dossier, grands dieux ! comme il l’avait désiré !Avec quelle angoisse impatiente il l’avait attendu ! Et,maintenant, allait-il s’en détourner parce qu’il avait senti passersur ses lèvres l’haleine d’une vierge ! Ah ! lesurhomme ! le pauvre idiot !

Il était tremblant comme un enfant… Il s’appuya sur son bureau…sa main rencontra l’appareil téléphonique… Et il entendit la voixqui lui était venue par là :« Vengez-nous ! »

Il pleura de honte. La crise était passée. Peu à peu, son visagereprit une étrange et dure sérénité. Il se rassit très calme devantle dossier. Il se remit à classer des documents. Il ne pensa plusqu’à la bataille qu’il allait livrer tout à l’heure. Sur sonbloc-notes, il commençait à tracer les grandes lignes de sondiscours. Et l’U. R. B. n’était pas épargnée.

Comme il était au plus fort de son travail, il entendit que l’onsonnait à la grille. Il regarda à sa montre. C’était l’heure àlaquelle il attendait Lhomond. Tout de même, il se méfia, et sortitdans le jardin, après avoir refermé à clef la porte de son bureau.Il tenait son revolver dans sa poche. Il distingua une forme sombrequi attendait.

Il dit tout haut : « C’est vous,Lhomond ? »

– Non, c’est moi !

C’était une voix féminine. La silhouette était maintenant colléeaux barreaux. Il pensa : « C’est Roxelane ! »et il courut vers elle.

Ce n’était pas Roxelane, c’était Sylvie.

– Ouvre-moi ! ouvre-moi vite !

La stupeur de Claude était telle qu’il ne parvenait point àmettre la clef dans la serrure.

– Vous êtes folle ! grondait-il… vous êtesfolle ?

Il était furieux.

Quand il eut ouvert, elle s’enfuit vers le pavillon. Il refermala porte et la rejoignit en hâte.

Quand ils furent dans le bureau, il lui montra tout de suite unefigure si hostile qu’elle recula avec un gémissement. Elle ne lereconnaissait plus. De fait, il était terrible.

– Qu’êtes-vous venue faire ici ? Vous êtes la dernièrequi devriez y être !

Elle porta les mains à ses tempes et se laissa tomber sur unechaise.

– Oh ! je vous demande pardon ! je vous demandepardon ! je ne me doutais pas…

– De quoi ? Vous ne vous doutiez pas dequoi ?

Elle sentait sur elle son souffle rageur…

– Que vous pourriez me montrer une figure aussiatroce ! Et elle éclata en sanglots. Il ne s’apitoya pas. Ilse rassit, silencieux et mauvais, devant le redoutable dossier,dont les documents jonchaient son bureau.

Maintenant, elle regardait les papiers.

– Je suis venue pour ça ! finit-elle par dire, ens’essuyant les yeux.

– Vous ne m’apprenez rien ! Qui vous envoie ?

– Personne, Claude ! Je ne suis venue ni pour moi, nipour mon père, soyez-en assuré, je suis venue pour ma mère…Laissez-moi parler, ce que j’ai à vous dire n’est pas long !Après je m’en irai… Quand on m’a ramenée chez moi, j’ai trouvé mamère à l’agonie. Elle avait écrit une lettre que l’on m’a remise oùelle me disait qu’elle se tuait parce qu’elle savait que mon pèreétait un misérable, que toutes ses infamies allaient être dévoiléeset qu’elle ne pouvait survivre à cette honte… Nous avons pu lasauver… nous lui avons caché soigneusement les journaux qui mènentdepuis deux jours une si terrible campagne contrel’U. R. B. Je savais, d’autre part, que papa affichaitune grande tranquillité. Il prétendait que ses ennemis étaient sansarmes, qu’il n’y avait dans cette campagne que des racontars… maisj’ai su hier soir, de source sûre, que vous aviez les documents etque vous alliez faire éclater le scandale, aujourd’hui même, duhaut de la tribune… alors je suis venue vous demander si vouspouvez quelque chose pour ma mère, car je ne veux pas qu’elleessaie de se tuer une seconde fois, comprenez-vous ? c’esttout ! Je n’ai plus rien à vous dire.

– Vous avez fait votre devoir, Sylvie, fit-il, d’une voixradoucie, mais moi, j’ai aussi le mien à remplir ! Excusez-moisi je vous ai reçue d’une façon aussi rude ! Ma fureur,hélas ! avait peur de ma faiblesse ! Et il faut que jereste fort… je ne vais point seul au combat, et je ne puis tournerles yeux vers vous sans trahir.

Elle ne lui répondit pas… Il éclata et sa colère renaissanteétait pitoyable : « Ah ! pourquoi êtes-vousvenue ? Pourquoi ? C’est une grandemisère ! »

Il se prit la tête dans les mains. Il y eut un immense silenceentre eux. Et puis il dit encore : « Vous ne doutez pasque je vous aime ! »

– Et vous vous en êtes toujours défendu, Claude ! Vousêtes un homme loyal… Pardonnez-moi de vous faire tantsouffrir ! Mon Dieu ! c’est affreux ! Je ne vousreconnais plus ! Oui ! je savais que vous m’aimiez et jesuis venue sans peur… mais maintenant j’ai peur, j’ai peur de vouscomme d’un inconnu… Nous sommes si loin l’un de l’autre…

– Sylvie !

Ce cri la suppliait de se taire. Elle se tut. Et puis soudain,elle se leva et dit d’une voix changée : « Quoi qu’ilarrive, vous n’aurez rien à vous reprocher… et l’on ne vousreprochera rien ! »

Il se dressa derrière elle, les tempes battantes, et lui saisitla main qui poussait déjà la porte.

– Sylvie ! Comprenez-moi ! Je ne m’appartienspas ! Ma pitié est immense pour vous et pour moi aussi, car jene suis tout de même pas un assassin !

– Non, Claude ; non, vous n’êtes pas un assassin, maisdécidément, la vie est une chose épouvantable et je comprendsma mère ! Adieu, mon ami !

Elle était dans le vestibule. Ses dernières paroles :« Je comprends ma mère ! » sonnaient à sesoreilles un glas sinistre. Il l’entoura de se bras :« Qu’allez-vous faire ? Qu’allez-vous faire,Sylvie ? »

– Mais, rentrer chez moi… Ne craignez rien pour moi…Thérèse, notre femme de chambre, m’attend dans une auto au coin del’avenue… Tout le monde ignore que je suis sortie… Oubliez cettevisite. Elle n’a pas eu lieu. Encore une fois, pardonnez-moi.Adieu !

– Je vous demande ce que vous allez faire… ce que vousallez faire quand vous serez rentrée chez vous ?

– Ma foi, je n’en sais rien. Ma mère et moi nousdéciderons… Je la suivrai où qu’elle aille ! L’autrejour, quand je suis rentrée à la maison, elle n’a eu qu’uncri : « Pourquoi es-tu revenue ? » Elle mecroyait heureuse avec vous, en dehors de tout ! Elle ne sedoutait pas, elle, qu’il n’y avait rien en dehors de lapolitique !

– Sylvie, nous y périrons tous !

– Oui, fit-elle.

Il la sentait frémissante entre ses bras, dépensant son derniereffort à retenir l’expression d’un désespoir qui allait, sortie delà, la précipiter aux abîmes. De tous ceux qu’il avait marqués pourl’exécution, elle avait le numéro un ! Elle était venue à luipleine d’amour. Il la renvoyait avec un arrêt de mort. Et qu’elleacceptât son supplice sans une protestation, cela la faisaitautrement forte que lui qui n’avait pu retenir l’aveu égoïste deson lamentable désarroi. « Nous y périronstous ! »

Il n’en aurait pas moins été son bourreau d’abord ! quellehypocrisie et quelle lâcheté. Son cri demandait grâce pour lui-mêmeet à qui ? à sa victime ! Pauvre Claude ! Depuis queses bras enveloppaient étroitement cette belle enfant il sentaitfondre son airain… son geste inquiet avait fait choir le manteauqui le défendait encore contre cette forme adorable et rien plusqu’un léger tissu ne séparait leur douleur et leur humainefaiblesse. Dans cette chute profonde de son orgueil jusqu’alorsresté pur il tendit les lèvres vers la volupté qui donne l’oubli…Encore dans cette minute décisive, Sylvie eut plus de force quelui, puisque, le désirant de toute sa chair et de toute son âme,elle put encore le repousser : « Non !laisse-moi ! adieu ! à jamais ! »

Mais il avait été trop lâche pour n’en point tirer au moins lebénéfice. Dans son désastre, il ne lui restait que ce dernierbutin… Et il la poursuivit tandis qu’elle chancelait au seuil de sachambre. Il l’y emporta comme une proie qui lui était due et dontil voulait rassasier sa défaite. Elle ne se débattit pointlongtemps : « Prends-moi et que jemeure ! »

Quand il se réveilla de l’assoupissement accablé où l’avaitplongé une heure de joie terrible qui balançait peut-être le destind’un peuple, le petit jour glissait ses pâles rayons par lespersiennes closes. Sylvie était debout devant lui, enveloppée deson manteau, prête à partir. Elle n’avait pas dormi,elle !

– Adieu, Claude, lui dit-elle. Nous reverrons-nousjamais ? Sache que je ne regrette rien… Sache surtout que tues plus libre que tu ne l’as jamais été de ton œuvre ! Achèvece que tu as commencé selon ta conscience !

– Sylvie ! il n’est plus question de cela ! Parsen paix ! tu m’as trop donné !

– Et moi, je ne veux pas que tu croies que je me suisvendue !

Elle se sauva sans même lui donner le dernier baiser qui se fûtpeut-être prolongé. Or, elle voulait que ses caresses restassentvierges de tout soupçon.

Il se leva derrière elle, la rejoignit à la grille, la luiouvrit. Elle partit comme une flèche, disparut… Il rentra entraînant le pas. Il pénétra dans son bureau avec le soupireffrayant de l’athlète vaincu. Il tomba devant sa table les brasétendus comme s’il mesurait le sable de l’arène, plus misérable quele plus misérable des hommes… D’un œil atone, il chercha sondossier ! Il avait disparu !

Du coup, ce cadavre fut ressuscité. Le plus farouche désespoirlui rendait la vie. Son blasphème poursuivit Sylvie et Claudecracha son furieux dégoût à la face de l’Amour, qui avait pris,cette nuit-là, la figure de sa maîtresse pour le voler ! Danssa fureur, il se retrouva, lui, Corbières ! L’ignominie de lafille de Lauenbourg le rendait à lui-même ! « Elle m’alibéré ! J’irai là-bas les mains vides ! Mais ilsm’entendront et l’on verra ! »

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