Les Mohicans de Babel

Chapitre 16PREMIERS CRAQUEMENTS

Le retour de Mlle Lauenbourg chez ses parents,au bras du fils Ternisien, fit un scandale énorme. Il faut biendire que les journaux s’y employèrent d’une étrange sorte.

Certains articles se faisaient perfides.

« Nous savons que Mlle Lauenbourg, quiavait besoin de repos, était venue de son plein gré à lacampagne, cachant à tous sa retraite et ne se doutant point del’affreux scandale que son brusque départ déchaînait derrière elle.Elle n’était point prisonnière au Moulin-du-Gué, et les Mathieu ontété les premiers à s’épouvanter de voir leur paisible demeuretransformée en un affreux champ de bataille… D’autre part, nousn’ignorons point que M. André Ternisien s’est absenté de Parispendant plusieurs jours… Loin de nous la pensée qu’il y ait eurendez-vous… mais lui aussi pouvait être inquiet de la disparitionde Mlle Lauenbourg, et s’il l’a trouvée, c’est sansdoute qu’il la cherchait. Maintenant, imaginons que la brusqueintervention de M. Corbières ait précipité les choses et queMlle Lauenbourg, cédant aux instances deM. Ternisien, ait consenti à se laisser ramener à Paris plustôt qu’elle ne l’eût désiré… et voilà l’affaire réduite à sa plusmince importance. D’autant que nous savons tous en quelle estimeles Lauenbourg tiennent la famille Ternisien et la place de toutpremier ordre qu’occupe dans la maison l’honorableM. Barnabé ! Espérons donc que cette affaire, qui a déjàfait trop de bruit, se terminera mieux qu’on eût pu l’espérer toutd’abord. »

C’était parler clair. M. Barnabé en parut ébloui. MaisM. Lauenbourg en fut comme foudroyé ; quand il revint decette secousse et qu’il eut reconquis quelque force pour exprimerla rage qui le dévorait, il courut au bureau de ce bonM. Barnabé. Mais ce bon M. Barnabé était absent. Lesaffaires de la maison lui avaient fait quitter Paris pourquarante-huit heures.

Sans doute pensait-il que, pendant ces quarante-huit heures-là,la fureur de M. Lauenbourg aurait l’occasion de se calmer. Sitel avait été son calcul – ce que nous ne saurions affirmer –M. Barnabé était loin de compte, car cette occasion ne setrouva point.

Qu’un homme comme Barnabé l’eût lâché, voilà qui renseignaitplus que tout Lauenbourg sur son malheur. Il s’était toujours méfiéde Martin l’Aiguille et, depuis longtemps, il pensait à lesacrifier. Mais Barnabé ! C’était son chien quil’abandonnait.

Il ne pouvait s’avouer que lui, Lauenbourg, fût un imbécile.Barnabé avait fui sa colère, à la suite du scandale du retour de safille et d’André, et le bonhomme allait revenir ! C’étaitcela, sa chance, la dernière qui lui restât. Il la jouait encore.Ses ennemis ne pouvaient avoir été armés que par Barnabé. Il nepouvait se résoudre à y croire.

À ce moment, un huissier vint annoncer que M. Barnabédemandait à être reçu par M. le ministre, tout de suite.

– Faites entrer ! jeta Lauenbourg.

L’huissier poussa Barnabé et referma la porte. Lauenbourg etBaruch étaient déjà auprès de Barnabé qui paraissait étouffer,incapable de prononcer une parole !…

– Ah ! monsieur le directeur !… finit-il parprononcer d’une voix rauque… tout ! ils ont toutpris !…

– Quoi ? quoi ?

– En mon absence… le coffre-fort… défoncé, éventré… ilsm’ont cambriolé. Les dossiers !…

Lauenbourg lui avait sauté à la gorge… mais l’autre râlaitencore sous ses doigts : « Tout !… ils onttout ! »

– Bandit ! hurla Lauenbourg.

M. Barnabé roula sur le parquet. Quant à Baruch, n’écoutantplus ce que lui criait Lauenbourg, il se sauvait, fuyaitl’U. R. B. comme s’il y avait eu la peste dans lamaison.

Lauenbourg vidait une carafe d’eau dans sa gorge où soufflaitune forge. Barnabé se releva en titubant, puis se laissa tomberdans un fauteuil, se prit la tête dans les mains.

Lauenbourg s’en vint à lui, le redressa brutalement. Alors, ils’aperçut que le bonhomme pleurait, mais pleurait comme un enfant.Un bandit ou un imbécile.

– Barnabé ! lui dit-il, tu crèveras de mamain !

– Oui ! monsieur le directeur, soupira Barnabé ens’essuyant les yeux. C’est tout ce que j’ai mérité. Et je seraiencore heureux de donner ma vie à monsieur le directeur !

– As-tu fini de faire l’idiot !… Ça ne prend plus avecmoi !… Puisque tu avais une chose pareille à me dire, pourquoias-tu parlé devant Baruch ?

– Pour qu’il le répète partout, monsieur ledirecteur ! Monsieur le directeur va connaître ses vraisamis !… On croit monsieur le directeur perdu. On compte sansle père Barnabé. On verra !…

Dans l’abîme où il roulait, Lauenbourg espéra. Barnabé s’essuyaencore les yeux…

– J’aurai eu tous les malheurs dans ma vie ; j’aiperdu ma femme que j’adorais… et j’ai un fils qui est l’âme damnéed’un Roger Dumont… car monsieur le directeur pense bien que le platqui nous est servi en ce moment est du Roger Dumont tout pur… C’estmon fils Daniel, aidé par Spartacus, un homme de Roger Dumont, quej’avais pris à mon service et que je payais cher – pas assez à cequ’il paraît – qui a fait le coup, instruit et poussé par RogerDumont. L’affaire a été menée avec célérité et mystère. Spartacus,le coup fait, en est mort. Roger Dumont ne tenait pas à conserverun témoin pareil. Au point où en est Roger Dumont, c’est la mort detous ceux qu’il combat et aussi de tous ceux qui le servent. Àmoins que ce ne soit sa ruine. En ce moment, monsieur le directeur,Roger Dumont est si bien armé contre vous qu’il peut vous imposerles conditions qu’il voudra : sa nomination de ministre de lapolice au conseil de demain matin, avant le scandale desrévélations Corbières à la Chambre ; eh bien ! moi, jeviens vous dire : demain, au Conseil, monsieur le ministre duTrésor pourra proposer qui il voudra comme secrétaire général del’Intérieur et directeur de la police de Sûreté générale. Vouscasserez le Roger Dumont comme une paille, et il ne s’en relèverapas ! Le père Barnabé n’aime pas qu’on le cambriole !surtout quand c’est la police qui s’en mêle ! On le croit tropbête !… Alors, il cambriole à son tour ! Et puisqu’il al’honneur d’avoir un fils qui émarge à la rue des Saussaies, ils’en sert !… Monsieur le directeur, j’ai promis cent billets àDaniel ! Est-ce trop ?

– Et toi, qu’est-ce que tu veux ? demanda Lauenbourg,médusé.

– Oh ! moi, rien, monsieur le directeur !… J’aimetant votre maison que je donnerais mes derniers sous pour mieux laservir… Si je vous demande quelque chose, c’est pour mes enfants.Comme tant d’autres, j’aurais pu m’enrichir à l’U. R. B.,mais mon honnêteté bien connue…

– Parle ! que veux-tu encore ?

– Monsieur le directeur… je vous ai demandé cent millefrancs pour Daniel, qui est un chenapan… mais je ne vous ai encorerien demandé pour André, qui est un honnête homme. Figurez-vousqu’à la suite de cette triste histoire de l’autre jour, où il n’aagi que dans le désir de vous être agréable, il est plongé dans leplus grand désespoir, parce qu’il vous voit furieux !… Ils’est présenté, sur mes ordres, plusieurs fois, auTrianon-Lauenbourg, pour implorer son pardon dans le cas où ilaurait commis quelque maladresse et aussi pour prendre desnouvelles de la santé de Mlle Lauenbourg, qui estbien ce qu’il y a de plus cher au monde. On l’a rudement mis à laporte…

– Il sera mieux reçu à l’avenir ! laissa tomberLauenbourg.

– C’est nécessaire, monsieur leministre !…

En disant ces mots, ce bon M. Barnabé semblait avoirgrandi. Il avait perdu toute obséquiosité… Ses yeux, ordinairementpâles et fuyants, dardaient sur le ministre une petite flammeaiguë, pénétrante comme l’acier.

Le ministre se dit : « Ce n’est pas un imbécile !Ce n’est pas un bandit !… C’est un monomane !… Je leferai enfermer !… »

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