Les Mohicans de Babel

Chapitre 6CE BON MONSIEUR BARNABÉ

Isabelle tint à ce que M. Barnabé l’accompagnât jusqu’auseuil de son appartement. L’hôtel appartenait cette nuit-là à unefoule qui ne mesurait plus ses plaisirs. Ces masques étrangessurgis d’un peu partout avaient fini par la troubler.

– Merci, monsieur Barnabé, fit-elle en tendant la main à cemodèle des employés, vous avez été tout à fait aimable de rompre cesoir avec vos habitudes. Jusqu’à quelle heure vous faisons-nousveiller, mon Dieu !

– Madame, je serai demain à mon bureau à dixheures !

– Bonsoir donc, monsieur Barnabé ou plutôt bonjour !et sauvez-vous vite. Vous êtes un employé comme on n’en faitplus ! M. Lauenbourg ne vous mérite pas !

– C’est vous, madame, qu’il ne mérite pas !

Le bonhomme ne s’en allait toujours point. Il gardait la mainque lui avait tendue Mme Lauenbourg. Celle-cicommençait à s’impatienter… Le dévouement de M. Barnabé luidevenait insupportable.

– Non, madame, il ne nous mérite ni l’un ni l’autre… maisnous lui sommes bien fidèles tout de même…

« Ah ! mais il m’ennuie ! » et elle finitpar libérer sa main. Elle ouvrit la porte de son petit salon.Barnabé l’y suivit.

– Monsieur Barnabé, fit-elle sans pouvoir réprimer un gested’impatience ; je vous serais reconnaissante de bien vouloirme laisser seule. J’ai hâte de me reposer.

Mais l’homme de confiance de Milon-Lauenbourg avait, à sa grandestupéfaction, fermé la porte du salon derrière lui.

– Madame, fit-il, il faut m’excuser. Je vois que moninsistance vous irrite mais je ne retrouverai peut-être pas desitôt l’occasion que je désirais, depuis longtemps, de vousentretenir de certaines choses assez importantes…

– Monsieur Barnabé, croyez-vous que ce soitl’heure ?

– Madame, j’ai déjà trop attendu ! Il faut que voussachiez qui est cet homme qui n’a cessé d’être un bourreau pourvous.

– Eh ! monsieur Barnabé, je ne demande à être plaintede personne… et si vous voulez ne point m’irriter davantage, ilfaut me quitter tout de suite… Cette fête vous a troublé, je nereconnais plus en vous votre discrétion habituelle.

– Madame, vous ne m’empêchez point de vous dire queM. Lauenbourg, ce soir, vous a fait subir un affront dont jerougis pour vous ! N’est-ce point lui qui devrait êtreici ? Mais puisqu’il a voulu que j’y sois, je ne m’en irai passans vous avoir dit tout ce que j’ai sur le cœur.

« Il est ivre ! » se dit Isabelle, effrayée decette obstination.

Le fait est que Barnabé ne ressemblait plus du tout, mais dutout, au Barnabé qu’elle connaissait depuis plus de dix ans… Sespommettes étaient rouges, son œil brillant. Lui qui, à l’ordinaire,osait à peine la regarder, lui tenait tête, et tantôt laissanterrer son regard troublé sur les beautés que laissait trop voir unerobe de gala à la mode du jour, semblait apprécier avec un tropévident émoi la blancheur des épaules, la ligne admirable des bras,le galbe de la jambe gantée de soie transparente, la richesse dusoulier au talon d’argent.

« Madame, vous qui êtes si belle, comment ose-t-il voustraiter ainsi ! Pardonnez à mon admiration, croyez qu’il n’enest point au monde de plus respectueuse. »

Mais, le plantant là, elle était entrée vivement dans sonboudoir, avait traversé sa chambre, courait au cabinet de toiletteoù elle croyait trouver Nounou comme chaque soir ; mais lecabinet était vide. Nounou devait faire la fête, elle aussi, avecles domestiques. Isabelle écouta à la porte de la chambre de safille, entrouvrit doucement la porte. Là, c’était la nuit, lesilence. Sylvie devait dormir… Elle était montée chez elle depuislongtemps.

Doucement, Mme Lauenbourg referma la porte. Elleeut honte de sa peur. Que pouvait-elle craindre d’unBarnabé ?

Allons, elle allait traiter le bonhomme en douceur… Avecquelques bonnes paroles, elle le renverrait cuver son vin.

Mais elle n’était pas au bout de ses étonnements, car, revenantsur ses pas, elle le retrouva non plus dans le petit salon maisdans le boudoir, assis devant un guéridon. Il avait mis seslunettes et classait des paperasses.

À son approche, il se souleva légèrement sur son siège,s’inclina, releva ses lunettes sur son front, et la pria des’asseoir.

– Madame, lui dit-il, j’ai tout fermé derrière moi. Ce quej’ai à vous dire est si important que nous devons tout redouterd’une oreille indiscrète. Vous me pardonnerez, j’en suis sûr, uneattitude qui a pu vous paraître insolite lorsque vous serezpersuadée de la volonté où je suis de vous éviter, à vous et auxvôtres, la plus effroyable catastrophe. Madame, je veux vous sauverde l’abîme !

Et rabaissant les lunettes sur son nez, il se remit à classerses papiers. M. Barnabé était redevenu tout à faitM. Barnabé. Il n’en était pas moins effrayant à entendre. Elles’assit docilement ou plutôt se laissa glisser sur un fauteuil, lesjambes brisées.

– Votre mari. Madame, a des ennuis terribles. Ces tempsderniers, il a été combattu avec une âpreté qui l’a surpris… et… etinquiété.

– Mais, monsieur Barnabé, il a triomphé de tout et de tous,le voilà devenu ministre !

– Il n’en est que plus menacé ; il s’en rend compte,d’où son alliance avec Roger Dumont… mais Thénard de l’Eure, Tromp,avec son journal le Réveil des Gaules, lui mènent la viedure. Turmache est derrière eux. Ils ont promis des armes contreLauenbourg à ce petit Corbières dont l’attitude est des plusbizarres dans cette affaire, car enfin il doit beaucoup à lafamille Chabert et il est resté l’ami deMlle Sylvie ; nous avons pu encore en avoir lapreuve ce soir… Ces armes, les voilà… elles sont devant moi… cesont les talons de chèques, qui désignent d’une façon suffisanteles bénéficiaires parlementaires de la distribution des fonds dansl’affaire des stocks américains, dans celle des traités avec les« sociétés réunies pour la reconstitution des régionsdévastées » et enfin dans celle plus récente de la concessiondu « Retour des morts du champ d’honneur », opérationeffroyable qui organise le pillage des cadavres de la grandeguerre, dans des conditions qui ont déjà soulevé la conscienceuniverselle…

– Ah ! monsieur, tout cela a déjà été dit ! monmari est au-dessus de toutes ces infamies !

– Tout cela a été déjà dit, mais tout cela n’a pas étéprouvé ! et tout cela a été étouffé par des complices bien enplace qui se défendaient eux-mêmes en défendant Lauenbourg…J’admets que vous ne vouliez pas ajouter foi à toutes ces horreurs,moi-même, madame, j’étais indigné d’entendre parler ainsi d’unhomme auquel j’avais donné tout mon dévouement, tous mes efforts,toute mon intelligence… Or, dernièrement, le voyant inquiet, jel’ai surveillé, mettons le mot, je l’ai espionné, j’étais bienplacé pour surprendre ses secrets, pour feuilleter et compulser etrapprocher certains dossiers et ouvrir certains coffres.

– C’est indigne ce que vous avez fait là, monsieurBarnabé.

– Oui, madame, c’est indigne ! mais ce n’était paspour moi, veuillez le croire, que j’agissait ainsi, c’était pourvous, pour votre fille, pour l’honneur du nom que vous portez… etsi je ne l’avais pas fait… je sais que d’autres, qui étaientpeut-être aussi bien placés que moi étaient prêts à lefaire.

– Alors, si je comprends bien, monsieur Barnabé, noussommes sauvés ?

– Non, madame, vous n’êtes pas sauvés. La situation estencore plus épouvantable que vous ne pouvez le supposer. Ce que jevous ai dit n’est rien à côté de ce qui me reste à vous dire !Ces scandales, ces achats de conscience sont en somme la monnaiecourante de ces bénéfices criminels dans des entreprises couvertesle plus souvent par des lois d’exception… Il y a tant de compliceset si haut placés qu’il faut être bien audacieux ou un peu fou pourtenter la tâche redoutable de sortir la vérité de son puits. Onrisque fort d’y être précipité et de s’y noyer avec elle. Si bienque des gens comme Thénard, Tromp et Turmache prennent bien gardede trop se découvrir et mettent en avant un néophyte, autant direun innocent, enfin quelqu’un dans le genre de Claude Corbières. Ontrouve toujours un porteur de bombes. Celui-là brûle d’en subir leséclats. Il a soif du martyre. Il sera servi… Tout de même, madame,il triompherait sûrement s’il connaissait cette chose épouvantable,que personne ne sait, excepté moi, que Roger Dumont soupçonneseulement, qui peut conduire son homme – j’ai nommé votre époux,madame – à l’échafaud.

– Horreur ! fit entendre dans un cri sourd Isabelle…vous divaguez, Barnabé…

– Madame, voilà de quoi il s’agit. Voulez-vous vous donnerla peine de lire cette lettre, adressée à l’agence Kromer, àVarsovie.

Mme Lauenbourg prit en tremblant la feuille quelui tendait « l’employé principal » del’U. R. B. Elle lut, rendit la feuille à Barnabé, regardacelui-ci.

– Eh bien ! fit-elle, je ne comprend pas… je ne voisrien là-dedans qui soit capable de vous émouvoir d’une aussiterrible façon…

– Vous avez raison, madame ; il n’y a là-dedans quequelques renseignements touchant une maison de Dantzig quitravaille dans les blés d’Amérique, plus une affaire de courtagerelative à de gros achats de terrains sur la frontièrelithuanienne. Quand cette lettre me passa, il y a quelques mois,entre les mains, je n’y trouvai, comme vous, que l’intérêt qu’ellesemble comporter. Pure affaire commerciale. Eh bien !maintenant, madame, je vous présente un petit livre.

Et M. Barnabé sortit des basques de son habit un volumein-16.

– C’est une édition rare, que l’on ne trouve plus dans lecommerce, et très joliment reliée… maroquin rouge, filets dorés,tranches dorées, fers spéciaux, papier de luxe, toute la lyre pourun amateur. Il est singulier, madame, qu’il se soit trouvé unbibliophile assez fou pour habiller d’une façon aussi somptueuse leCode des constructions et de la contiguïté. Ce livre estsorti de la Librairie Videcoq, place du Panthéon, en 1841. Ce doitêtre cette singularité qui poussa M. Lauenbourg à l’acheter.Dans tous les cas, il ne s’en sépare plus…

« J’étais persuadé à ce moment qu’il y avait unecorrespondance secrète entre quelques-uns de nos plus importantsclients et le patron. Trouvant, d’autre part, une tournure dephrase bizarre et tourmentée, dans les réponses qui nous étaientfaites, ayant relevé maintes fois que la correspondance n’étaitpoint de style commercial pur, j’avais acquis la conviction que leslettres que j’étais chargé d’envoyer, de recevoir et de classer,contenaient autre chose que ce que j’y pouvais lire.

« Je m’étais mis âprement à la recherche du chiffre qui mepermettrait de pénétrer dans ces arcanes. Je me rappelai avoir étéfrappé par l’arrivée d’une note d’imprimeur, sis dans une vieillerue de la Cité qui présentait son mémoire où je lus :« Impression de quarante volumes pour le compte deM. Lauenbourg ». Avant de payer, j’étais allé trouver lepatron. Il m’avait répondu : « Payez ! je sais ceque c’est !… » Sur le moment je n’attachai point d’autreimportance à l’incident. Mais quand je cherchai mon chiffre, ce futun éclair pour moi… je fis une enquête discrète chez l’imprimeur etj’appris qu’on lui avait commandé l’impression de quarante volumesdu Code des constructions et de la contiguïté d’après unexemplaire qui avait été fourni par M. Lauenbourg lui-même.Or, ce code de luxe, qui avait servi de modèle, je le voyais tousles jours sur le bureau de M. Lauenbourg ! C’était à n’enplus douter, dans ce livre qu’il fallait chercher le secret de lacorrespondance. Il me fallut trois semaines pour résoudre leproblème. Je ne veux pas, madame, vous faire entrer dans desdétails fastidieux. Je vous en ai assez dit pour que vous puissiezcomprendre le petit jeu auquel je vais me livrer devant vous aveccette lettre et ce livre… »

M. Barnabé ne mit pas dix minutes à établir devantMme Lauenbourg, stupéfaite et épouvantée, la phrasesuivante : « Faites savoir ai été volé de trois centmille dans répartition affaire blés Dantzig et de cent cinquantedans accident train de Riga, qu’il ne recommence pas souspeine de mort. »

– Vous pâlissez, madame, c’est que je n’ai pas besoin devous rappeler ce qu’a été le scandale des blés d’Amérique enPologne, destinés à remplacer ceux de l’Ukraine, blés accaparés,revendus en Allemagne, pendant que la province polonaise mourait defaim… Ni l’accident du train de Riga, qui fut un horrible pillageoù furent massacrés les malheureux soldats qui accompagnaient lesfonds d’État… Nul n’a ignoré que le coup avait été fait par Volski…et vous savez maintenant à qui s’adresse ce il qui estmenacé de mort s’il recommence ! Il faut qu’il soitbien puissant l’homme qui ose menacer de mort Volski… Et cethomme-là, c’est votre mari, madame ! Commencez-vous àcomprendre ?

Isabelle s’était levée, tremblant et regardait M. Barnabéavec des yeux immenses que remplissait toute l’horreur du monde.M. Barnabé, lui, avait à nouveau relevé ses lunettes sur sonfront et fixait, non sans émoi, cette magnifique image del’épouvante.

– Non ! râla Isabelle, non ! Je ne comprendspas ! C’est atroce, ce que vous avez inventé là !fit-elle, les mains aux tempes. La comédie continue. C’est lui quivous envoie. Il trouve qu’il ne m’a pas encore assez torturée.Quelle abominable soirée ! Ayez pitié de moi, monsieurBarnabé, mon bon monsieur Barnabé.

Et elle s’affala sur un canapé, secouée par des sanglots.

M. Barnabé aussi était très ému. Il se rapprocha de lapauvre femme, lui prit la main qu’elle lui abandonna dans sondésespoir : « Madame, n’oubliez pas que vous avez près devous un ami qui vous est dévoué à la vie, à la mort ! Jesaurai bien vous sauver, moi, je vous le jure ! Vous parlez dela comédie de ce soir… Hélas, madame, c’était une tragédie !Même quand il monte une farce, c’est avec les larmes et le sang desautres qu’il la joue. »

Elle se redressa, le regarda.

– Alors, c’est vrai ? M. Legrand, c’est…

– C’est lui, madame… lui, votre époux, l’homme qui vous afait tant souffrir, l’homme qui vous trompe avec toutes les femmesde Paris, devant tout Paris… M. Legrand, c’est M. leministre !

– Je ne puis pas le croire ! je ne puis pas lecroire !

– Madame, vous passerez le jour que vous voudrez à monbureau, à l’heure de la fermeture, à six heures et si la preuve dece soir ne vous suffit pas… je vous mettrai sous les yeux vingtautres ! cent autres !

– Puisque vous m’y invitez, j’irai ; un jour où jeserai moins surveillée, dans votre bureau… Vous me fournirez lespreuves de toutes ses infamies…

– De ses crimes, madame…

– Oui, de ses crimes… de ses crimes que nous avons ledevoir de faire cesser… à n’importe quel prix !

– À n’importe quel prix ! c’est le mot,madame, vous l’avez trouvé… et peut-être ne serai-je pas longtempsà vous le rappeler.

– J’irai lui parler, vous entendez, Barnabé, j’irai luiparler !…

– Et que lui direz-vous, madame ?

– Que je sais tout !

– Vous ne sortirez pas vivante de cette conversation-là…Vous connaissez votre mari, madame, et ce n’est pas quelque chosede très, très joli, mais vous ne connaissez pasM. Legrand ! Plus d’un est allé se repentir dans l’autremonde d’avoir été trop perspicace… d’avoir deviné certaineschoses ! Comprenez, madame, que cet homme commande àl’assassinat sur la terre… sous toutes ses formes. Il dispose nonseulement du revolver et du couteau des Mohicans, armes vulgaires,mais aussi de l’accident et aussi de la chimie.

– Que faut-il donc faire ?

– S’en remettre complètement à moi ! Se confier à moicomme à votre ami le plus sûr… Et d’ici quelques semaines jeconnais le moyen qui aura définitivement réduit à l’impuissance leterrible M. Legrand. La formidable association qu’il a misedebout et dressée à tous les carrefours du crime sera dissoute,dispersée, trahie, traquée… Le monde en sera délivré.M. Legrand devra disparaître et vous, vous serez délivrée…sans scandale aucun… Voilà ce que ce bon M. Barnabéest prêt à faire pour vous, madame. Ce jour-là nous serons bienvengés, vous et moi ! Cette vengeance, que je vous prépare,doit vous agréer, car elle est dans l’ordre de la justice.

– Mais, enfin, que puis-je pour vous, dans tout ceci ?Que me proposez-vous ?

– Ceci est assez difficile à dire, surtout pour un humblebureaucrate comme moi, qui n’ai point l’habitude… Madame, il existesur la terre un homme qui depuis longtemps vous admire, vousplaint, un homme qui a fait de vous son idole… enfin un homme quivous aime… je vous en pris, laissez-moi continuer…

Mme Lauenbourg, dont les étonnements, lesstupéfactions et les épouvantes ne se comptaient plus au cours decette funeste soirée, s’attendait si peu au tour que prenaitsubitement la conversation qu’elle ne fut point maîtresse d’unmouvement qui la rejeta assez loin du larmoyant M. Barnabéauquel elle avait brusquement arraché sa main qu’il n’avait pascessé de tripoter en soupirant.

– Mon Dieu, madame, continua Barnabé sans paraître tropoffusqué de cette brusque fuite… que ma situation estpénible ! J’ai toujours eu tant de respect pour vous, madame…ce n’est qu’en tremblant que j’aborde un sujet aussi délicat…Madame, cet homme dont je vous parlais, qui a fait de vous sonidole sur la terre, qui depuis longtemps vous aime dans l’ombre etqui peut tout pour vous sauver, cet homme…

– Vous a envoyé à moi pour me proposer un marché infâme… jene sais en vérité qui est le plus infâme de cet homme-là ou decelui qui s’est chargé de sa commission…

– Madame ! vous m’avez mal compris ! Je ne suisle commissionnaire de personne ! Ce que j’ai à vous proposerest beaucoup plus simple que cela. Nul ne saurait vous contester ledroit de vous venger de votre mari… Moi aussi, j’ai beaucoup à meplaindre de lui… eh bien ! madame, n’en voilà-t-il pas plusqu’il n’en faut pour nous venger tous les deux !

Il s’était rapproché d’elle à nouveau… Ah ! il ne pleuraitplus, le bon M. Barnabé… Il avait mis ses lunettes dans sapoche… car, prévoyant que la scène serait plutôt rude, il ne tenaitpoint à les casser… Ses yeux toujours ternes, éteints, s’étaientallumés d’une flamme dévoratrice… Alors Isabelle qui, en touteautre circonstance aurait éclaté de rire au nez de M. Barnabé,appela : « Au secours ! »

Mais M. Barnabé ne se possédait plus… il avait appuyé sagrosse main sur la bouche de Mme Lauenbourg.

– Pourquoi crier ? Pourquoi me résister ?… Nul nevous entendra et je veux faire votre bonheur. Songez que c’estvotre mari qui vous a jetée dans mes bras ! Ayez donc lecourage de vous venger, madame !

Mais la vengeance que lui proposait cet extraordinaireM. Barnabé, affreusement pervers ou monstrueusement naïf, nesemblait pas être du goût de Mme Lauenbourg. Aussise démenait-elle avec rage pour lui échapper… Elle râla :

– Vous êtes un misérable ! Songez à ma fille, qui estlà… Non, je n’appellerai plus ! Je mourrais de honte si mafille… Revenez à vous, je vous en prie… Barnabé… Barnabé, ma fillepourrait entendre…

– Alors, madame, si vous voulez sauver votre fille etqu’elle ne sache rien… taisez-vous et…

Il l’avait prise à pleins bras et, goulûment, lui embrassait lecou, les épaules, la poitrine, les bras… Elle le griffaitmaintenant, lui arrachait les cheveux… Il semblait ne rien sentir…Il jeta un bras en avant, accrocha la robe qui se déchira, dont unmorceau lui resta dans la main. Il eut la vision inoubliable deMme Lauenbourg qui s’enfuyait à peu près nue, danssa chambre. Il se releva, arriva contre la porte, pour entendre leverrou que l’on tirait et qui claqua dans le pêne.

Il grogna, souffla, essaya de reprendre ses esprits. Quelimbécile je fais ! Ah çà ! mais je deviens fou.Madame ! Madame, je vous demande pardon… Excusez-moi… Je neretire rien de ce que j’ai dit : je vous sauverai.Madame ! Vous n’avez plus rien à craindre de moi ! Oui,je vous sauverai, malgré vous !

Et il quitta la porte en titubant.

– N. de D… ! Je ne devrais jamais boire dechampagne ! J’ai fait du beau… J’aurais dû lui parler comme ungreffier… et j’ai agi comme un lovelace ! Ce bonM. Barnabé, satyre !

Il rajusta ses effets, se brossa, se peigna, remit seslunettes : « Oui, ça aurait pu se passer pluscorrectement… n’importe ! le principal estfait ! »

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