Les Mohicans de Babel

Chapitre 20UN TÉMOIN QUE L’ON N’ATTENDAIT PAS

Après le règne trop bref de la Grande Peur, la majorité quisoutenait Lauenbourg devint féroce.

Le ministre du Trésor put tout lui demander.

D’abord, il y eut un remaniement complet du ministère quiaboutit à la combinaison prévue ; le ministre du Trésordevenant président du Conseil, Jacques Simon avait donné sadémission sur l’ordre de Lauenbourg, prétextant de sa mauvaisesanté. On lui facilita un voyage en Orient. Il fut nommé gouverneurde l’Indochine. Baruch devint ministre de l’Intérieur et renouvelaentièrement les services de la Sûreté générale On rechercha RogerDumont pour l’arrêter. Mais il ne se laissa point prendre. Il fitbien. Comme Spartacus, sa victime, il aurait grand’chance qu’on letrouvât suicidé dans sa prison.

Milon voulait en terminer au plus tôt avec cette histoire et labande de Turmache. L’affaire était menée tambour battant. Samajorité lui livrait toutes les têtes. Corbières avait été arrêté.Tromp, Turmache, Hockart, poursuivis comme complices, étaient à ladisposition de la justice, sous la surveillance de la haute police.On précipita les choses en dépit de la mauvaise volonté de Viennet.Il fut même question de nommer un autre procureur de la République,mais Viennet, depuis dix ans qu’il servait le régime et rendait desservices politiques, savait trop de choses. On dut le subir.

Les rôles de la cour n’en furent pas moins bousculés et sixsemaines après la fameuse « journée du 7 » le procèsCorbières-Tromp-Turmache-Hockart commençait devant les assises dela Seine. On voulait frapper un grand coup. Pas plus que devant leParlement, les accusés, ou plutôt les accusateurs, n’avaient depreuves et on le savait, cette fois-ci ils seraient écrasés.

C’était nécessaire et urgent. Le pays était soulevé. L’appel deCorbières avait été entendu. On se répétait partout les moindresincidents de la fameuse séance, on n’ignorait rien du désarroi quis’était emparé de ceux que Claude avait désignés. On lui donnaitraison et on lui savait d’autant plus de gré de son courage qu’ilétait arrivé à la bataille les mains vides. En province et à Parisles ligues fusionnaient, à quelque parti qu’ellesappartinssent ; elles s’entendaient toutes pour donnerl’assaut à ce que l’on appelait « la ChambreLauenbourg ! »

Le nouveau Premier ministre, ivre d’orgueil, de puissance, detyrannie, déclarait qu’il briserait tout, une fois débarrassé desCorbières, etc.

Le jour du procès, Paris grondait. Les jeunesses patriotesavaient envahi la Cité. Toutes les grandes écoles avaient étédésertées… et pour débarrasser le boulevard du Palais et la placeDauphine des manifestants qui en rendaient les abords difficiles etla traversée impossible, il fallut faire sortir les brigadescentrales qui, se sentant bien soutenues par des chefs qu’avaitgalvanisé Lauenbourg, chargèrent avec férocité. Le sang coula. Il yeut des blessés jusque sur les marches du palais.

Les grilles furent fermées sur la cour de Mai, qu’occupa unbataillon de gardes républicains. On avait également fermé lesportes de la galerie de Harlay et toutes les issues sur le quai desOrfèvres.

Dans la salle des assises on avait pris la précaution suprême.On l’avait vidée. Quelques agents de la Sûreté figuraient le publicdebout, au fond. Sur les banquettes, des avocats, en robe, lestémoins convoqués. Pas une femme !

Le président Dhumur était une créature de Lauenbourg. Les jurésavaient été triés sur le volet. Une seule ombre à ce tableau :le procureur de la République avait tenu à « occuper »lui-même. Mais qu’eût pu faire Viennet ? N’avait-il pas étéobligé de conclure dans son rapport à la condamnation desaccusés ? C’est tout ce qu’on lui demandait. Tout semblaitdonc écrit d’avance quand le président ordonna à Claude de selever.

Son regard plein d’énergie disait encore son ardeur au combat.Mais il paraissait fort mal en point. La vérité était qu’il venaitde passer les heures les plus déprimantes de sa vie. Il doutait desa victoire, qui n’avait été volée que par la surprise. Le faitqu’il avait accusé sans preuves finirait bien par l’accabler. Maisc’était moins de cela qu’il était malade, physiquement déprimé, qued’avoir été si honteusement, si lâchement trahi par Sylvie.

Si les faits n’eussent pas parlé d’eux-mêmes et sur l’heure, lematin de cette journée terrible où sa maîtresse avait profité deson sommeil pour le dépouiller de tout ce qui eût fait sa force etle laisser sans défense devant des adversaires féroces, commenteût-il pu encore douter de l’infamie de celle-ci qui, depuis sachute, ne lui avait pas donné signe de vie ? Peut-être Claudeeût-il encore trouvé, dans la naïveté de son cœur, assez d’amourpour lui pardonner. N’avait-elle pas une excuse toute prête ?N’avait elle pas payé son crime d’un prix qui lui chauffait encoreles veines, à lui, Claude !…

Tout de même, ce silence était atroce et attestait le bas calculavec lequel elle avait mené toute cette affaire. Elle mentait doncquand elle disait qu’elle était prête à tout sacrifier pour lui.Oui ! elle avait tout sacrifié pour les autres, pourl’U. R. B. ! Et elle l’avait abandonné,voué au pire, sans tourner la tête.

Devant le président qui l’interrogeait, il rassembla sesforces : « Je ne demande aucune pitié ! ce que j’aifait, c’était mon devoir ! Je suis prêt à le refaire !Frappez-moi ! mais frappez-moi fort ! car les hommes quej’ai convaincus d’infamie mais que je n’ai pu briser meretrouveront devant eux jusqu’au dernier souffle ! J’aiderrière moi tout le pays ! »

– Ta ta ta ! interrompit Dhumur, lui coupant soneffet, vous avez derrière vous la ligue antiparlementaire que vousavez fondée… vous ne nous avez pas dit encore avec quel argent…

Le coup était direct. Claude le sentit venir, terrible. Ils’accrocha fortement à la barre de son banc pour mieux résister.C’était la première fois qu’on lui posait cette question.L’instruction, là-dessus, s’était gardée de le pousser. On avaitattendu le grand jour des assises pour lui porter ce coup-là. Et ilcomprit qu’on allait définitivement le déshonorer, car l’absence deLhomond, son silence aussi à celui-là (on avait dû lui faire peuret on le tenait sans doute en réserve), n’étaient points naturelsdans un pareil moment. Dhumur était sûrement renseigné.

Claude se rappela ce qui lui avait dit Palafox : Jeanville,son valet, écoutant aux portes pour le compte de la rue desSaussaies. Alors, il résolut d’aller au combat la poitrinedécouverte.

Il eut un mouvement magnifique.

– Vous le savez peut-être mieux que moi, monsieur leprésident, mais dans le cas où vous l’ignoreriez encore, je vaisvous l’apprendre… Oui, je vais, messieurs les jurés, vous fairevoir jusqu’où peut aller l’ignominie de mes adversaires. Vous allezentrer dans le gouffre dans lequel on a voulu me traîner. Je vaisvous faire mesurer la fange dont on a tenté de me salir…

Et il rapporta tout ce que lui avait appris Lhomond dans cettematinée où le pauvre homme était accouru chez lui, écœuré, vidé deson courage, anéanti par l’affreuse révélation : la mort deRoemer, l’histoire du dossier Picard, vice-président de la Ligueindustrielle de l’Est, les fonds apportés d’une source que l’oncroyait pure et qui était empoisonnée… empoisonnée par les hommesqui avaient tant de raisons pour jeter la suspicion d’abord,déshonorer ensuite les chefs de la Ligue en les présentant commeles stipendiés de bandits notoires comme Martin de la Lozère etRamel de Bordeaux… jusqu’aux « chauffeurs du centre » quifournissaient des fonds !

– Mais, c’est toute la bande à M. Legrand !…s’écria en ricanant le président Dhumur.

– Peut-être, éclata Claude. Oui monsieur leprésident, vous avez prononcé, peut-être, le nom quidomine ces débats : M. Legrand !… On saurapeut-être un jour qui est ce M. Legrand ! mais si fortsoit-il, je doute, messieurs, qu’il soit plus fort que le directeurde l’U. R. B. !

Frisson dans l’assistance. Fureur du président.

– Qu’avez-vous voulu dire ? Corbières, je vous sommede vous expliquer !

– Je n’ai plus rien à vous dire. Vous avez très biencompris !

– Monsieur Corbières, vous êtes un misérable !

Les avocats se levèrent : « On insulte lesaccusés ! » L’avocat de Corbières veut prendre desconclusions. Corbières s’y oppose. Il reprend son calme :« Je n’ai fait qu’une comparaison », dit-il.

Le procureur de la République se lève ; si tout le monden’a pas compris il met, lui, les points sur les i…« Si l’accusé continue à insulter le chef du gouvernement pardes comparaisons… »

Mais Dhumur l’interrompt. Il lance à Viennet un regardfoudroyant. « Aucune insulte, aucun outrage, surtout venant dela part d’un accusé qui a déjà, dans ce genre de sport, donnéailleurs sa mesure, ne saurait atteindre le chef intègre que laconfiance du Parlement a mis à la tête du pays pour le sauver del’anarchie prêchée par ces messieurs ! »

« Corbières est fou ! Il nous perd ! »gronda Turmache. Tramp se levait pour déclarer qu’il se séparait del’accusé et qu’on n’avait pas besoin de faire intervenirM. Legrand dans toute cette histoire qui n’était pas un contepour les enfants, mais un procès politique dans lequel il y avaitassez à dire sans s’occuper de la ligue antiparlementaire, queTurmache et lui-même avaient toujourscombattue !…

– Ce n’est pas moi qui ai prononcé le premier lenom de « M. Legrand », déclara Corbières, tournévers le président.

Dhumur lui répondit :

– C’est moi, et je ne le regrette pas, puisqu’il a étél’occasion de montrer à ces messieurs les jurés le sinistrepersonnage que vous êtes, prêt à toutes les ignominies dansl’attaque, à tous les mensonges et à toutes les lâchetés dans ladéfense !

L’avocat de Corbières se couvrit et fit mine de quitter lasalle : « Nous sommes ici dans une réunionpublique ! s’écria-t-il, je ne reviendrai que lorsque j’auraitrouvé des juges ! »

Les avocats de Turmache, de Tramp, de Hockart se levèrent à leurtour : « De même que nous avons regretté tout à l’heure,dit l’un d’eux, les paroles de Corbières, il est de notre devoir,devant ce nouvel incident, de nous étonner que par la violence deses propos qui dépasse de beaucoup le cadre d’un interrogatoire,M. le président semble prendre à tâche de vouloir faire dévierle débat. On ne fait pas ici, que nous sachions, le procès de laligue antiparlementaire, laquelle ne nous intéresse d’aucune sorteet nous ne sommes sur ces bancs que pour prouver notre bonne foidans les accusations que nous avons portées contre certains membresdu Parlement. Nous avons hâte d’être interrogés sur ce point,monsieur le président ! »

– Nous allons y venir, messieurs, ne craignez rien, ripostaDhumur et vous n’aurez rien perdu pour attendre ! mais vousêtes les complices du crime de Corbières et vous êtes sesacolytes ! Vous n’ignorez nullement qu’il était le chef de laligue en question ! Ne faites donc pas les agneaux ! Toutse tient dans ce procès ! Apprenez donc que par Corbières vousdonniez la main aux Martin de la Lozère et aux Ramel deBordeaux ! Si vous en doutez, je vous lirai tout à l’heure ladéposition d’un M. Lhomond…

– Si Lhomond a parlé, tant mieux ! s’écria Corbières.Il en a reçu l’ordre de moi. Il faut que toute la lumière sefasse ! Quand j’ai appris, de sa bouche, la manœuvreabominable dont on voulait nous salir…

– Qui vous faisait vivre, Corbières !…

– J’ai renvoyé Lhomond en province avec la mission demettre tous nos groupes au courant de ce qui se passait et descrimes qui avaient été commis… Dans ces conditions, nous devionsrefuser tout subside !… Je croyais que c’était la mort de monœuvre !… mais la ligue est plus vivante que jamais !… Leshonnêtes gens ont compris !…

– Il y a ici, Corbières, des honnêtes gens, reprit leprésident en se tournant vers les jurés, qui comprendront que,d’une part, vous avouez avoir trouvé des fonds chez les piresennemis de la société et que, vous faisant le lieutenant de cettetourbe, vous avez eu l’audace, d’autre part, d’accuser sans preuvesceux qui ont reçu mission de présider aux destinées de lanation ! Dans cette tâche abominable que vous aviez acceptée,vous avez été singulièrement aidé par MM. Tromp, Turmache etHockart. Ils se sont fait, soit dans la presse, soit au Parlement,les échos de votre mensonge, ils vous ont encouragé dans votrecalomnie…

Les trois complices s’étaient levés : « Monsieur leprésident, protesta Turmache, notre bonne foi ne saurait être miseen doute ! Et puisque enfin nous voici revenus dans le procès,vous nous permettrez de déclarer dès l’abord que nous restonsconvaincus, comme Corbières lui-même, du bien-fondé des accusationsqu’il a portées à la tribune.

– Ceux que j’ai accusés ont avoué, s’écria Corbières.

– C’est exact ! reprit Tromp… Pour tous ceux qui ontassisté à la « séance du 7 » l’attitude des« quatre-vingts » en disait plus long que tous lesdocuments…

– Je vous laisse parler, résuma le président, pour qu’ilsoit bien entendu que vous n’avez à apporter à l’appui de voshonteuses accusations que d’aussi vagues appréciationspersonnelles ! Quant à cette attitude dont vous parlez, jevoudrais voir la figure que MM. Turmache, Tromp et Hockartauraient faite si l’un de leurs ennemis politiques, frappant sur undossier qui paraît plein à déborder, leur avait crié qu’il y avaitlà de quoi le faire aller aux galères ! Les plus vertueuxtremblent dans ces circonstances tragiques et nous n’oublions pasle héros de Rabelais prêt à s’enfuir si on l’accuse d’avoir voléles cloches de Notre-Dame !

– Nous répétons ici ce que nous avons dit à l’instruction,déclara Tromp, c’est que, dans la nuit des séances du 7, Corbièresavait les documents.

– Et vous prétendez que c’est vous qui les lui avezfournis ?

– Moi-même.

– De qui les teniez-vous ?

– Paskin seul pourrait vous le dire, monsieur leprésident.

– Vous avez laissé prononcer le nom de Martin l’Aiguille…Et puis vous avez laissé accuser Roger Dumont. Or, Roger Dumont,comme le comte de Martin l’Aiguille… ont disparu. Messieurs lesjurés apprécieront une défense qui ne repose que sur le témoignagedes absents… Paskin sera entendu, il est cité comme témoin.

Le président se retourna vers Corbières.

– Quant à vous, Corbières, vous prétendez toujours que cesdocuments, on vous les a volés ?

– Oui, monsieur le président.

– Chez vous ?

– Chez moi, dans la nuit même !

– Voilà qui est bien étrange, repartit Dhumur. Vousvoudriez cependant en connaître le prix ! Comment pouvons-nousadmettre que vous vous en soyez séparé ? Enfin, si nous nousen rapportons à votre propre témoignage et à celui de cesmessieurs, vous aviez eu ces documents tard dans la nuit.L’interpellation était pour le jour même… vous deviez avoir hâte detravailler sur un dossier pareil… Quelques heures vous séparaient àpeine de la bataille. Et vous allez tranquillement vouscoucher ! C’est bien ce qui résulte de votre déposition àl’instruction. Et vous laissez votre dossier en vrac dans votrecabinet ouvert. Vous devez vous rendre compte, monsieur, que toutecette histoire ne tient pas debout…

– C’est pourtant la vérité, monsieur le président. J’étaisaccablé de fatigue.

Mais quand il disait cela, le ton n’y était pas. Corbières nesavait pas mentir. Il donnait à tous l’impression qu’il mentait. Dureste, quoi qu’il fît pour se raidir dans une attitude empruntée,son trouble intérieur n’échappait à personne.

Le président daigna sourire.

« Messieurs les jurés apprécieront. »

Il voyait la bataille gagnée.

Turmache, devant la très mauvaise tournure que prenait sonaffaire (car c’était à lui, à lui seul naturellement qu’ilsongeait), interpella Corbières :

– Le moment est bien grave pour nous tous, pour tous ceuxqui ont eu confiance en vous, Corbières ! Nous ne doutons pasque ayez été volé ! Nous qui vous avons procuré les documents.Corbières, il s’agit non seulement de notre honneur, mais aussi duvôtre, surtout du vôtre. Vous nous donnez l’impression que vousnous cachez quelque chose. Si vous avez un soupçon quelconque de lafaçon dont la chose a pu se faire, dites-le.

Il y eut un bref silence. Mais Corbières secoua la tête :« Je n’ai aucun soupçon de la façon dont la chose a pu sefaire ! »

– Vous aviez renvoyé un domestique ? Je vous demandepardon, monsieur le président, mais vous comprenezl’importance…

– Mais faites donc ! faites donc ! je comprendsparfaitement ! ricana Dhumur, amusé de voir les accusés setirer eux-mêmes, comme on dit, « les vers du nez » dansune affaire qui lui paraissait maintenant réglée.

– Oui, j’ai renvoyé un nommé Jeanville… un valet de chambredont le moins que je puisse dire est qu’il écoutait aux portes.

– Eh bien ! ce Jeanville, reprit Turmache, pouvaitavoir les clefs de chez vous ? Il pouvait en avoir faitfaire !

– C’est bien possible ! laissa tomber Corbières.

– Je me suis laissé dire, continua Turmache, qu’ilappartenait à la Sûreté…

– Allons, en voilà assez ! coupa net le président.Pour peu que nous continuions à vous écouter, monsieur Turmache,nous finirons par vous entendre accuser la police d’avoir cambrioléelle-même votre ami Corbières ! C’est toujours le mêmesystème ! Il n’y a de criminels ici que les pouvoirspublics ! Messieurs les jurés apprécieront. Nous allonsprocéder à l’audition des témoins… Huissier, introduisez le témoinPaskin.

Paskin arriva, plus pomponné, cosmétiqué, guêtré quejamais ! rond et rose comme une poupée neuve. Il étaitreluisant de satisfaction. Toute cette histoire l’avait mis aupremier rang ! De telles complications qui n’étaientredoutables que pour les autres, il pensait bien en recueilliravant peu tous les bénéfices. Depuis deux jours, il ne perdait passon temps. Une indiscrétion d’un des plus bas services desurveillance de la Sûreté politique l’avait mis sur la trace dumystère et il n’avait rien épargné pour apporter à la barre unedéposition sensationnelle. Le matin même il était passé à l’Agenceuniverselle pour prévenir un copain qui dirigeait les services desfeuilles à la province : « Je te signale ma dépositiondans le procès Corbières cet après-midi. Soigne-moi, ça en vaut lapeine ! Et ne m’oublie pas dans tes filsspéciaux ! » Comme disaient ses jeunes confrères :« Paskin savait « y faire » pour laréclame. »

Après les formalités d’usage, le président posa brusquement laquestion au témoin :

– Votre directeur prétend que vous avez reçu de soi-disantdocuments de Roger Dumont ?

Turmache se leva :

– Je proteste ! Je n’ai jamais mis en cause RogerDumont.

– Vous avez laissé dire… Enfin, monsieur, vous prétendezavoir eu en mains des documents ; ces documents on ne les ajamais vus… Vous rejetez la responsabilité de cette étonnantehistoire sur un subalterne…

– Je la revendique ! fit entendre Paskin rouge d’unéclatant bonheur. Toutefois, monsieur le président, permettez à unhumble journaliste de s’élever contre ce mot de subalterne…M. Tromp nous a appris que, dans son journal, il n’y a que descollaborateurs…

Un murmure des plus encourageants s’éleva sur les bancs de lapresse.

– M. Paskin, qui revendique toutes lesresponsabilités, reprit le président, acceptera sans doute de nousdire de qui il tenait ces fameux documents…

Tromp se leva à son tour.

– Je prie mon rédacteur de dire tout ce qu’il sait. Ils’agit de prouver ici que nous sommes de bonne foi. Je vous enprie, que rien ne vous arrête, Paskin !

Le reporter réfléchit et, plus prudent que son maître :

– D’un monsieur qui cachait sa figure et qui m’avait donnérendez-vous dans un coin sombre de l’avenue du Bois, sous le petitkiosque aux chevaux, non loin de la rue Chalgrin.

– Enfin, ce monsieur mystérieux, de quelle partvenait-il ? interrogea le président.

– Dites-le donc ! lui jeta encore Tromp, que Turmacheessayait en vain de retenir.

– Monsieur le président, nous tenions ces documents deRoger Dumont.

– Je regrette, fit le président, sarcastique, qu’avantl’audience, témoins et accusés ne se soient pas mis pluscomplètement d’accord… Tout de même, comme cette fantaisie doitavoir des limites, je préviens le témoin Paskin que s’il a pris desresponsabilités, il m’appartient d’en prendre moi aussi.

– Monsieur le président ! s’écria Paskin, qui nes’attendait pas à cette intervention de son directeur, monsieur leprésident, je n’ai rien à cacher à la justice… L’homme qui m’aremis les documents ne venait pas de la part de Roger Dumont !c’était Roger Dumont lui-même !

– Avez-vous lu les documents ?

– Eh ! monsieur le président, je les ai portésaussitôt au Réveil… et nous sommes revenus les apporter àM. Corbières qui nous attendait avenue de Neuilly… Nous lesavons compulsés, puis M. Corbières est rentré chez lui avecson dossier.

– Prenez garde à ce que vous dites, Paskin ! je suisobligé de relever toutes les hésitations et les contradictions queje trouve dans votre déposition et dans les dires des accusés. Vousvenez prétendre aujourd’hui que vous teniez ces fameux documents deRoger Dumont et le Réveil a laissé raconter pendant dessemaines qu’ils vous avaient été livrés par le comte de Martinl’Aiguille ! En vérité, je me demande pour quelle raison vousn’êtes pas assis sur ce banc, à côté de votre directeur.

– Eh bien ! monsieur le président, déclara Paskin dansun beau mouvement qui parut spontané, mais auquel il se sentaitfortement incité par ce qu’il avait vu de la fièvre de Paris et lapersuasion où il était que l’U. R. B. filait un mauvaiscoton : monsieur le président, mettez-m’y si ce que je vousdis n’est pas l’expression de la vérité… Ces documents ne sont pasun mythe ! M. Corbières le sait bien !… etM. Corbières aussi sait bien comment ils lui ont étévolés ! Voulez-vous que je vous dise maintenant pourquoiM. Corbière se tait ? Parce que c’est un galanthomme !…

Il y eut un immense éclat de rire. Mais Corbières était d’unepâleur mortelle. Paskin continua :

– Mon devoir de témoin me force à dire ici ce que j’aiappris à titre de reporter, dans la soirée d’hier. Un servicediscret de surveillance avait été établi autour du pavillon habitéà Neuilly par M. Corbières. Vu les circonstances il n’y avaitlà rien qui ne fût très naturel. Mais ce qui l’est moins, c’est querien n’ait transpiré du rapport du brigadier de service. J’en ai eula copie sous les yeux. Quand il fut rentré chez lui avec ledossier, M. Corbières ne tarda pas à recevoir une visite, unevisite qu’il n’attendait pas… Car il attendait M. Lhomond etce n’est pas M. Lhomond qui se présenta à la grille !

– Qui était-ce ? Le savez-vous ? interrogea leprésident.

– M. Corbières le sait certainement mieux quemoi !

– Mais parlez, Corbières ! s’écrièrent à la foisTurmache et Tromp… Si Paskin dit vrai, votre attitude estinexplicable ! L’homme qui est venu cette nuit-là chez vousest peut-être votre voleur !

– Ce n’était pas un homme ! rectifia Paskin.

Il y eut un silence, tout le monde se regarda. Le présidentcomprit que l’on pénétrait là sur un terrain dangereux.

– N’insistons pas ! fit-il, puisque M. Corbièresse tait, il s’agit là d’un incident qui n’a rien à faire avec ceprocès ! Respectons les secrets de l’homme privé !

On se récria sur le banc des avocats. Celui de Turmacheprotestait avec énergie.

– Monsieur le président me permettra de faire remarquer iciqu’il y a quelque chose de plus extraordinaire que le silence duprincipal accusé ; c’est le soin justement avec lequel lapolice d’abord, la justice ensuite respectent les secrets privés deM. Corbières !

– Monsieur le président, fit entendre Paskin, si l’on tientà savoir qui est venu, il n’y a qu’à consulter le rapport.

– Je m’étonne qu’il n’ait pas été versé à l’enquête,s’écria l’avocat. Il y avait un nom sur le rapport ?

– Je ne laisserai pas dévier le débat, déclara Dhumur avecvéhémence. Voilà une visite dont il n’a jamais été question, etcependant elle eût fait l’affaire de M. Corbières… autant aumoins que la vôtre, messieurs ! Si c’est une dernière comédieque l’on joue ici, en désespoir de cause, messieurs les juréssauront encore l’apprécier… En ce qui me concerne, je n’ai pas à enfaire état…

– Nous allons déposer des conclusions ! déclarèrentd’une seule voix les avocats de Turmache, Hockart et Tromp,cependant que Corbières semblait devenu de pierre et ne répondaitmême pas à son défenseur, qui le suppliait d’abandonner sonattitude difficilement explicable.

Mais c’est alors que Viennet, qui s’était gardé d’intervenirdans ce nouvel incident, se leva, une lettre à la main.

– Monsieur le président, dit le procureur de la République,c’est sans doute par erreur ou par ignorance des formes de lajustice, que la personne qui a écrit cette lettre que l’on vient deme remettre demande à être entendue… je m’empresse de vous lacommuniquer…

Étonné que le procureur de la République rendît aussi public ungeste aussi simple, le président prit des mains de l’huissier lalettre en question en se demandant quel coup de Jarnac Viennetavait bien pu préparer.

Aussitôt qu’il eut jeté les yeux sur la lettre, il pâlit et sontrouble devint tellement évident qu’il n’échappa à personne. Illança au procureur de la République un coup d’œil terrible, puis ildit :

– Il semble difficile d’entendre ce témoin. D’abord il n’apas été cité.

– Non ! mais il peut être entendu à titre de simplerenseignement.

Et le procureur se rassit.

– Ensuite, continua le président qui paraissait de plus enplus désemparé, je ne vois pas bien l’utilité de faire intervenirdans cette affaire…

– Pourrait-on savoir au moins le nom du témoin qui demandeà être entendu ? demanda l’avocat de Turmache.

Le procureur de la République laissa tomber perfidement ;« Je suis de l’avis de l’avis de M. le Président… Je nevois pas, en effet… et il serait peut-être même regrettable… »Puis il s’adressa directement aux accusés. « Ces messieurs, dureste, seront les premiers à comprendre combien cette déposition,même à titre de simple renseignement, serait pénible à entendre…D’autant que je ne vois pas, je le répète, ce qu’elle pourraitapporter aux débats ».

– Mais, enfin, de qui s’agit-il ? s’écriaTurmache.

– C’est Mlle Milon-Lauenbourg qui demande àêtre entendue ! fit d’un air navré le procureur.

Les coaccusés de Corbières n’eurent qu’un cri. Quant àCorbières, le sang afflua avec une telle force à son cœur qu’il putcroire qu’il allait s’effondrer. La salle toute entière étaitdebout.

– Mlle Lauenbourg n’a que faire dans ceprocès ! Mlle Lauenbourg ne sera pasentendue ! s’écria le président… C’est l’avis de la cour.

Mais une voix se fit entendre au fond de la salle.

– Monsieur le président, il faut que jeparle !

C’était Sylvie qui s’avançait, soutenue par André Ternisien…Corbières avait reconnu sa voix… Il ne la regarda point cependant.Il fit un prodigieux effort pour paraître indifférent.

Et ce qui se passa fut rapide.

Débordé par l’événement, le président ne put s’opposer àl’arrivée à la barre de Mlle Lauenbourg… Paskins’effaça… André était resté sur le seuil du prétoire… Sylvie, quiétait d’une pâleur effroyable, leva la main : « Je jurede dire la vérité ! »

– Vous ne pouvez jurer, dit le président.

– Monsieur le président, je suis venue ici pour que l’onsache que M. Corbières a dit la vérité en affirmant qu’ilavait eu en main les documents ! je les ai vus !C’est moi qui suis venue au pavillon de Neuilly, cette nuit-là… lesdocuments étaient sur son bureau ! Quand je suis arrivée, illes compulsait… j’ai appris depuis que M. Corbières, après mondépart, avait constaté la disparition des documents… je suis venueici dire à M. Corbières que ces documents, ce n’est pasmoi qui les ai volés !

Elle fixait Corbières de ses grands yeux pleins d’un amourhéroïque.

– Je n’ai plus rien à dire, monsieur leprésident !

Elle était calme, elle dominait l’émoi indescriptible quis’était emparé de toute la salle.

Les avocats voulaient la retenir, la crucifier sous leursquestions, mais le président, qui avait hâte d’en finir avec ceterrible incident, lui faisait signe qu’elle pouvait seretirer.

Elle s’éloigna après un dernier regard vers Corbières… Maismaintenant elle était au bout de ses forces. Elle sortit de lasalle, soutenue par André Ternisien qui lui avait repris le bras etpar le petit Paskin qui s’empressait, s’imposait commetoujours…

À l’émoi de tout à l’heure succéda, jusqu’au moment où elledisparut, un affreux silence. Cette fille venait de sauver sonamant. Mais elle avait livré son père !

Ce même jour, à cinq heures du soir, Corbières, Tromp, Turmache,Hockart étaient acquittés.

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