Les Mohicans de Babel

Chapitre 24LA DERNIÈRE DE M. BARNABÉ

À chaque changement de ministère, Roger Dumont grandissait. Onne pouvait rien sans lui. Il tenait tous les secrets et il enjouait selon son jeu. Tous les autres, même Turmache, se sentaientau bout de ses ficelles. On le craignait. On lui accordait tout cequ’il demandait, moins cependant le ministère de la justice et lehaut commandement de la gendarmerie. « En somme, se disait-il,me voici revenu où j’en étais arrivé avec Milon ! »

Cette constatation ne le rendait point mélancolique. Ilavait foi en l’avenir. Le parti Corbières s’organisait. Etnous croyons ne pas trop nous avancer en disant que Corbières nerejetait plus certains conseils venus de Roger Dumont. Ainsi laligue ne s’appelait plus antiparlementaire, ce qui étaitune faute qui l’avait privée de bien des concours, maisextra-parlementaire, ce qui répondait mieux à l’idée deCorbières, qui ne voulait point que le Parlement fût tout enFrance. Son système de décentralisation s’accommodait très bien decette nouvelle formule. Le révolté rentrait donc dans la politique.Il le faut bien pour aboutir et surtout pour avoir deslendemains.

Roger Dumont pensait toujours au lendemain. En cela il étaitpeut-être plus fort que Fouché, mais il l’était moins queTalleyrand…

Six mois s’étaient écoulés depuis les derniers événements. Lespartis semblaient s’accorder une sorte de trêve en attendant lafurieuse bataille des élections générales qui n’étaient pas trèséloignées quand, un soir que Roger Dumont sortait de son bureau,l’huissier lui remit un pli. « Je n’ai pas voulu dérangerM. le secrétaire général, c’est une espèce de paysan qui vientd’apporter cette lettre à l’instant. Il insistait pour vous laremettre en mains propres, je l’ai envoyé promener. »

Roger Dumont lut : « Monsieur le directeur, si vousvous souvenez encore d’un certain M. Barnabé, faites-lui doncle plus grand plaisir en venant le voir demain mardi aussitôt quevous le pourrez. Vous le trouverez toujours dans son petitpavillon. Ce qu’il a à vous dire ne manque point d’intérêt. Àdemain sans faute, car après-demain il serait peut-être trop tard.Signé : Barnabé. »

« Tiens ! tiens ! fit Roger, ce bon monsieurBarnabé, depuis qu’il m’a si bien aidé dans cette affaire Legrand,ma foi, je l’avais complètement oublié… Mais ça n’a plus d’intérêt,ça, Barnabé ! Ma foi, on ne sait jamais… j’irai pour lui faireplaisir… et puis, je lui dois bien ça ! »

Roger Dumont fut très occupé le lendemain. Son auto ne le déposaque vers six heures du soir dans la cour de l’auberge du Bac.Aussitôt Mariette se précipita vers lui :

– C’est vous, monsieur Roger Dumont ?

– Oui, ma belle !

– Ah ! mon Dieu ! mais c’est leNorvégien !

– Oui, ma belle !

– Oh ! monsieur, comme vous venez tard ! voilàdix fois que ce pauvre M. Barnabé fait demander si vous n’êtespas là ! Il vous attendait ce matin…

– Mais il n’est pas malade, ce pauvreM. Barnabé ?

– Oh ! il est bien bas… Un coup de froid attrapé surla rivière, il y a un mois… là-dessus une pneumonie… pour moi, ilne s’en relèvera pas.

Elle ouvrit la porte du pavillon et monta avec Roger Dumontjusque dans l’atelier, en criant : « Le voilà !c’est lui. »

– Eh bien ! f… le camp ! fit la voix rauque deM. Barnabé et qu’on ne te revoie plus.

– Croyez-vous, monsieur ! et moi qui le soigne sibien ! Elle dégringola.

Dumont poussa la porte de la chambre. À la vérité,M. Barnabé n’était plus que l’ombre de lui-même. Il tenditvers le visiteur des bras décharnés et retomba sur son oreiller…« Enfin, vous voilà ! vous voilà !… j’ai cru quevous ne viendriez jamais !… c’est que je me sens bas, voussavez ! j’en ai encore pour deux ou trois jours, tout juste.Asseyez-vous là… ne parlez pas ! c’est inutile… C’est moi quiai à vous dire des choses ! Vous, je vois que l’affaire vous aréussi, mais moi… depuis la mort de cette pauvre femme, je n’aijamais pu reprendre le dessus… Une morte tout de même, c’estpas comme une vivante ! Dites donc, croyez-vous qu’ons’est bien vengé de Lauenbourg ? Eh bien ! on s’en estencore plus vengé que vous ne le croyez, Roger Dumont ! parceque je vais vous dire, M. Legrand, hein ? Le fameuxM. Legrand ! Et bien ! le fameux M. Legrand, çan’était pas lui ! c’était moi ! »

Roger Dumont faillit basculer sur sa chaise. Il parvint à selever, grogna des paroles inintelligibles, et puis, finalement,salua et se rassit. Il ne doutait pas de ce qu’il venaitd’entendre. Ce bonhomme-là était tout de même plus fort que lui. Iln’avait qu’à s’incliner.

– Mais vous devez être prodigieusement riche ! fit lepolicier.

– Moi, pas le sou ! ou à peu près. À propos, si vousvoyez André ou Daniel, vous pouvez leur dire que le peu quej’avais, je me suis arrangé pour que ça aille à la caisse despetites sœurs des pauvres ! C’est de l’argent honnête. Ellespeuvent l’accepter ! Avant, j’étais avare ! mais çam’a cessé quand j’ai eu à me venger ! À partir de cemoment-là, l’argent a été moins que rien pour moi ! j’ai montétoute l’affaire pour avoir sa peau à lui et à celle de safemme !

« Avec l’organisation de l’U. R. B. ça n’a pasété sorcier ! Nous avions des renseignements sur tout. C’estalors que j’ai eu l’idée de les faire servir à d’autres choses qu’àdes transactions commerciales et à des coups de Bourse. Il n’y aplus eu une grosse affaire de vol, d’assassinats pour héritage –moi que les gens crèvent, je m’en f… – je vais bien crever –d’escroquerie, d’abus de confiance, de chantage en Europe qui n’aitversé son denier à Dieu, à l’U. R. B., soit dit àM. Legrand.

« J’avais mon homme de confiance pour me tenir en relationsutiles avec les chefs de bandes internationales. Je ne vous tairaipas son nom. Ça ne lui fera plus rien. Il est mort. Oui, un momentest venu où il m’a fallu m’en débarrasser. »

– Martin l’Aiguille ! prononça le policier.

– Tu l’as dit ! mais tu as toujours cru et j’ai toutfait pour te faire croire qu’il obéissait à Milon ; c’est àmoi qu’il obéissait, à moi qui l’avais pris la main dans le sac… unfaux de deux cent mille, il n’a pas bronché ! Ilm’appartenait. Je lui en ai donné deux cent mille, tant qu’il en aeu besoin, mais il les a bien payés, à la fin ! Il en savaittrop au moment du grand coup…

« Crois-tu que c’est rigolo, Dumont ! Il n’y avait queLauenbourg qui ignorait que toutes les pépites de M. Legrandgonflaient ses coffres… J’étais maître de la comptabilité, n’est-cepas ? Nous avions une sous-comptabilité dans laquelle il n’yavait que moi qui voyais clair… je vous prie de croire que j’aifait de la ventilation entre les deux comptabilités… Miloncroyait toucher sur le coup des pétroles de Transylvanie, ilempochait la galette du Malville de Pondichéry avec trois cadavresautour ! Et il se croyait très fort l’imbécile ! Vienneta dû être épouvanté quand je lui ai donné la clef de lacomptabilité. Rien à répondre à ça ! La galette étaitlà ! Moi je n’y ai pas touché. Ce bon M. Barnabé, boncomptable, bête comme ses pieds et aveugle, naturellement. Mais unetête que j’aurais voulu voir c’est celle de Son Excellence quand leWilliam, suivi de toute la sainte famille, est venu lui dire :Frère Legrand, il faut mourir !

« Il a dû ne rien y comprendre du tout et il a fallu mourirquand même ! Ah ! j’aurais voulu être là ! mais onne peut pas être partout. J’étais là quand il a tué sa pauvre femmeet ça m’a suffi ! Vois-tu, au fond, c’est de ça que jecrève ! Je m’étais fait à ces petites fêtes-là ! Paselle, par exemple ! Oh ! la pauvre ! C’est unemartyre, cette femme-là. Et ce que je la dégoûtais ! mais ellevenait tout de même… Il n’y a pas à dire : elle a réussi àsauver l’honneur du nom !

« La première fois qu’elle est venue, elle était mise commeune bonne ! Et elle chialait. Je l’ai renvoyée, monvieux ! et je t’assure qu’elle n’a pas recommencé… Moi, ce queje voulais, c’était Mme Lauenbourg, femme dumonde ! Je lui connaissais des toilettes ! Je les luidésignais à l’avance : Vous mettrez celles-ci… vous mettrezcelles-là ! et puis ce que je voulais, c’était des jambes enor comme elles en ont dans les galas. Et des petites chaussures àhauts talons, comme elles en ont maintenant avec des tas dechichis… du cuir d’argent, des boucles de strass, du satin, de ladentelle, tout, quoi ! Rien de trop riche pour le pèreBarnabé !…

« Alors elle s’asseyait là dans ses beaux atours, jeparlais tout seul, elle ne me répondait pas !… je buvais toutseul, elle ne buvait pas !… Et je mangeais pour deux… à m’enrendre malade… de la truffe comme s’il en pleuvait… Tu penses sij’étais malade, le lendemain… mais j’avais la semaine pour mesoigner… Entre deux séances, je me mettais au lit. Et puis, sur lecoup, je me sentais gaillard ! tout à fait grandseigneur !… digne de ma dame, quoi ! Je m’étais acheté dulinge… Tiens ! il faudra que je te lègue mes robes de chambreet mon pyjama… si jamais t’es aimé dans le monde ! Etmaintenant, je vais te dire une chose. J’avais dans mes bras unemartyre ! eh bien ! ça ne me déplaisaitpas !… Il y en a qui aiment les mamours, moi, j’aime lesfemmes martyres. »

– Tais-toi ! assez ! c’estépouvantable !

– Ne t’en va pas !… Je ne t’ai pas dit le plus triste…un service que j’ai à te demander… c’est surtout pour ça que jet’ai fait venir… Ne regrette rien ! sans ça, tu n’auraispeut-être jamais connu la véritable histoire deM. Legrand !… Voici ce que j’ai à te demander : tusais que lorsqu’on a exhumé Lauenbourg, on n’a pas retrouvé lecorps de sa femme…

– Oui, et je me suis bien souvent demandé…

– Ne cherche pas ! c’est moi qui l’ai !

– Hein ?

– Je te dis que c’est une femme dont je ne pouvais plus mepasser. La nuit même qui a suivi l’enterrement, son corps étaitchez le Chinois… Tu as bien entendu parler du Chinois ?

– Ah ! le père Kaolin ?

– C’est ça, le père Kaolin, la Péniche, quoi !… C’estun type qui n’a rien à me refuser et un embaumeur depremière !… Il me l’a enfermée dans un joli petit cercueil deverre… Tiens ! tu vas voir !…

Et, d’une main tremblante, M. Barnabé tendit une clef àRoger Dumont.

– Ouvre ! le placard d’en face !… Ne crainsrien ! Elle ne te mangera pas !…

Roger Dumont, dont le front ruisselait de sueur, ne se décidaitpas.

– Faut-il que j’y aille ? Si faible que je suis, jem’y traîne encore tous les jours !…

Le policier tourna la clef et la porte s’ouvrit. Une apparitiondans les derniers rayons du jour… mais rien d’un fantôme… C’étaitIsabelle Milon-Lauenbourg, vivante ! Ses yeux, ses beauxgrands yeux où semblait se refléter dans une eau pure toutel’horreur du monde, devant laquelle elle n’avait pas reculé, sonprofil adorable, la douceur de ses joues, la bouche attirante etsévère, son beau cou chargé de perles, et quelletoilette !…

– Crois-tu qu’elle est habillée, hein ! C’est moi quil’ai choisie, cette toilette-là. Et la pèlerine !…Ah ! j’en raffolais, de cette pèlerine. Crois-tuqu’il y en a des paillettes d’or et d’argent ! Et ces fleurslumineuses… Regarde cette robe de velours blanc semée d’émeraudes…À ce qu’il paraît que dans ce cercueil-là et embaumée comme ellel’est, elle peut vivre comme ça pendant des siècles !On dirait qu’elle va parler, hein ? Mais elle ne parlepas ! Elle ne parle jamais ! Charmante Isabelle !c’est une consolation d’avoir ça à côté de soi, pour mourir !Eh bien, voilà ce que je veux… Quand je serai mort, tu me ladonneras !… C’est ton affaire, tu peux tout… Arrange-moi ça,hein ? pour qu’on soit enterré tous les deux ensemble… Aufond, c’est honnête, ce que je te demande là !… Surtout, nebrise pas le cercueil… Je veux qu’elle reste belle pour moi toutseul, toujours ! C’est compris ? Tu me lepromets ?

– Je te le promets ! lui jeta Roger en s’enfuyant.

Et il se jeta au vent de la nuit.

« Oh ! je croyais connaître leshommes ! »

Cette même nuit, vers 2 heures du matin, M. Roger Dumont,secrétaire général des services de l’Intérieur, directeur de toutesles polices d’État, soupait aux Halles dans le dernier restaurant àla mode, avec son chef de cabinet, M. Daniel Ternisien etMlle Thérèse Dobingy (connue plus tard, quand ellefut nommée directrice de tous les services d’État d’assistanceféminine, sous le nom de d’Obigny). Ils avaient vidé deuxbouteilles de brut impérial et Roger Dumont n’en était pas plusbavard pour ça.

– Vous avez l’air pensif, patron ? demanda Daniel. Ily a quelque chose qui ne va pas ?

– Au contraire, mon petit. Je suis très satisfait de majournée. Devine qui j’ai vu aujourd’hui ?

– Oh ! beaucoup de monde.

– J’ai vu ton père ! Il n’a pas quitté son pavillon,mais il va déménager bientôt. Il est au plus mal. Je ne pense pasqu’il en ait pour vingt-quatre heures.

– J’irai le voir ce matin.

– Garde-t’en ! Il vous a déshérités, toi et tonfrère !

– Moi, ça m’est égal ! mais ce pauvre André…

– Qu’est-ce qu’il devient, ton frère ?

– Oh ! Il s’est fait bien abîmer pour cette satanéeligue… je crois qu’il a accepté un emploi chez un géomètre dans lesLandes…

– Mais on peut faire quelque chose pour lui ! unancien élève de Polytechnique.

– Il demande qu’on ne s’occupe plus de lui… Il est dégoûtéde tout, même de la ligue antiparlementaire qui s’appellemaintenant la ligue extra-parlementaire…

– À propos, interrompit Roger Dumont, j’ai vu Lhomond.

– Et alors ?

– Et alors, par lui j’ai pu voir Corbières… Oui ! ilest ici ! mais c’était surtout Mme Corbièresque je voulais voir !

– Tiens ! et pourquoi donc ?

– Parce que je savais qu’elle s’était adressée à un tasd’agences pour qu’on lui retrouvât le corps de sa mère… Or,moi ! j’ai retrouvé le corps de sa mère ! C’était unebonne nouvelle à lui apporter.

– Et qu’est-ce qu’il est devenu ?

– C’est un secret entre Mme Corbières etmoi. Elle fera enterrer sa mère où elle voudra. Je ne veux même pasle savoir. Elle pleurait de reconnaissance.

– Et Corbières ?

– Eh bien ! Il me paraissait inquiet, à cause desélections. Je lui ai dit qu’il pouvait se rassurer, que c’était moiqui les ferais, les élections.

– Tout de même, fit Daniel, la ligue ne pense pas avoir unemajorité… Vu le programme, c’est impossible !

– Je lui ai fait comprendre qu’il vaut mieux faire la loiavec une minorité bien solide que de la subir avec une majoritéincertaine. Ça l’a frappé.

– Compliments, monsieur le ministre de la justice.

– Oui, je crois que cette fois l’affaire sera dans le sac…je ne craignais que Mme Corbières qui est bienfemme et un peu cerveau brûlé. Je suis sûr qu’elle regrette lesbarricades ! mais au fond il n’y a qu’une chose qui luiimporte : son amour !

– C’est le principal ! conclut Thérèse… le resten’existe pas.

Derrière eux, une voix de rogomme : « Qui est-ce quiveut de la violette ? de la belle violette deNice ? »

Une pauvresse… et une jeunesse d’une décrépitude terrible…

Des guenilles qui habillent un squelette et quelques restesd’une chair flétrie qui ne se nourrit plus que d’alcool…

On la jette à la porte. Elle proteste : « Benquoi ! ben quoi ! Parce que je suis mal habillée !Moi aussi, j’en ai eu des toilettes ! et du pèze ! et desbanquiers à mes pieds ! »

Roger Dumont et Daniel se sont soulevés : « Maisoui ! c’est elle ! Non ! ça n’est paspossible ! »

Et la voix dans la rue : « Ah ! si vous l’aviezconnue, mademoiselle Julie ! »

Les deux hommes s’appuient le front à la vitre et regardentcette pauvre lamentable chose rentrer et disparaître dans la nuit…Ils sont quelques instants sans rien se dire… ils pensent… Dans levent de ces guenilles passe toute l’histoire de ces deux dernièresannées… toutes les catastrophes, les scandales, les chutes deministère, les crimes connus et inconnus…

Roger Dumont ramène son chef de cabinet à sa table :

– Et dire que c’est elle qui m’aura faitministre !

Auteurs::

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer