Les Mohicans de Babel

Chapitre 5FARCE OU DRAME ?

On finissait de souper, par petites tables. Trois jazzétourdissants achevaient d’exalter les convives. Les maîtresd’hôtel ne cessaient de verser le champagne. Les propos, lesgestes, les rires, les rapprochements commençaient à manquer un peude tenue. On s’impatientait de n’avoir pas encore vu« monsieur Legrand ». Il était l’objet de toutes lesplaisanteries : « Viendra !… Viendrapas !… » Les uns le traitaient de lâche, les autres defumiste.

On vit apparaître le comte de Martin l’Aiguille qui se dirigeavers Milon-Lauenbourg. Celui-ci se leva aussitôt :« Mesdames, messieurs !… dit-il, le comte vient dem’annoncer que M. Legrand est arrivé. Vous me permettrez devous quitter un instant pour aller le recevoir ! »

Il fut acclamé : « Allez ! allez ! etamenez-le nous tout de suite !… »

Martin l’Aiguille entraîna Milon-Lauenbourg, et tous deuxdisparurent par le fond de la petite scène qui se dressait dans legrand salon dit : salon des faunes.

Instinctivement, tous les invités se rapprochèrent de lascène.

C’est par là que l’on attendait M. Legrand. Ce fut d’abordMartin l’Aiguille qui se montra : « MonsieurLegrand ! annonça le beau Godefroi, présente ses hommages àces dames, et plus particulièrement à la maîtresse demaison. »

Il descendit de scène pour faire disposer en carré desbanquettes et des fauteuils. Un espace vide se trouvait ainsiréservé au bas du théâtre, à l’endroit même où la princesse avaitdansé.

– Nous demandons à l’assistance, reprit Martin l’Aiguille,de ne point franchir les limites de cette enceinte, oùM. Legrand et sa troupe vont se livrer à leurs petitsexercices. Il serait dangereux de venir l’y troubler !

Beaucoup applaudirent, disant : « C’est trèsamusant !… C’est tout à fait drôle !… » Les autresfirent : « Hou ! hou ! » Ils étaientmécontents, prévoyant une farce.

– Ce qui serait plus drôle, disaient-ils, c’est que le vraiM. Legrand apparût tout à coup.

Martin l’Aiguille entendit :

– Mais c’est le vrai M. Legrand que je vais vousprésenter, protesta-t-il. Asseyez-vous, mesdames, messieurs, un peude silence ! Et, tourné vers la coulisse, il cria :« Vous pouvez venir, Monsieur Legrand !Mme Milon-Lauenbourg se fait un plaisir de vousrecevoir ! »

Alors, M. Legrand apparut sur la scène, accompagné de sonétat-major. Ils étaient sept en tout. Ce fut un immense succès derire. Seul, un homme ne riait pas ; c’était le chef de laSûreté générale : Roger Dumont. Il ne put même retenir unesourde exclamation : « Ça, par exemple, c’est tropfort ! »

Ce qui avait fait rire tout le monde, c’étaient les masques dontles six capitaines de M. Legrand étaient affublés. Ils étaientcoiffés de ces têtes terribles de bolcheviks dont le dessin estdevenu classique, qui montrent des mâchoires féroces et dont lesdents retiennent un coutelas.

Ce qui avait fait encore rire, c’est que M. Legrand, qui sedistinguait des autres par sa haute stature, sa carrure, sesallures de chef et un vêtement particulier, portait sous son bras,comme il convient à un chauffeur du vingtième siècle, amidu progrès, un poêle ou plutôt une grille électrique !

Mais ce qui avait ému si particulièrement Roger Dumont, c’étaitle costume même de ce M. Legrand de carnaval. Ce costume étaitexactement celui qu’il avait décrit, quelques instants auparavant,à Milon-Lauenbourg, celui qu’il portait quand il était allé traiteravec les chefs de bande à Varsovie, à Berlin, à Vienne, à Rome, àLondres… Jusqu’à la cravate rouge nouée en régate, que RogerDumont avait négligé de signaler à Lauenbourg, et quiappartenait en propre – Roger Dumont le croyait bien – au vraiM. Legrand !

– Je ne comprends plus ! murmurait-il tout perplexe,ou alors quelle audace !

Il réfléchit : « Voudrait-il me prouver qu’il n’aréellement rien à redouter, pas même moi ! ou mefaire son complice ou ouvrir la porte à macomplicité… »

À la vérité, Roger Dumont, qui croyait avoir tout prévu, n’avaitpas prévu ça.

À la file indienne, M. Legrand et son singulier état-majordéfilèrent.

M. Legrand, en passant devantMme Milon-Lauenbourg, s’inclina fort galamment et,s’il ne lui baisa point la main, c’est qu’il en était apparemmentempêché par son masque. Aucun de ces messieurs n’avait encoreprononcé une parole. Martin l’Aiguille parlait pour eux, tel unimprésario :

– Mesdames et messieurs, la troupe de M. Legrand vaavoir l’honneur de procéder devant vous à quelques-uns de ses plusrenommés exercices ; et M. Legrand ayant eu la bonté deme nommer son chef accessoiriste, je vais disposer sans plus tarderle réchaud que ces messieurs emportent toujours avec eux, commechacun le sait.

Il s’était emparé du foyer électrique, l’avait déposé sur lamosaïque et y adapta un fil conducteur qu’un valet lui tendait.Tout en vaquant à sa petite besogne, il expliquait :

– Avec cet appareil, on obtient les aveux les plusdéfinitifs et les renseignements les plus précieux en tournantsimplement un commutateur ! comme vous voyez, ce n’est passorcier ! Voici le siège du patient !… messieurs, lequeld’entre vous veut commencer ? Nous saurons tout de suite où ilcache sa galette !

On éclata de rire, les invités se tournaient les uns vers lesautres. À ce moment, ils aperçurent quelques masques de chauffeursbolcheviks qui n’avaient point défilé sur la scène. De minute enminute, ces masques devenaient plus nombreux. Une sourde rumeur quin’était pas dénuée d’une certaine inquiétude commença à s’éleverdans les salons.

– Que se passe-t-il ? demanda Martin l’Aiguille.

On lui montra les masques nouveaux qui se glissaient entre lesgroupes.

– Ah ! ceux-là, fit-il, n’étaient pas dans leprogramme ! Moi, je vous montre les vrais chauffeurs, la vraiebande de M. Legrand… S’il s’est glissé de faux bonshommes dansla place, je vous autorise à les jeter dehors.

On rit… on regarda d’un peu plus près les intrus, on vit qu’ilsétaient tous en habit, on en conclut que ce devaient être desinvités.

À ce moment, M. Legrand, toujours muet, indiqua d’un gesteplein d’autorité un personnage qui se trouvait derrière les dameset qui s’entretenait à voix basse avec le chef de la gauchesociale-radicale, M. Lecamus. Il parlait politique, car il y ades gens que rien ne saurait détourner de parler politique. Il luidisait : « Mon cher collègue, la loi est la loi, unrèglement est un règlement, un ordre du jour est un ordre du jour,nul n’est censé l’ignorer !… » Et M. Lecamus luirépondait : « J’abonde entièrement dans les idées quevous m’exposez avec tant de logique, monsieur le ministre !mais allez dire cela à la Chambre !… Elle vousrenversera !… »

– J’en sais quelque chose, mon cher collègue !…

Cette personne désignée par M. Legrand était, en effet, ledernier ministre du Trésor, M. Turmache, que Milon-Lauenbourgavait renversé et qui était venu à sa soirée pour lui prouver qu’ilne lui en voulait pas. M. Turmache fut légèrement étourdi parl’intervention de deux des messieurs qui accompagnaientM. Legrand et qui venaient le « cueillir » pour lefaire asseoir sur le fauteuil du « patient ».

On applaudissait, on trouvait la chose de plus en plus amusante.Deux autres lui enlevèrent ses escarpins et ses chaussettes.

Ce fut un fou rire quand on le vit pieds nus ! Il prit leparti de s’en amuser lui-même. Mais on lui approcha les pieds de lagrille électrique de si près qu’il se rejeta en arrière encriant : « Mais ça brûle, cetteaffaire-là ! »

– Oui, ça brûle, acquiesça tranquillement Martinl’Aiguille ! mais ça va vous brûler bien davantage tout àl’heure si vous ne consentez à dire à M. Legrand qui m’achargé de vous poser la question ce que vous avez fait desmilliards qui se trouvaient dans les coffres de l’État quand vousêtes entré au ministère !

La farce avait un tel succès et le pauvre homme se trouvait siridicule qu’il commençait à se fâcher pour de bon… Il voulait qu’onle laissât tranquille… Hélas ! ses bourreaux impassibles luirapprochaient les pieds de la grille. Cette fois, il se débattitfurieusement. « Dites à votre M. Legrand que c’estpeut-être lui qui les a volés ! »

C’est alors que M. Legrand fit entendre sa voix pour lapremière fois.

– Je proteste ! fit-il, car lorsque je suis entré auministère, j’ai trouvé la caisse vide ! Et il ôta son masque.Tout le monde reconnut Milon-Lauenbourg.

On lui fit un triomphe. Il s’en fut au-devant de la victime, luiserra la main, et lui annonça qu’il était libre.

L’autre ne se le fit pas dire deux fois et disparut, furieux,déclarant à qui voulait l’entendre que lorsque les hommes aupouvoir s’amusaient à de tels jeux, qui détruisaient tout respect,un peuple était f… !

– Mesdames et messieurs, fit entendre Martin l’Aiguille,nous ne saurions trop admirer l’audace et le courage deM. Legrand, qui, pour la première fois, a montré son vraivisage à M. Roger Dumont, qui n’en revient pas !… MaisM. Roger Dumont, avant d’être le policier de génie quel’univers nous envie, est un homme du monde. Il sait ce qu’il doità la maîtresse de maison dont il est l’hôte et, assurément, il necommettra pas l’inélégance d’arrêter sous son toit un homme qui n’yest venu qu’invité par elle… C’est donc en toute sécurité queM. Legrand et sa bande vont continuer leurs petits exercices.Vous avez vu comme M. Legrand traite les ministres !…Vous allez voir ce qu’il obtient des femmes !…

– Ah ! par exemple ! par exemple !… Maisnous protestons ! mais nous ne voulons pas qu’on noustouche !…

Il y eut de petits cris qui voulaient être d’effroi mais, enréalité, elles étaient toutes enchantées, avec un fond d’inquiétudequi n’était point déplaisant.

– M. Legrand, s’écrièrent quelques-unes, en setournant vers Milon-Lauenbourg, nous implorons votreprotection !

– Mais, mesdames, leur répondit-il, je ne puis rien pourvous, moi ! Je ne suis ici qu’un invité et je subis leprogramme comme vous toutes. Il faut demander cela à mon cousinGodefroi…

– Mesdames, dit le cousin Godefroi, je me suis livrépendant toute la soirée à un petit plébiscite secret pour savoirlesquelles d’entre vous étaient les plus coquettes. Celle qui aobtenu le plus grand nombre de voix – et de beaucoup – estMme Milon-Lauenbourg !

– Ah ! bravo ! bravo ! bravo !…

Isabelle riait, un peu confuse, et cette confusion la faisaitplus charmante, plus désirable encore.

– Godefroi ! s’écria-t-elle, vous êtes un méchant,c’est une trahison !

– Laissez-moi finir !… lui jeta-t-il en réclamant lesilence. « Mesdames et messieurs… le plébiscite dit : laplus coquette et la plus vertueuse ! »

– Ah ! parfait ! parfait !

– Comment !… s’exclamaMme de Cibriac dont le dossier était le pluschargé d’aventures, mais ça n’en est que plus abominable, ellemérite le fer chaud !

– Le plébiscite, continua Martin l’Aiguille, désigneensuite : Mmes d’Audigé, Lapostelle, de Mignolle,Mlles Jeanne de Mannerville et Claire Dubourg, enfinMlle Irène de Troie, de laComédie-Française !…

– Et c’est tout ! s’écriaMme de Millière outrée.

– En somme, résuma la princesse, il s’agissait de trouverdes femmes coquettes et vertueuses, et vous n’en avez trouvé quesix !

– Et j’ai été bien content ! déclara Martinl’Aiguille.

– Enfin, qu’allez-vous faire de nous ? demandèrent lesvertueuses avec beaucoup de coquetterie.

Pendant tout ce temps, les six capitaines masqués deM. Legrand n’avaient pas fait un mouvement. Quant àM. Legrand, il s’était rapproché de sa femme et luidemandait :

– Vous amusez-vous au moins ?

– Beaucoup, répondit-elle.

– Vous ferez vos compliments à Godefroi… c’est lui qui aarrangé tout cela.

Or, Godefroi venait de tirer un livre de sa poche :

– Mesdames, leur dit-il, toujours par ordre deM. Legrand, je vais vous lire du Balzac.

– Rassurons-nous ! fit Mlle Irène deTroie, de la Comédie-Française, cela tourne à la conférencelittéraire.

– Prenez garde que M. Legrand ne mette la littératureen action, reprit Martin l’Aiguille. Peut-être serez-vous moinsrassurées, mesdames, quand je vous aurai lu ce passage de « LaDuchesse de Langeais ».

– Mais il me donne froid dans le dos, à moi ! soupiraen frissonnant la petite Jeanne de Mannerville.

– En attendant qu’il nous brûle les pieds !

– Ah ! taisez-vous, vous finirez par nous fairevraiment peur !

– Un peu de silence dans les rangs des victimes deM. Legrand ! commanda Godefroi : « Mesdames…s’il faut en croire Balzac, la duchesse de Langeais, qui a vraimentexisté sous un autre nom naturellement que celui que lui a donné leromancier, Mme la duchesse de Langeais était laplus grande coquette de Paris au temps de la Restauration. Elles’était appliquée à rendre le plus malheureux des hommes un certainM. de Montriveau, lui laissant tout espérer, mais serefusant toujours. Or, il arriva que, de guerre lasse,M. de Montriveau dit son désespoir à l’un de ses amis quiappartenait à la fameuse bande des Treize. (Aujourd’hui il seserait adressé à M. Legrand ou à quelqu’un de ses capitaines).Il chargea cet ami de faire entendre raison à « madame laduchesse ». Et voici ce qu’il advint : au milieu d’unefête, Mme de Langeais fut enlevée et quandelle reprit ses sens elle se trouva…

(Je lis) « les pieds et les poings liés avec des cordes desoie, couchée sur le canapé d’une chambre de garçon ! »En face d’elle elle reconnut Montriveau qui, tranquillement assisdans un fauteuil et enveloppé de sa robe de chambre, fumait uncigare… Une porte était entrouverte et des lueurs rougeâtresvenaient de la pièce voisine… des formes étranges se mouvaient danscette lumière sinistre.

« – Monsieur, est-ce une indiscrétion de vous demander ceque vous comptez faire de moi ? » car enfin, vouscomprenez, expliqua Godefroi, qu’elle n’était pas à la noce, labelle duchesse, au milieu de tout cet appareil…

– « Ce que je veux faire de vous ? Rien dutout ! répondit Montriveau… Vous avez commis un épouvantablecrime : je suis venu à vous pur et candide. Vous avezempoisonné ma vie. Pour rencontrer la perfection dans l’ignoble, ilfaut une belle éducation, un grand nom, une jolie femme, uneduchesse ! Pour tomber au-dessous de tout, il fallait êtreau-dessous de tout ! Madame, ajouta-t-il froidement en prenantune croix de Lorraine adaptée au bout d’une tige d’acier, deux demes amis font rougir en ce moment une croix dont voici le modèle.Nous vous l’appliquerons au front, là, entre les deux yeux, et vousemporterez ainsi, sans pouvoir la cacher à jamais, cette marqueinfamante appliquée sur l’épaule de vos frères lesforçats ! »

– Mais c’est horrible ! s’écriaMme d’Andigné. Pourquoi nous lisez-vous unehistoire pareille ?

– Ce Balzac est épouvantable !

– Calmez-vous, mesdames, leur dit Martin l’Aiguille enrefermant le volume, vous n’avez rien à craindre de pareil deM. Legrand, qui ne m’a prié de vous lire cette petite histoireque pour vous faire comprendre le danger que les femmes, même lesduchesses, peuvent courir quand elles tombent sur des espritsbrutaux comme ce Montriveau…

– Merci, monsieur Legrand ! Merci, monsieurLegrand !

– Cependant, appelé ce soir par ses fonctions à venger desamoureux que votre trop cruelle vertu a rendus mélancoliques,M. Legrand, qui ne veut pas avoir dérangé son état-major pourrien, a décidé qu’il vous faudrait consentir en faveur de seshommes à quelque sacrifice… Ne vous épouvantez pas ! Ne vousépouvantez pas ! Songez qu’ils ne demandent que vosbijoux.

– Quoi ?… Quoi ?… Quoi ?…

– Colliers… bracelets… bagues, barrettes, boucles d’oreilleet tous joyaux qui ornent à l’ordinaire cette beauté avec laquellevous avez fait tant de malheureux… Mesdames, je vais passer parmivous et vous tendre cette coupe d’onyx… Voyons qui sera la plusgénéreuse ! Un peu de pitié pour les pauvres capitaines duterrible M. Legrand ! Allons !Mlle Irène de Troie… un bon mouvement… votrecollier…

– Écoutez, comte, déclara Irène de Troie sans trops’émouvoir, votre petite comédie est adorable et je n’hésiteraispas à vous confier mon collier… mais dans cette cohue… nos bijouxdans votre coupe… songez ! quelle responsabilité pourvous !

– Elle a raison ! approuvèrent toutes ces dames… etdéjà, instinctivement, elles avaient leurs mains sur leurscolliers.

Martin l’Aiguille se tourna vers M. Legrand.

– Monsieur Legrand, ces dames ne veulent pas donner leursbijoux !

– Mes hommes seront mécontents ! je vous en avertis,mesdames… fit M. Legrand, d’un air fort détaché.

– Eh ! M. Legrand ! reprit Irène de Troiequi s’impatientait, demandez à M. Milon-Lauenbourg s’ils’engage à nous en remettre le prix en cas d’accident, et nous nedemandons pas mieux d’en faire cadeau à ces affreux capitaines.

– Quel accident voulez-vous qu’il arrive à vos bijoux quandvous en aurez fait cadeau à mes hommes ! répondit en riantM. Legrand, ils les emporteront… et voilà tout… en vousremerciant bien entendu… Quant à ce Milon-Lauenbourg dont vousparlez, j’aurais bien voulu faire sa connaissance… mais il doitavoir peur de moi, il s’est sauvé !

– Monsieur Legrand, fit entendre Martin l’Aiguille, votreétat-major commence à grogner, vos capitaines disent que ça ne peutpas se passer ainsi ! S’ils n’emportent pas les bijoux deleurs six coquettes, ils prétendent qu’ils n’hésiteront pas àemporter les coquettes elles-mêmes. Elles doiventchoisir !

Cette fois encore, l’allégresse devint générale. Rassurées surle sort de leurs bijoux, les « victimes désignées »prirent part à la joie générale.

Martin l’Aiguille s’adressait maintenant àMlle Irène de Troie :

– Mademoiselle, que choisissez-vous ?

– Je désire que l’on ne touche pas à mon collier.

– Dans ce cas, voulez-vous me faire l’honneur de prendremon bras ?

Irène se leva. « Je vais vous présenter à don Micaël de laBidassoa ! » dit Martin l’Aiguille. Et il la conduisitdevant l’un des six capitaines qui attendaient en grognant.

– Don Micaël, lui dit le comte, je vous confieMlle Irène de Troie, de la Comédie-Française, quivous appartient pour une nuit.

– Ah ! quelle horreur ! s’écria la grandecoquette.

De fait, don Micaël de la Bidassoa était épouvantable à voiravec son couteau qui remuait entre ses dents de sauvage.

– Un peu de courage, mademoiselle… il est un peu moins laidquand il a retiré son masque.

– Non ! Je n’en veux pas !

Elle n’avait pas plus tôt prononcé ces paroles fatales que deuxdes hommes masqués s’avançaient et la forçaient à s’asseoir dans le« fauteuil du patient » ainsi qu’il était arrivé à SonExcellence M. Turmache. Mais si le spectacle des pieds nus del’ex-ministre du trésor avait été simplement bouffon, la vue desjambes de Mlle Irène de Troie procurait assurémentplus d’agrément.

Les souliers étaient merveilleux. Ils jouèrent leur rôle etfurent enlevés fort galamment tandis que les jambes gantées de lasoie la plus fine s’agitaient et battaient l’air pour échapper àl’étreinte décente de ces méchants hommes masqués. Mais bientôt labelle Irène parut vaincue et ses petits pieds sentirent l’approchedu foyer électrique.

– Mais ils vont me brûler ! s’écria-t-elle, jecède ! Aussitôt on lui rendit ses divines chaussures qu’elleremit en riant avec l’aide de ses bourreaux : « Quelsfous vous faites ! » Martin l’Aiguille annonça :« Les souliers sortent de la maison Pasquer. La publicitén’est pas gratuite. Le représentant de la maison Pasquer pourrapasser au bureau de l’agence Legrand demain matin à onzeheures… »

– L’adresse ? demanda-t-on. Et il donna l’adresse del’U. R. B. carrément.

On n’entendait que ces mots : « C’est charmant !Délicieux ! » Le comte conduisit Irène de Troie, vaincueet consentante, à son horrible tyran bolchevique, qui la salua trèshumblement et qui, pour lui baiser la main, retira son masque. Cefurent des cris d’enthousiasme et de bravos à n’en plus finir… Onvenait de reconnaître le vicomte de Muntz qui ne cessait, au su detout Paris, depuis trois ans, d’entourer de ses hommages la bellecomédienne, laquelle refusait de se laisser enchaîner par le plusdoux des liens.

– Ah ! c’est vraiment exquis ! cria-t-on detoutes parts… Cette fois, cela finira par un mariage !

Ce qui arriva, en effet, quelques mois plus tard.

Maintenant toutes ces dames demandaient à être suppliciées.Elles voulaient toutes s’asseoir sur le « fauteuil dupatient ».

La scène des chauffeurs avait décidément un prodigieuxsuccès. Disons tout de suite que les cinq autres victimes selaissèrent martyriser le plus gracieusement du monde et eurent lajoie de retrouver sous le masque des capitaines de M. Legrandleur « flirt » préféré.

Il ne restait plus que le numéro 1, c’est-à-dire « la pluscoquette et la plus vertueuse », la maîtresse de la maison.Mme Milon-Lauenbourg ne riait plus, car elleprévoyait la fin de tout ceci. Elle dit à M. Legrand :« Ce scénario est vraiment trop spirituel pour que Martinl’Aiguille l’ait trouvé tout seul ! »

– Je vous affirme, ma chère amie, que je n’y suis pourrien !

Godefroi s’avançait déjà vers elle. Elle se leva…

– Moi, lui dit-elle, je préfère abandonner mon collier toutde suite !

Ce fut une stupéfaction générale, car on s’attendait à un plusgracieux dénouement. Et comme elle déposait son collier dans lacoupe d’onyx que lui tendait le beau Godefroi, lequel paraissait unpeu gêné, son cousin lui dit : « Auriez-vous peur,madame, de M. Legrand ? »

Sur quoi Milon-Lauenbourg, ne laissant pas à Isabelle le tempsde répondre, s’empara du collier, le remit lui-même au cou de safemme, en proclamant : « On a tort d’avoir peur deM. Legrand ; c’est le plus généreux des hommes ! Ilrend ses bijoux à celle qui s’en est volontairement dépouillée et,pour la récompenser d’un si beau geste, fait cadeau à saprisonnière de son plus valeureux capitaine ! »

On s’aperçut alors qu’il restait un bolchevik qui n’avait pasencore été nanti. Il avait moins l’air d’un brigand que d’un valetchargé, la pièce terminée, d’éteindre l’électricité.

– Mon ami, lui dit M. Legrand en lui présentantMme Milon-Lauenbourg, voici la prisonnière qui vousest échue en partage. Présentez-lui vos hommages, je vous prie…

L’homme retira son masque en tremblant et ce fut encore unprodigieux éclat de rire. C’était ce bon M. Barnabé !

– Mon ami Barnabé ! reprit Lauenbourg, vous voilàcondamné à danser jusqu’à l’aurore avecMme Milon-Lauenbourg ! La condamnation estdouce, mais si votre patron, qui est fort jaloux, apprend jamaisune chose pareille, il est capable de vous casser aux gages, demainmatin !

Sur quoi il leur tourna le dos à tous deux et offrit son bras àla comtesse de Brignolles qui se pâmait d’enthousiasme.

– Vous avez été admirable, mon cher Milon !

– Casser aux gages ! Il m’a parlé comme à undomestique ! soupirait ce malheureux Barnabé.

– Monsieur Barnabé ! reconduisez-moi jusqu’à monappartement, voulez-vous ?

– J’allais vous le proposer, bonne chère madame…

Cette fois, la farce était finie, le drame allait commencer…

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