Les Mohicans de Babel

Chapitre 2CONCILIABULE

Roger Dumont, dont la personnalité devait occuper une place siprépondérante dans la période de difficultés qui mettaient alors lerégime tout entier à de si cruelles épreuves, était peu connuencore du grand public. Mais dans la modeste place qu’il avaitoccupée jusqu’alors, il avait su se faire apprécier du mondeparlementaire par des services rendus, avertissant fort habilementceux qu’il avait mission de frapper, sans trahir précisément seschefs.

Volontairement effacé, jugeant et jaugeant les hommes aupouvoir, il guettait son heure. Depuis cinq ans, ayant devinéMilon-Lauenbourg, que certains évitaient encore comme tropcompromettant, il s’était donné au grand maître del’U. R. B. autant qu’un homme comme lui pouvait se donnerà quelqu’un, c’est-à-dire qu’il l’avait choisi comme le plus apte àl’aider dans ses propres projets.

Lauenbourg, de son côté, avait su apprécier dans cet être falotqui semblait ne point tenir de place, une valeur de premierordre.

Dumont s’était fait son lieutenant politique sans explication,sans entente d’aucune sorte.

Quand il découvrit cela, à la suite d’une affaire fortembrouillée qui eût pu faire scandale, Lauenbourg avait fait venirRoger Dumont. L’entrevue avait été courte.« Combien ? » avait demandé le banquier. Et l’autreavait répondu : « Dix millions de fonds secrets, lapolice à vos pieds, moi à sa tête et ce pays vousappartient. »

– Vous êtes bien ambitieux, monsieur Dumont ?

– Pour vous servir, monsieur Lauenbourg… Et le policiers’était retiré.

« J’eusse préféré, se dit Lauenbourg, qu’il me demandâtcent mille francs tout de suite. Il faudra compter avec cet homme,ne pas hésiter à lui faire sa part ou le briser ! »

Comme avec Lauenbourg il se montra obstinément fidèle et plusqu’utile, le banquier craignit de s’en faire un ennemi féroce s’ilne lui faisait point partager sa triomphante fortune, quand ilentra dans le ministère. Lorsque l’affaire fut faite, Dumontremercia bien humblement.

Plus il grandissait, plus il se faisait petit. Physiquement ilparut encore diminué. Il était maigre, la poitrine rentrée, lecheveu rare et pâle, les yeux gris, sans flamme, la voix chétive.Il avait quarante ans. De dos, il paraissait un vieillard.

Dans les bureaux, il était au courant de tout. Son apparitionsilencieuse épouvantait ses subordonnés.

Il avait été élevé au séminaire, avait été pion dans une boîte àbachots. Puis il avait échoué dans un commissariat. C’est de làqu’il était parti. On ne lui connaissait point de passion autre quecelle de la police, mais celle-ci le possédait tout entier. Il envivait. Il était prêt à en mourir. Il n’affichait aucun mépris pourles hommes, comme on le voyait faire à Lauenbourg. Le bien et lemal ne semblaient l’intéresser qu’autant que la partie engagéeentre les deux éléments devenait plus obscure. Alors, il observaitles pièces, passionnément, et soufflait un bon conseil à l’oreilledu joueur auprès duquel les circonstances l’avaient placé. Si bienque les joueurs croyaient jouer leur partie, mais qu’ils gagnaientla sienne.

Milon-Lauenbourg, laissant la belleMme Milon-Lauenbourg recevoir ses invités avec lecousin Godefroi dont il était du reste fort jaloux, avait entraînéRoger Dumont dans une petite pièce où ils ne risquaient pointd’être dérangés.

– Je ne sais pas si votre « M. Legrand »doit venir, lui dit-il avec humeur, mais je sais une chose :c’est que Claude Corbières est déjà là ! Il a un fameux toupetde se montrer dans mes salons après avoir combattu ma politiquecomme il l’a fait à la Chambre ces temps derniers.

– Le croyez-vous donc redoutable ? laissa tomber RogerDumont sans prendre la liberté de s’asseoir comme l’y invitaitLauenbourg.

– On prétend qu’il a des dossiers.

– Non, il n’a rien !

– Vous en êtes sûr ?

– Absolument ! Il est certain cependant qu’on lui en apromis…

Les deux hommes se regardèrent.

– Remarquez que je ne crains rien ! vous entendez,Dumont… Il faut que vous soyez bien persuadé de ceci : c’estque je ne crains rien au monde !… mais il y a mapolitique et ceux qui l’ont suivie… et ces messieurs sontquelquefois bien imprudents…

– Exact ! fit Dumont.

– En tout cas, s’il m’obligeait à les sacrifier,je ne lui pardonnerais jamais ! Mais je n’hésiterais pas. Tantpis pour les autres ! Faites-leur répéter cela de ma part. Ilsdeviendront peut-être plus circonspects !

– Cela me paraît nécessaire ! souffla Dumont. Ceuxdont vous parlez s’en sont toujours tirés depuis la guerre… Ils enont vu tellement passer qu’ils se croient à l’abri de toutévénement. Dangereux état d’esprit.

– Je vois que vous m’avez compris… Et maintenantracontez-moi votre petite histoire. Vous aussi vous donnez dans« les Mohicans de Babel » ?…

– Oui !

– Et M. Legrand va venir ce soir chez moi ?

– Il y est peut-être déjà !

– Si, par hasard, c’était Claude Corbières… Vous enprofiteriez pour l’arrêter ?

– Vous le prenez bien à la légère, monsieur le ministre,mais ce n’est pas Claude Corbières… Ce bon petit jeune homme bienpropre, j’en ai fait le tour… Pas besoin de l’arrêter ! Il sefera tuer comme un poulet.

Milon-Lauenbourg pâlit un peu et regarda en dessous RogerDumont, qui ne broncha pas.

– Revenons à vos « Mohicans » puisque vous medites que c’est sérieux, reprit le financier.

Roger Dumont, cette fois, s’assit :

– C’est très sérieux, dit-il… La chose ne devrait pointvous surprendre… À une époque où toute entreprise ne peut réussirque par le consortium… nous devions avoir celui des assassins.C’est une chose faite. C’est le progrès, là comme ailleurs…

« Ces meneurs ont leur journal, parfaitement. Je vous diraiun jour comment il s’appelle. Mais il a fort honnête figure et nesemble destiné qu’à renseigner fort platement ceux quis’intéressent à la plus coutumière industrie. Seuls, les chefs,d’un bout à l’autre de l’Europe et même au-delà, en ont la clef.Cette clef, nous la cherchons encore. Je la trouverai.

« En attendant, écoutez ceci : il y a trois ans, sixmois et quatre jours, un homme d’une taille un peu au-dessus de lamoyenne, dans toute la force de l’âge, aux mains finesd’aristocrate, cheveux bruns, visage ovale, un teint olivâtre assezfoncé, une barbe très soignée (peut-être un postiche et la couleurolive du visage fabriquée), portant des lunettes à garnitured’écaille et à verres jaunes, enveloppé d’un épais manteau àcarreaux écossais, se présenta vers les six heures du soir auxbureaux de l’agence Kromer, à Varsovie.

– Parfaitement. Agence Kromer, 3, place Sigismond, bienconnue… excellente maison, produits chimiques… Suis en rapport avecelle… interrompit Milon-Lauenbourg en regardant Roger Dumont.

– Cet homme, vous ne le connaissez pas, monsieur leministre ?

– Ma foi, non ! vous me racontez des choses… commentvoudriez-vous…

– Il s’appelle Vladimir Volski. Il prétend descendre deJean III, et il en descend peut-être. Il est reçu dans lesmeilleures familles. C’est un fameux brigand. Pour le moment, laPologne est son fief.

– Après ?

– Après avoir vu Kromer notre homme…

– Votre homme, c’est M. Legrand ?

– Euh ! il y a des chances…

– Comment le savez-vous ?

– Ce secret n’est pas le mien…

– Enfin, vous savez bien quelque chose sur lui…

– Nous ne saurons vraiment quelque chose sur lui et nepourrons le confondre que…

– Eh bien, allez !

– Que si nous l’arrêtons ce soir, monsieur le ministre.

Et, ce disant, Roger Dumont, de ses petits yeux pâles, nequittait pas le visage un peu congestionné de Milon-Lauenbourg.Celui-ci se leva, donna un coup de poing sur la table :

– Et si vous faites cela, Dumont, je vous donne unministère… Hein ? Roger Dumont, ministre de la police !Qu’est-ce que vous en dites ?

– Je dis, monsieur le ministre, qu’il faudra bien que nousen arrivions là, car, dans la situation où se trouve le pays, je nepuis rien sans cela !

Modestement, bien modestement, cette chose avait été prononcéeet Roger Dumont, qui ne regardait plus, qui n’osait plus regarderMilon-Lauenbourg, s’était repris à caresser ses gants.

– Faites d’abord cela !… et nous verronsaprès !

– Oh ! j’aimerais mieux que ce fût fait avant !murmura Dumont, de plus en plus humble.

– Mais c’est impossible, puisque vous l’arrêtez cesoir !

Dumont regarda l’homme d’État du coin de l’œil avec une timiditéextrême :

– Ce soir !… ce soir !… chez vous !… celapourrait faire bien mauvais effet… et puis… Il y a beaucoup deraisons, Monsieur le ministre, pour qu’il ne soit pas arrêté cesoir !…

– Alors ! vous me faites perdre mon temps, etvous me racontez des balivernes !

– Je regrette d’avoir fait perdre le temps de monsieur leministre, exprima assez froidement Roger Dumont en se levant à sontour.

– Excusez-moi, Dumont… ne jouons pas au plus fin tous lesdeux… Vous voulez être ministre, vous ne pensez qu’à ça !moi…

– Vous, vous l’êtes !

– Et je désire le rester, avoua l’autre, riant, mais jevais vous dire une chose, j’y crois à votre M. Legrand, jem’en suis longtemps défendu, même avant que vous n’enparliez !… mais j’y crois !… J’ai des raisons d’y croire…Je l’ai trouvé plusieurs fois sur mon chemin… Et il m’afait du tort ! Oui, il y a quelqu’un qui se dresse dansl’ombre contre moi et je donnerais cher pour savoir qui ! Jesens que c’est une guerre à mort entre lui et nous… Il faut quecela cesse ! Qu’est devenu M. Legrand en quittant laPologne ?

– Mon Dieu, monsieur le ministre, notre homme en quittantVarsovie se rendit à Berlin, puis à Vienne, à Rome, à Barcelone, àLondres et revint à Paris. Dans chacune de ces villes, il avait vules Volski de l’endroit, ce qui se fait de mieux, en ce moment,comme chefs de brigands, et il leur avait donné rendez-vous à sixmois de là à Paris, à midi, place de l’Opéra.

« Ils passèrent plus insoupçonnés dans le mouvement intenseque s’ils s’étaient retrouvés à deux heures du matin dans lasolitude de quelque quartier excentrique. Ils s’étaient reconnus àun signe banal, une pochette nouée au petit doigt de la maingauche.

« M. Legrand était là, dans le même costume. Il lesfit monter tous les six dans une auto découverte qui les emmenadéjeuner aux environs. Une partie de campagne, dans une auberge.Ils y restèrent six jours, la plupart du temps enfermés dans unepièce où, sur une grande table, s’étalait une immense carte del’Europe. Sur une autre table, des Bottins, des guides, desdossiers, des papiers, des plumes et de l’encre.

« Ces bandits se partageaient le monde… Pendant ces sixjours, ils tracèrent le plan de la plus formidable organisation derapt qui eût jamais existé. Quand ils se quittèrent, ils avaienttout établi, tout prévu, le recel et l’écoulement des objets volésn’avaient pas été les moindres de leurs travaux et ils avaient juréfidélité à M. Legrand, sous peine de mort. Ils se séparèrent,emportant leurs papiers, leurs dossiers, leurs Bottins, mais ilsoublièrent la carte. Je l’ai.

– Mais, pourquoi les Bottins ? questionnaMilon-Lauenbourg.

– Parce qu’ils avaient besoin de connaître les principalesmaisons, industrie, commerce, agences, dans lesquelles ils allaientfaire entrer, comme employés, des gens à eux, qui allaient lesrenseigner sur les coups à tenter, mon Dieu ! excusez-moi lacomparaison, monsieur le ministre, comme est renseignée à peu prèsvotre maison, dans le monde entier, pour le plus grand bien de nostransactions.

Milon-Lauenbourg était écarlate. On pouvait craindre un coup desang, car il était de tempérament fort congestif, à la suited’excès de travail et autres…

Roger Dumont se demanda tout bas, bien bas, s’il n’était pasallé un peu loin. « Ou il va crever sur l’heure, se dit-il, ouil va me tuer comme un chien ! »

Il y eut un long silence, pendant lequel Lauenbourg se calma. Ilfinit par dire :

– Je commence à comprendre bien des choses… et d’où,dernièrement, me sont venus certains renseignements faux qui ontfailli causer bien des ruines… Les misérables ! gronda-t-il.Ils ont failli me porter un préjudice immense… je vais être obligéde surveiller les agences que je croyais être les plus sûres… sanscompter, ajouta-t-il soudain, que s’il était arrivé un désastre, oneût pu croire que j’étais… oui, que j’étais dans leur jeu…moi ! moi ! Milon-Lauenbourg…

De plus en plus humble, Roger Dumont prononça, dans unsouffle :

– Monsieur le ministre est-il toujours de cet avis ques’il vient et que je parvienne à le reconnaître – j’aiquelques moyens pour cela – je doive l’arrêter, chez lui ?

Le banquier se releva.

– Plus que jamais ! grinça-t-il…

Et, fulgurant, il se planta devant Roger Dumont :

– Vous entendez, Dumont ! je ne crains rien !je ne crains rien au monde !

– Monsieur le ministre est bien puissant… et jelui ai toujours prouvé que je lui étais fort dévoué… mais jerépéterai à monsieur le ministre que je ne pourrai utilement leservir qu’autant que je serai ministre moi-même !

– C’est une idée fixe ! J’ai déjà fait beaucoup pourvous, Dumont…

– Tant que je ne serai pas à la tête de toutes les policeset de la gendarmerie, je ne pourrai rien faire…

– Mais, monsieur Dumont… le Parlement ne marcherait pas… ilne voudrait pas se donner un maître… songez donc ! Vous seriezplus fort que moi.

– Je suis à vos ordres, monsieur le ministre, laissa tomberRoger Dumont en prenant congé.

– Pardon, Dumont ! mais vous ne m’avez pas dit lesdispositions que vous aviez prises pour arrêter M. Legrands’il se présentait réellement chez moi.

– Aucune, monsieur le ministre… d’abord, comme je vous aidit, je ne suis pas sûr de le reconnaître…

– Mais vous avez bien dû poster des agents autour de monhôtel !

– C’est une faute que je me serais bien gardé de commettre…il en aurait été sûrement averti et il faut qu’il pénètre ici, entoute sécurité…

– Mais enfin, si vous voulez l’arrêter ! Vous nel’emporterez pas sous votre bras !

– Monsieur le ministre, moi aussi j’ai mes agents… auxquelsvous serrez la main tous les jours et qui sont de toutes vosfêtes ! Ce n’est pas parce qu’ils ont reçu la plus parfaiteéducation qu’ils manquent de biceps.

– Vous pensez à tout…

– Il le faut, monsieur le ministre !

Sur quoi ils se séparèrent.

– Il est b… fort ! se disait Roger Dumont, mais jeserai plus fort que lui et je serai ministre malgré lui !

– Il me prend pour un imbécile ! pensait Lauenbourg…Lui ! ministre de la justice ! disposant de lagendarmerie… et puis quoi encore ? Il a voulu me faire peuravec son histoire de M. Legrand… Tout de même, tout ce qu’ilm’a dit n’est pas perdu… Il faudra que je parle demain àBarnabé…

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