Les Visiteurs

XIII

Une heure après, Henriette entra dans lesalon. Inès, toujours dans le même fauteuil, regardait, à traversles verrières, les nuages assombrir le ciel et les platanesrecroqueviller les conques rousses de leurs feuilles, qui gardaientsans doute, elles aussi, au fond de leurs méandres crispés, lemonotone écho de la plainte du vent.

– Tiens, dit-elle. Tu es là. Quefais-tu ?

Inès se doutait bien que sa sœur l’avait épiéeet qu’elle n’ignorait rien de sa présence au rez-de-chaussée.

– Tu attends quelqu’un ?ajouta-t-elle aussi, dans le même style agressif etmalveillant.

– Il y a longtemps que je n’attends pluspersonne, répondit Inès. Je ne sais que trop ce qu’on peut espérerd’autrui.

Henriette eut un sourire sarcastique, comme siles paroles de sa sœur lui paraissaient un simple artifice verbal,une manière de jouer aux yeux de tous un rôle pathétique.

– Alors, dit-elle, je me sens plus àl’aise. Si j’ai un conseil à te donner, maintenant que l’étatd’Anne-Marie s’améliore, c’est de retourner à Toulon.

– Chez les Bérage ?

– Chez les Bérage ou ailleurs.L’important pour toi, c’est de ne pas rester ici.

– Je suis de trop ici, comme tudis, c’est-à-dire chez notre père ; enfin, chez moi.

Inès parlait à demi-voix, d’une façon rêveuse,mais en scandant ses mots, avec retenue toutefois, comme quelqu’unqui craint de se laisser emporter par la violence.

– Pourquoi ? reprit-elle.

– À quoi bon recommencer cesconversations désagréables ? Ta présence inquiète Anne-Marie,retarde sa convalescence. Le jour, elle demande sans cesse ce quetu fais, où tu es. Dès que Gilbert sort de sa chambre, elle estanxieuse. La nuit, c’est pire. Tu te souviens qu’Anne-Marie avaitdes crises de somnambulisme dans sa jeunesse et dans sonadolescence. Elle parle souvent la nuit ; elle s’agite. Ellecroit que tu es là ; elle te parle ou elle parle de toi.

– Que dit-elle ?

– Rien de précis. Mais ta présencel’obsède. Elle te soupçonne de vouloir accaparer Gilbert.

– Elle ne parle jamais de toi ?

Le bel œil d’Inès s’était largementouvert ; il jetait sur Henriette un regard aigu ;Henriette rougit, décontenancée par cette attaque à laquelle ellene s’attendait guère.

– Pourquoi parlerait-elle demoi ?

– Mon Dieu, dit ironiquement Inès, ceserait bien naturel, il me semble. Moi, elle ne me voit jamais.Toi, tu ne quittes guère sa chambre, tu t’y trouves tout le tempsavec Gilbert. Vous avez de fréquentes conversations. C’est à toiqu’elle devrait penser dans son délire : pas à moi.

– Ce serait naturel, en effet, ditsarcastiquement Henriette. Malheureusement, la logique n’a pastoujours raison des faits. En pratique, Anne-Marie parle de toi etpas de moi. Et voilà ! C’est à ce propos que je me permettaisde te donner ce sage conseil, qui ne semble pas te plaire.

– J’y réfléchirai, dit sobrementInès.

Le ciel, en s’obscurcissant, créait dans lesalon une sorte de nuit prématurée ; on y voyait les couronnesdes chrysanthèmes, comme de tout petits astres d’or et d’argent,flotter à la dérive au bas des fenêtres, comme entraînées sur uneonde ténébreuse. La caisse du piano prenait la forme d’unsarcophage. Une odeur de naphtaline s’élevait des housses jetéessur la plupart des meubles par Justinien qui avait conservé lesusages du temps où il servait les parents deM. de Salinis, quand celui-ci avait à peine dix ans.Personne ne contrecarrait ses manies de vieillard un peu radoteur,toujours étonné que la mère de Monsieur ne sortît pas d’une chambrepour lui crier : « Justinien, tout le monde est parti,remettez les housses sur les meubles de tapisserie. »

– Pendant que j’étais là, tout à l’heure,à ne rien faire, sais-tu à quoi je pensais ? dit tout à coupInès. Il me semblait que j’étais transportée très loin dans lepassé. Bien entendu, j’habitais cette maison, puisque notre famillel’a fait construire il y a plus d’un siècle. As-tu réfléchi quenous ne savons rien de nos parents ? Je me disais qu’au lieud’être moi-même, j’étais une de nos jeunes tantes, une des deuxsœurs de notre grand-père Joseph, celles qui sont mortes l’une etl’autre avant leur trentième année. Pourquoi pensais-je àcela ? Et je me suis dit tout à coup, et cela a été pour moiune sorte de révélation : « C’est peut-être son âme quiest en moi. Elle s’est incarnée dans mon apparence, pour poursuivresa vie interrompue trop tôt. » Si c’était vrai, j’aurais dansce cas deux destins à fournir. N’est-ce pas effrayant ?

– C’est surtout absurde, dit rageusementHenriette.

– Non. Laisse-moi finir. Tu verras. Cen’est pas absurde du tout. Quand je m’abandonne, comme je l’ai faittout à l’heure, à ces rêveries, j’ai le sentiment d’avoir déjàconnu des émotions extraordinaires. Cela se passe, comme au réveil,quand on essaie de se souvenir d’un rêve et qu’on ne retire de sonsommeil aucun détail particulier : non, rien qu’une couleurd’ensemble, très sombre. J’ai positivement alors la sensationd’avoir été tout près de vivre une vie étrange etmerveilleuse ; et je sais que je ne l’ai pas vécue.Maintenant, je me retrouve au bord de quelque chose d’inattendu etd’enchanteur ; mais je ne le vivrai pas davantage. Le destinde cette tante se reforme en moi pour avorter de nouveau.

Ce récit troublait Henriette plus qu’elle nel’aurait voulu avouer, comme si cela correspondait en elle à desintuitions inexprimables.

– De laquelle parles-tu ?dit-elle.

– De l’aînée, Adélaïde. Je n’ai jamais pusavoir de quoi elle était morte. De langueur, m’a-t-on dit.Qu’était-ce alors que la langueur ? La tuberculose, l’amour,la neurasthénie ou autre chose que l’on ne sait plus aujourd’hui.Il y a des maladies qui disparaissent, paraît-il. L’autre sœur,Victoire, lui a survécu de deux ans, puis elle est morte de la mêmefaçon. Après leur décès, notre grand-père Joseph a épousé cetteEspagnole, Inès, dont je porte le nom et à qui, paraît-il, nousressemblons beaucoup, Anne-Marie et moi.

– Qui t’a dit tout cela ?

– J’ai réussi à arracher cesrenseignements à notre père. Il a horreur de parler du passé, maisil n’ignore pas tout de notre famille, cependant. J’ai voulu lesavoir, car, pour des raisons que je viens de te dire, jem’intéresse beaucoup à cette Adélaïde et à cette Victoire.

Henriette se leva pour remonter dans lachambre de la malade.

– Encore un mot, dit Inès, en lasaisissant par le bras. Je t’ai dit tout à l’heure que jeréfléchirai au sujet de mon départ. Eh bien ! c’est toutréfléchi. Je resterai. Anne-Marie va mieux. Il n’y a aucune raisonpour que je sois chassée de cette maison.

Elle haussa la voix, presquemenaçante :

– Je vous ferai, moi, une autreproposition. Quand Anne-Marie sera guérie, qu’elle s’en aille,elle, avec son Gilbert. J’ai cédé une première fois, j’ai obéi à cecaprice absurde d’Anne-Marie. Dieu seul sait pourquoi. Elle n’estpas contente ? Qu’elle prenne la porte.

– Ce n’est pas possible, dit Henriette,déjà rouge de colère.

– Pourquoi ?

– Elle est l’aînée.

– Il n’y a plus de droit d’aînesse. Dequel droit veux-tu priver papa de la société de ses fillesdisponibles, alors que Anne-Marie est mariée et ne s’occupe plus delui ? Et puis elle seule se plaint ; elle est libre deretrouver la paix ailleurs.

– Elle est en droit de se plaindre. Ellerestera…

– Ah ! s’écria Inès, avec un éclatde rire haineux, tu ne veux pas qu’elle s’en aille, n’est-cepas ? Tu veux garder Gilbert, avoir ton Gilbert pour toiseule, écouter ses confidences, veiller sur lui, l’influencer. Moi,je dois m’en aller pour ne troubler personne, ni Anne-Marie, nitoi… Je resterai, Henriette. Mais, si tu désires t’en aller aveceux, je ne te retiendrai pas…

Elle ajouta avec lassitude :

– Et puis, je te le répète, pourquoiveux-tu agiter ma vie, comme une eau dormante, avec ton vilainbâton ? Je t’ai dit que rien ne m’arrivera…

Mais Henriette était déjà sortie.

Maintenant c’était la nuit, la vraie nuit, quiarrivait, et non cet obscurcissement qui étendait sur les pelousesdes ombres que l’on voyait courir, s’effacer, revenir. Ainsi,soixante-cinq ans plus tôt, Mlle Adélaïde deSalinis devait accueillir le crépuscule dans ce même salon, devantces mêmes arbres. Quelles pensées avait-elle formées qu’Inès neconnaissait pas ? Quels rêves nourrissait-elle qui fussentdifférents des siens ? Inès se représentait Adélaïde pluscroyante qu’elle, qui était la moins religieuse des trois sœurs.Mais ne se pouvait-il pas que Mlle Adélaïde deSalinis sentît comme Inès une autre présence lointaine s’agiter enelle, une personne disparue essayer de ranimer dans les méandres deson âme des émotions bizarres, des élans vertigineux, écoutant lemorne écho d’un vent désolé ? Jusqu’où remontait derrière ellece désir d’une vie merveilleuse que toutes avaient attendue et quin’était venue pour aucune ? De quoi s’agissait-il ? D’unamour si grand et si fort qu’il se fût anéanti dans sonapaisement ? D’une nostalgie si inextricablement renouveléequ’elle ressemblait à une de ces vagues que l’on voit accourir debien loin, déroulant et enroulant sans fin sa volute ? D’unbonheur plus grand encore que cet amour, cette vague ou cettenostalgie ?

Elle crispait ses sourcils, tendait sestraits, serrait ses lèvres. Oui, oui, il y avait en elle quelquechose qui voulait être dit, quelque chose qui voulait venir aujour, qu’Adélaïde lui chuchotait et peut-être une autre Adélaïdeencore avant elle… Et voici qu’on lui proposait simplement d’êtreexpulsée ! Alors elle baissa la tête et, sans bien savoirpourquoi, elle éclata en sanglots.

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