Les Visiteurs

XXIII

Anne-Marie avait retrouvé toute sa luciditélorsque l’abbé Croissant se glissa doucement dans la chambre.M. de Salinis, n’ayant pas voulu s’opposer à la volontéde sa sœur, avait laissé Mme de Villesaison lesoin de préparer Mme Chasteuil à cette visite. Ellele fit avec cette fausse légèreté, cette désinvolture frauduleusedont le résultat est plus désastreux que les effets d’une vraiegaffe. Celle-ci, en effet, par sa balourdise, peut paraîtredépasser l’intention de son auteur, au lieu qu’une affectationd’indifférence nous révèle à quel point notre attention doit êtreéveillée.

À la mort deMme de Salinis, les choses s’étaient passées àpeu près de la même façon. Le rôle deMme de Villesaison avait été joué par unetante de Mme de Salinis. Les emplois setransmettent dans les familles, de génération en génération, commedans la troupe de la Comédie-Française. Anne-Marie avait alorsseize ans. Aucun détail de ces journées n’était sorti de samémoire. Mme de Salinis était morte dans unechambre toute voisine de celle où elle se trouvait. Lescirconstances ramenaient des coïncidences fatales d’éclairage, deparoles ou d’attitudes. C’était au même moment de l’année. Lesmêmes heures se reproduisaient avec un souci d’exactitude presqueterrifiant. Dix ans avaient passé, et Mme Chasteuilvoyait apparaître l’abbé Croissant, comme elle avait vu entrerl’abbé de Linseries dans la chambre de sa mère, quelques joursavant de lui dire adieu.

Jusque-là, elle avait subi sa maladie sans ypenser ; elle s’était abandonnée à la fois à cette destructiondes organes et à cette vigilance à l’égard de soi qui font qu’enproie à la douleur physique on ne se pose aucune question. Tout luiavait paru normal, régulier : le délire, la fièvre, les crisesd’asphyxie, la difficulté à soulever sa poitrine, les coins quis’enfonçaient entre ses côtes, tout enfin, et jusqu’à cette lentedérive, tantôt diurne, tantôt nocturne, sur les fleuves sinueux del’inconscient. Mais dans cet état obscur où l’on ne prend mesure nide la vie, ni de la mort, où les choses minuscules s’élargissentindéfiniment, où les importantes sont réduites à rien, elle n’avaiteu aucun sujet d’inquiétude à l’égard de sa santé. Ce qui pesaitsur elle était si lourd que le pouvoir de méditer lui était refusé.Mais, à la vue de l’abbé Croissant, quelque chose de bouleversantla traversa. Elle eut l’intuition de sa mort prochaine, et en mêmetemps une telle fatigue à cette idée qu’elle ne réagit pas, maisqu’elle eut envie de dormir, comme si le sommeil seul pouvaitaccorder ses pensées.

Le prêtre ne lui laissa pas le loisir des’ensommeiller. Il s’inclina respectueusement devant elle et luidit avec condescendance :

– J’ai appris, chère madame, que vousétiez souffrante, et j’ai passé prendre de vos nouvelles.

C’était de la même voix que l’abbé Linseriesavait prononcé, trois jours avant la mort de sa mère, les mêmesparoles. Elle entrait dans ses oreilles avec la même intonation,avec le même rythme. Elle se demanda intérieurement, sans qu’aucundes traits de son visage bougeât, combien de jours la séparaient deson enterrement.

– Je vois, dit l’abbé Croissant, quevotre état est meilleur qu’on ne me l’avait dit. Vous avez debonnes couleurs, vous devez vous sentir mieux.

Anne-Marie répondait intérieurement :

« Nous sommes aujourd’hui lundi. Je peuxêtre morte mercredi ou jeudi. Cela remet mes obsèques à samedi oulundi prochain. »

Puis d’une voix douce et tranquille :

– Je me sens mieux, en effet, monsieurl’abbé. Vous êtes bien bon de m’avoir rendu visite.

Comme elle voulait le faire parler à toutprix, elle ajouta avec un dernier effort d’énergie :

– Je crois être complètementrétablie.

Cette réponse gêna visiblement l’abbéCroissant. Il s’inclina deux ou trois fois en frottant ses mainsl’une contre l’autre, et il murmura :

– Tant mieux, tant mieux, je suis siheureux ! On m’avait bien dit, en effet…

Il ne terminait pas ses phrases et cherchaitle moyen de reprendre par un autre biais une conversation aussiredoutable.

– Je suis heureux, reprit-il, de voustrouver dans cette disposition d’esprit. Il arrive fréquemment que,lorsque l’on est malade, on s’inquiète outre mesure et que l’onarrive même à désirer les secours de la religion.

– Monsieur l’abbé, je n’y avais paspensé. Je ne me savais pas malade à ce point. Croyez-vous qu’ilsoit nécessaire ?

– Moi ?… Quelle pensée ; chèremadame, quelle pensée ! Non, non. Nous sommes là pourréconforter nos ouailles et non pour leur donner l’impressionqu’elles ont besoin d’un appui surnaturel. C’est en ami que jeviens à vous, en ami seulement.

– Je le sais, monsieur l’abbé, je vous ensuis très reconnaissante. Mais il y a des cas où l’amitié peutdevenir extrêmement vigilante, des cas où elle peut être éclairéepar des lumières que l’on nous cache à nous-mêmes.

– Il est de fait, dit-il naïvement, quel’on semblait souhaiter autour de vous que j’intervienne pour vousréconforter tout particulièrement. On semblait craindre que lamaladie ne vous tînt à l’écart des saints conseils de notrereligion.

– Personne ne m’a parlé de cela, monsieurl’abbé, vous croyez donc… ?

– Je ne crois rien, madame, rien. Je saisque la vie et la mort sont entre les mains de Dieu, qu’il ne peutpas toujours tenir compte de nos désirs et que nous ne sommes pastoujours prêts à paraître devant Lui. Je sais qu’il est bon de sesentir toujours prêt.

Il y eut un silence qui se prolongealonguement. On entendait, au loin, le roulement sourd d’un camionqui se dirigeait vers le Roucas Blanc. Ces secondes parurent durerdes heures. L’abbé Croissant avait baissé la tête, et il regardaitobstinément ses mains jointes sur ses genoux, des mains rudes,velues, des mains de cultivateur habituées à sarcler les racines età arracher les mauvaises herbes.

Tout d’un coup, la voix deMme Chasteuil s’éleva avec une sorte de violenceconcentrée :

– Alors, dit-elle avec colère, vouscroyez, monsieur l’abbé, que c’est fini ?

– Comment pourrais-je, chère madame,penser à une chose pareille ?

– Votre sacerdoce vous oblige à me direla vérité. Suis-je condamnée ?

– Il n’y a pas un médecin au monde quipourrait vous répondre. Que la volonté de Dieu soit faite et non lanôtre ! Vous ne serez, ce soir, ni mieux, ni plus mal, parceque vous aurez satisfait au devoir de votre conscience et que vousaurez remis votre âme entre les mains de votre Créateur. Cela seulcompte. Vous êtes peut-être gravement malade, vous êtes peut-êtreau seuil de la guérison. Toutes ces choses se passent hors denous.

Anne-Marie voulut parler, mais une quinte detoux l’arrêta. L’infirmière était loin, l’abbé Croissant incapablede lui donner le moindre soin. Elle étouffa pendant quelquessecondes sans trouver près d’elle le moindre appui physique. Leprêtre avait baissé les yeux. Il attendait.

– Eh bien ! monsieur l’abbé, ditAnne-Marie, puisqu’il en est ainsi, puisque vous ne voulez croireni à ma mort, ni à ma guérison, en attendant, entendez-moi donc enconfession.

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