Les Visiteurs

VI

La nuit d’Anne-Marie avait étémeilleure ; la température baissait. Les crises d’étouffementdiminuaient de fréquence et de longueur. M. de Salinisjugea que ces nouvelles rassurantes lui permettaient de selever.

Comme d’habitude, il fit minutieusement satoilette : il était fort coquet. Il revêtit même un completgris, assez clair, comme s’il espérait que cette agréable vuecontribuerait à rassurer sa fille.

Il se rendit ensuite dans sa chambre. Lespectacle que présentait la jeune femme diminua douloureusement sonoptimisme. L’amélioration de son état ne se marquait point sur sonvisage creusé et terni, ni dans ses yeux battus dont la fièvreavivait le regard.

Dans un coin de la pièce,Mme Rouzeau faisait bouillir des feuillesd’eucalyptus dans une casserole, sur un petit fourneau à gaz. Leurodeur saine, résineuse et légèrement exotique chassait lesémanations de sueur et de médicaments qui s’exhalaient du lit, desmeubles, des murs mêmes, déjà imbibés de ce brouillard de maladiequi se fait si vite tenace.

M. de Salinis effleura de sa bouchele front de sa fille. Les personnes mal portantes le gênaient commeles bébés ; il ne savait ni leur adresser la parole, niaccomplir les gestes corrects. Elles l’intimidaient et le glaçaientà la façon d’inconnus. La conversation était si aisée, si agréable,si naturelle avec Anne-Marie (sauf quand elle était en butte à descrises de jalousie, comme elle l’avait fait trois mois avant), etvoici maintenant quelqu’un d’absent, de lointain, d’inaccessible,errant sur des frontières dangereuses et mal connues.

– Ça va beaucoup mieux, n’est-cepas ? dit-il avec une feinte désinvolture. Nous avons biendormi, ma chérie ? Dieu soit loué !

Elle ne dit ni oui, ni non, ayant passé desheures éveillée, – plusieurs heures à fixer la ronde tremblante dela veilleuse au plafond, mais ignorant le temps écoulé et nesachant même plus si son insomnie avait été songe oudemi-conscience.

Il fit quelques pas dans la chambre, commes’il la connaissait mal. Le grand lit était poussé au fond de lapièce, entre une petite table faite de miroirs gravés et toutesurchargée de remèdes et un fauteuil Louis XIII à pieds contournés.Une fantaisie de Gilbert, ce fauteuil trouvé chez un antiquaire etqui n’allait pas avec l’ensemble moderne de la pièce. En tournantlégèrement la tête, Anne-Marie aurait pu voir la mer, à travers lesdeux fenêtres drapées de tussor orange.

M. de Salinis revint vers safille.

– Tu sais, dit-il doucement, Inès est deretour.

Cette phrase donna un soubresaut au corps dela malade. Elle ouvrit tout grands ses yeux à demi clos de fatigue.Il sembla à M. de Salinis que leur iris avait noirci etdébordait sur la sclérotique. Une expression d’intelligence et deruse anima ce visage jusque-là inerte.

– Pourquoi est-elle rentrée ?dit-elle d’une voix rauque et sifflante. L’avez-vousrappelée ? Suis-je si malade que cela ? Jugez-vous que masœur doive assister à mes derniers moments ?

C’était la première fois qu’Anne-Marie faisaitallusion à la gravité de son état. Mme Rouzeautourna le petit robinet du fourneau à gaz. Elle s’avança vers lelit en promenant la casserole où les feuilles d’eucalyptusfumaient.

– Que tu es bête, ma pauvre fille !dit M. de Salinis. Elle ne pouvait tout de même paspasser le reste de ses jours chez les Bérage. D’ailleurs, jen’aurais pas supporté plus longtemps son absence : elle memanquait trop.

– Tu avais Henriette, dit faiblementAnne-Marie.

– Ce n’est pas la même chose. Il n’yavait d’ailleurs aucune raison pour qu’Inès quittât si longtemps laLaurette.

– Point de raison ? fitdouloureusement Anne-Marie.

– Mais non, voyons. Des enfantillages dela part de tout le monde et même de la mienne : rien deplus.

Ayant ainsi rétabli ce qu’il appelait la paixdomestique, il sortit en agitant son mouchoir encore trempé d’eaude Cologne. Anne-Marie s’abandonna de nouveau à la fatalité quil’entraînait. En ce moment, elle savait à peine ce qui s’étaitpassé trois mois auparavant ; tout lui paraissait vain et sansconséquences. Mais ce calme n’était que passager.

M. de Salinis descendit dans lejardin. Il aspira profondément l’air frais et la subtile émanationde feuilles mortes consumées. Des volutes fumeuses, à qui un rayonde soleil donnait des moirures d’opale, montaient d’un coind’allée, du côté des serres. Il aurait voulu s’abandonnerentièrement au charme de cette matinée, à la fois limpide etvoilée, et qui prenait la douceur apitoyée d’une convalescence,mais il sentait sa pensée retenue et comme bridée. Il souffrait dene pouvoir trouver en lui la force de se réjouir complètement.

– Le mieux est considérable, sedisait-il, pour s’entraîner à une vue optimiste des choses… Oui,considérable. Inès avait bien raison de me reprocher hier de voirtout en noir, dès que quelque chose ne va pas…

Il se rappelait cependant que la consultationdevait avoir lieu à quatre heures et il marchait d’un airsoucieux.

De deux à trois heures, Gilbert demeura dansla chambre de sa femme. Il lui parlait peu, mais, de temps entemps, posait la main sur son front brûlant. Cette caresse luiprocurait un inexprimable bien-être. Tout cet amour qu’elle avaitpoursuivi, attendu, chéri, qui avait été l’unique but, l’intimestructure de sa vie depuis sept ans, il lui semblait qu’il passaitdans les longs doigts légers de son mari et qu’il glissait sous sapeau. Angoisse, souffrance physique, soucis vagues et cependantcorrosifs, – mais avaient-ils seulement un nom ? – touts’écartait d’elle comme un rideau qu’on tire. Il n’y avait que celien invisible, presque fluide, qui la retenait à cet homme etqu’elle sentait aussi solide qu’un câble de fer. Tant que cettemain demeurerait appuyée à son front, elle participerait à uneconfiance générale, elle aurait le sentiment de sa propre légèreté,de son propre rassérènement. Il était là ! Il lui parlait, illa touchait. Que pouvait-elle désirer de plus ?

Elle finit par s’assoupir. Quand elle seréveilla, elle eut la sensation qu’elle était seule de nouveau,cruellement abandonnée. Aucun contact à ses tempes ; aucuneombre réconfortante à son côté.

– Gilbert ! appela-t-elle.

Mme Rouzeau s’approcha.

– Monsieur va revenir. Il est allé fairequelques pas dans le jardin.

Mme Chasteuil gémitdoucement.

– Il n’est jamais là !murmura-t-elle.

– Oh ! madame, si on peutdire ! s’exclama l’infirmière. M. Chasteuil vient depasser deux heures auprès de Madame.

Au moment où Gilbert avait refermé la porte dela chambre, il avait entendu, du palier du premier étage,parlementer en bas dans l’antichambre. Il crut reconnaître la voixd’une femme et descendit quelques marches. C’était bien JeanneLermentières qui discutait avec Justinien. Il dégringola aussitôtet la rattrapa au moment où elle allait sortir.

– Excusez-nous, dit-il, nous avons dûdonner une consigne sévère ; sans quoi, ce serait un défiléperpétuel… Mais la consigne n’est pas pour vous.

Il l’entraîna dans le salon abandonné depuisla maladie d’Anne-Marie.

C’était une grande pièce qui se terminait enrotonde sur une large baie vitrée faisant office de jardin d’hiver.Une banquette semi-circulaire y nourrissait des bégonias roses etdes chrysanthèmes dorés. Aux angles, miroitaient les feuillesmétalliques, raides, luisantes et trouées de deux philodendrons. Unchâle de cachemire jonchait de houppettes vieux rose et vieux bleusur fond noir la caisse du piano à queue. Au-dessus, s’enfonçaitdans ses propres ombres, un portrait de Ricard : la mère deM. de Salinis, beau visage au teint mat, presqueolivâtre, avec des bandeaux onduleux et très noirs, où l’onretrouvait, avec la sévérité en plus, Anne-Marie et Inès.

Avec une mine apitoyée et une voix dolente,Gilbert donnait des nouvelles de sa femme. Il s’efforçaitd’éveiller la commisération de Mme Lermentières etentrait dans les détails les plus minutieux de la maladie. Soudain,il changea de ton :

– Mais, vous, Jeanne, commentêtes-vous ?

Mme Lermentières divorçait.Son mari, un agent de change, menacé par la tuberculose, avait uneliaison avec sa dactylographe. Elle l’avait appris par une lettreoubliée dans un veston. Enchantée que l’occasion lui en fût donnée,elle avait pris ce prétexte pour le quitter. Quatre ans auparavant,encore jeune fille, Gilbert lui avait fait une cour pressante. Elles’était mariée en hâte pour ne pas tomber dans ses bras. Au fond,elle le regrettait toujours.

– Pourquoi serais-je restée avecJean-Michel ? disait-elle. J’ai été folle de l’épouser.(Un silence.) Mais je n’avais pas le choix. (Nouveausilence.) Autant celui-là qu’un autre. Je le croyais gentil,fidèle, amusant… Ah ! oui ! Un an après, nous étions àLeysin, et à peine guéri, madame Pagette. J’ai encore eu de lachance de n’avoir pas attrapé ses microbes ! Qu’ai-je eu delui pendant quatre ans ?

Elle défila avec complaisance le chapelet deses griefs.

– Vous pourrez refaire votre vie, ditmélodieusement Chasteuil.

Jeanne Lermentières avait encoreembelli : des yeux noisette, une bouche petite et fraîche etla peau la plus soyeuse du monde. En la regardant, Gilbertretrouvait sur ses propres lèvres le contact inoubliable de cettechair soyeuse, comme impalpable à force de douceur, fondante etferme à la fois. Au fond, il ne s’était jamais consolé d’avoir dûrenoncer à cette cousine de sa femme. Il se souvenait de leursrendez-vous, le soir, dans des chemins peu fréquentés quiaboutissaient à la mer, du côté de Montredon. En lui baisant labouche, le cou, le haut de la gorge, il entendait le doux bruit dela Méditerranée, cet élan souple de la vague et ce murmure musicalavec lequel elle se déroule pour redescendre la pente gravie. Uncroissant de lune scintillait assez bas sur l’horizon, comme unbijou glacé ; d’un côté, un mur, coiffé de tuiles, encadraitun jardin d’où montaient des acacias en fleurs et de l’autre, unpetit bois de tamaris agitait ses aigrettes roses. Quelquefois lepassage d’un douanier forçait les jeunes gens à se séparer, mais ilmarchait vite, en sifflotant, et ils se rapprochaient de nouveau.Ah ! comme Gilbert aurait voulu embrasser de nouveau la jeunefemme ! Peut-être n’était-ce pas tout à fait le moment…

Jeanne avait croisé les jambes. Chasteuilreconnut avec émotion leur ligne cambrée et la minceur enfantine deleurs chevilles.

– Ah ! dit-il, tout à coup, comme jevous aurais aimée, Jeanne, si vous l’aviez voulu !

Elle rougit, surprise par une telle phrase.Mais elle ne pouvait douter du chagrin et de l’inquiétude deGilbert. Il n’y avait qu’à l’entendre parler d’Anne-Marie dixminutes plus tôt. Elle ne lui en fut que plus reconnaissante de lafidélité de ce souvenir.

– Vous savez bien que ce n’était paspossible. Anne-Marie ne vous soupçonnait déjà que trop… Et puis, oùcela nous aurait-il menés ?

– Il ne faut jamais se dire cela. Sansquoi, on perd toutes ses chances de bonheur.

– Anne-Marie vous a rendu heureuxpourtant.

– Heureux ! Heureux ! Est-onheureux quand on se prive de tout ?

– Allons ! Gilbert, vous l’avez toutde même trompée quelquefois.

Il s’écria avec cette ardeur qui tromped’autant mieux les autres que la sincérité de son accent fait qu’onen est dupe soi-même.

– Je ne l’aurais trompée qu’avecvous.

– Alors, vous n’avez vraiment pas eu dechance.

Elle se levait pour partir. Il lui saisit lebras en la raccompagnant à la porte. Il se trouvait rejeté de cinqans en arrière. Elle avait pris un peu d’embonpoint. Elle n’enétait que plus désirable. Et soudain, il la saisit par la nuque etl’embrassa de nouveau. Elle résista d’abord puis se laissa aller,toute perdue dans les souvenirs des soirs d’autrefois. Elle sedégagea enfin, un peu mécontente d’elle.

– Oh ! Gilbert, n’avez-vous pashonte ?

– Je vous demande pardon, dit-il. J’aitant de chagrin, si vous saviez… Oui, j’ai besoin qu’on me témoignede l’affection, de la tendresse… C’est affreux, l’atmosphère decette maison. Il y a des moments où il me semble que la mort y estdéjà installée et qu’elle est à côté d’Anne-Marie. J’ai lesentiment que des êtres sont cachés partout, qui ne pensent qu’àl’emporter.

Quand ils sortirent du salon, ils aperçurentHenriette qui remontait l’escalier.

– Comment ? Tu es là, Gilbert, etavec Jeanne… Mais personne ne m’a prévenue. Je te cherchaispartout. Anne-Marie te réclame.

– Je viens à peine de la quitter, ditChasteuil, excédé.

– Vous voyez bien qu’elle ne peut pas sepasser de vous, dit doucement Mme Lermentières.Remontez vite, Gilbert. Et Inès ?

– Elle est rentrée hier. Nous avons dû laprévenir de l’état de sa sœur.

– Oui, dit Henriette, en enveloppant sacousine d’un regard désapprobateur. Il ne manquait plusqu’elle…

Dehors, le bûcher de feuilles mortes achevaitde se disperser en répandant son haleine âcre et campagnarde. Lesderniers rubans montaient tout droit et s’effilaient dans l’airimmobile.

« Pauvre garçon ! pensa Jeanne. Quedeviendrait-il si Anne-Marie vient à lui manquer ! Comme ilsera malheureux ! Qui s’occupera de lui ? »

Sans faire de rapprochement apparent entre cesdeux pensées, elle se souvint que, le lendemain, le juge l’avaitconviée à une dernière tentative de réconciliation avec son mari.Elle ne céderait pas.

« Je suis trop contente d’être enfinlibre », se suggéra-t-elle.

Cette idée de liberté l’enivrait ; ellene savait peut-être pas que cette excitation lui venait moins del’idée de l’avoir recouvrée, que de l’espoir de la reperdrebientôt. La liberté, ce qu’une femme appelle sa liberté, c’est ledroit de changer d’esclavage.

– Ne m’accompagnez pas, dit-elle àChasteuil. Votre femme vous attend.

– Deux minutes de plus ou de moins nefont rien à l’affaire. Cela me fait un tel bien de vous voir !C’est comme si je renaissais à une autre vie.

– J’ai eu l’impression qu’Henrietten’était pas contente de me trouver avec vous. Est-elle amoureuse devous ?

– Henriette m’ennuie, fit Gilbertévasivement.

La réflexion deMme Lermentières l’avait irrité. Ellesous-entendait que la famille de Salinis avait commenté ladisparition d’Inès et savait peut-être la vérité. Il eût envoyéJeanne au diable. Il lui dit cependant, devant le portail, de savoix la plus caressante :

– Revenez vite nous voir, Jeanne ;c’est une œuvre pie, vous savez, que de me réconforter de votreprésence.

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