Les Visiteurs

XXVI

– Il y a des moments où tu montres unesprit de décision vraiment remarquable, dit Inès en entrant dansle salon.

– Si je n’avais pas agi ainsi, ma tantenous aurait cramponnés jusqu’à ce que nous rentrions.

– Je regrette que tes décisions soienttoujours tardives. Tu es de ceux qui ratent leur affaire parcequ’ils attendent le dernier train.

– Je n’ai pas la sensation de l’avoirratée jusqu’à présent, dit Gilbert avec fatuité.

– Évidemment, si tu perds une femmeriche, tu en trouveras une autre.

La phrase fut si cinglante que Gilbert rougitviolemment et que la tasse de café trembla dans sa main. Le liquideodorant se répandit dans la soucoupe, et il dut essuyer avec unmouchoir sa main crispée.

– Je ne croyais pas, dit-il, trouver entoi une telle ennemie, ni quelqu’un capable de me dire en face depareilles abominations. Qu’aurais-je pu faire ? Que pouvais-jerépondre ? Ta sœur est en péril de mort, tu le sais. D’unautre côté, elle nous soupçonne de tout. Refuser d’épouserHenriette, c’était peut-être hâter sa fin, c’était en même tempsprouver à tous que la jalousie d’Anne-Marie était motivée. Et puis,au point où nous en sommes…

– Enfin, il est inutile de revenirlà-dessus, ce qui est fait est fait. Si nous avons le malheur deperdre Anne-Marie, tu ne sortiras pas de la famille. Tu pouvais, aumoins, il me semble, refuser de répondre, affirmer à ta femmequ’elle allait mieux, ce qui est d’ailleurs vrai, remettre à plustard cette conversation et ne pas m’infliger devant tout le mondela honte de constater que tu tenais si peu à moi. Tu n’auraispeut-être pas agi de même il y a quelques jours.

Gilbert ne répondit pas à cette dernièrephrase.

– J’ai été pris de court. Si j’avais puprévoir cela, en effet, je ne me serais pas engagé. Je crois commetoi que je ne me suis pas engagé à grand-chose, puisque, denouveau, l’amélioration est très sensible. N’importe, une pareillescène est ridicule. De quoi vais-je avoir l’air maintenant siAnne-Marie guérit ? Qu’est-ce que je vais faire d’Henriette,cette sorte de fiancée posthume à qui j’aurais tout promis, à quije ne dois rien et dont la présence m’est intolérable ?

– Pas tant que cela, puisque tu n’as pasrepoussé avec violence l’idée de passer ta vie avec elle.

Mais Gilbert s’était rapproché d’Inès.

– Je n’ai jamais pensé une seconde quecela m’éloignerait de toi.

Elle s’écarta avec une sorte de dégoût et destupeur de l’homme qui lui parlait ainsi.

– Alors, dit-elle, tu as imaginé…

– Mais que rien ne serait changé entrenous. Quelle importance cela peut-il avoir que j’épouseHenriette ? Si tu m’aimais comme tu le dis, pourquoi celatransformerait-il quelque chose à notre existence ?

– Si tu m’aimais comme tu l’affirmes,n’aurais-tu pas bondi, je le répète, au lieu d’accepter cemarché ? Comment as-tu pu supposer qu’ayant quitté la maisonpour ne pas inquiéter Anne-Marie, je reviendrais ici pour être denouveau en tiers, une sorte de personne tolérée, une maîtressehonteuse ? Et comment ne vois-tu pas d’ailleurs que, siAnne-Marie me jalousait, elle ne se doutait à peu près de rien,qu’elle n’avait que des soupçons vagues qui la mettaient cependanthors d’elle, et qu’alors que nous étions deux grandes amies, cettechipie d’Henriette me haïssait ? Par-dessus le marché, ellesait tout ! Ainsi, voilà ce que tu as choisi après m’avoiroffert déjà d’être ta maîtresse sans quitter Anne-Marie !

– Pardon, dit Gilbert, je t’ai proposé defuir avec toi et de t’épouser. Tu as refusé. Je t’ai dit, cejour-là, que tu refusais tout.

– Ce n’est pas vrai, dit Inès.

Alors le silence revint dans le salon. Ilétait plus morne et plus désert que jamais, malgré la présence deces deux êtres. Les chrysanthèmes défleurissaient dans lesbanquettes, devant les vitres de la véranda. Les housses donnaientaux meubles un caractère d’objets morts, séparés de la vie par uneprotection plus lugubre que la poussière, par une sorte de linceulterne dont les longs plis tombaient comme ils l’eussent fait autourde monstres engourdis. L’effigie deMme de Salinis, dans son indifférencespectrale, regardait Gilbert et Inès, comme pourraient le faireceux qui sont morts, s’ils nous voyaient encore, avec je ne saisquel détachement mêlé d’ironie, avec cette justice qui ne tientplus compte du réel. Les portraits eux-mêmes gagnent et perdentquelque chose quand les personnes qu’ils représentent ont disparu.Dès ce jour-là, ils ont l’air de participer à cette tranquillemagnanimité qui, ne tenant plus compte des fautes, n’a plus às’occuper du pardon. Les figures qui émanent des cadres n’ont plusà consoler, puisqu’elles ont fini de comprendre la tendresse et lechagrin. Cette image imposait aux jeunes gens qui se débattaientencore devant elle l’impitoyable autorité de son effacement. Elleles engageait dans la voie dont elle-même avait franchi le terme.Le silence était si pénible qu’instinctivement Inès joua lespremières mesures d’un Nocturne de Chopin, sur le pianolaissé ouvert par une inconcevable négligence de Justinien. Gilberttressaillit.

– À quoi penses-tu ?

– À rien, en effet. Il y a des moments oùj’oublie où nous en sommes. Ce n’est pas drôle d’y penser tout letemps ! La musique a cela de merveilleux qu’elle nous permetd’exprimer ce qu’on ne peut pas dire.

– Nous avons encore cependant quelquechose à décider, dit Gilbert.

– Non, à quoi bon ! Il y a deschoses que tu ne comprends pas et que tu ne comprendras jamais.Allons-nous nous disputer sur un épisode aussi dérisoire que ceserment ? Tu as tout accepté, je n’ai pas à revenir là-dessus.Quant au marché que tu me proposes, il me dégoûterait entièrementde toi si je ne réussissais pas à l’oublier.

– Alors, dit Gilbert, impatienté, siAnne-Marie… Enfin, si nous avons le malheur de la perdre… ce serafini entre nous ?

– Tout ne sera pas fini entre nous :tu resteras mon beau-frère.

– Où iras-tu, que feras-tu ?

– Anne-Marie est vivante.

Elle se leva pour quitter le salon. Il laretint d’un geste courroucé.

– Mais je suis sûr qu’Anne-Marie n’estplus en danger. Alors, si elle vit, que ferons-nous ?

– Gilbert, cette conversation estabominable. Je ne peux pas comprendre que tu t’obstines à laprolonger.

Il lui serrait toujours le bras.

– Réponds, mais réponds !

– Nous verrons cela.

Elle se dégagea et se glissa vers la porte.Malgré lui, il eut une sorte de long frison de plaisir. Anne-Marievivrait, il n’aurait pas la charge d’épouser Henriette et, il lesentait maintenant, Inès lui serait rendue.

Il quitta en grande hâte ce salon quil’angoissait. La porte du hall était ouverte. Inès se promenaitdans le parc. Il faillit courir derrière elle, la rejoindre dansune allée, mais il eut peur d’aggraver par cette attitude unesituation qui avait paru, à différents moments, si intenable. Ileut peur aussi d’attirer trop vivement sur son absence l’attentiond’Henriette. Si elle ne le voyait pas remonter, elle descendrait.Si elle trouvait le salon vide et la porte du jardin ouverte,quelle source de complications futures ! Il renonça, une foisde plus, à sa belle-sœur, mais à peine avait-il fait quelques pasdans l’escalier qu’il rencontra, en effet, Henriette qui lecherchait.

– Que faisais-tu ? dit-elle.

– Sommes-nous sous un régimepolicier ? dit-il.

– Je ne te cours pas après pour tesurveiller. Ce que tu fais m’est complètement indifférent. Il fauttéléphoner immédiatement à Gombert. Anne-Marie vient d’avoir unecrise du cœur. J’ai cru qu’elle allait mourir. Papa dort. Notretante Emma est retirée dans sa chambre. Tu fais je ne sais quoi etInès a disparu. Je suis seule avec Mme Rouzeau. Jene veux pas avoir la responsabilité de ce qui peut se passer en tonabsence. Après tout, c’est toi qui as la charge morale de la vie deta femme, ce n’est pas moi.

Gilbert, sans mot dire, suivit Henriette dansla chambre d’Anne-Marie. Celle-ci, le visage bleui, les yeux à demifermés, toute contractée par l’effort, cherchait à retrouver sarespiration perdue.

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