Les Visiteurs

XI

Cette fois, Gilbert, en entrant dans lachambre d’Inès, ne crut pas nécessaire de prendre cet air de« préposé à la maladie », qui avait tant froissé la jeunefille, le jour de son arrivée.

– J’ai réussi à m’échapper, dit-il.Quelle maison ! On vit dans un réseau d’espionnage. Avant samaladie, c’était Anne-Marie qui était toujours sur mestalons ; maintenant, c’est Henriette qui me surveille, c’estton père, c’est Mme Rouzeau, je ne sais quiencore…

– Pourquoi as-tu donné des droits sur toià Henriette ? On dirait que tu as peur d’elle.

– Elle est capable de tout, même de fairede faux rapports à Anne-Marie.

– Elle est jalouse de toi ?

– Non, mais elle te déteste.

– Je le sais. Elle m’a toujours détestée.Quand elle était petite, elle souffrait passionnément de monintimité avec ta femme. Elle s’était prise, je ne sais pourquoi,d’une telle passion pour Anne-Marie qu’elle aurait voulu se trouverseule avec elle. À ses yeux, c’était moi qui l’en empêchais.Maintenant, sa fureur a pris, je crois, une autre forme.

– Laquelle ?

– Écoute, Gilbert, nous avons sans doutepeu de temps à demeurer ensemble ; ne trouves-tu pas qu’onpourrait parler d’autre chose que d’Henriette ?

Elle s’était levée nerveusement et faisaitbouffer, d’un geste de mère relevant les cheveux de sa fille, latouffe de chrysanthèmes qui s’affaissait dans un faux vase deGallé, héritage d’une génération précédente.

Gilbert la saisit au passage et l’attira à luisi brusquement qu’elle trébucha et vint tomber sur ses genoux.

– Gilbert ! Comme tu deviensbrutal !

– Brutal ! Non, cupide, impatient,frénétique. Est-ce une vie pour moi que de passer mon temps auprèsd’une malade, alors que je te sens aller et venir dans la maison,que je crois toujours entendre le bruit de ta jupe…

Il la prit par les épaules et l’inclina verssa bouche. Il l’embrassait avec une sorte de hâte goulue, comme onboit après une longue course au soleil. En même temps, ildéboutonnait sa chemisette de soie blanche et, plongeant la têtedans l’ouverture, il lui baisait le cou, la poitrine. Elle sedébattait à peine, soumise, heureuse. Le bruit d’une fenêtre quel’on fermait quelque part la sortit de son accablement.

– Gilbert, voyons, si on venait ! Laporte n’est pas même fermée… Henriette doit déjà se demander où tues.

– J’ai bien le droit de te faire unepetite visite.

– Pas à ses yeux. Et puis, une petitevisite ne comporte pas que je sois à moitié nue.

– Oh ! à moitié nue, Inès ! Siau moins c’était vrai…

Inès rougit :

– Tais-toi. Je déteste ce genre depropos. J’ai horreur que l’amour ressemble au libertinage.

– Mais, Inès, je préférerais, moi aussi,t’avoir toute à moi… Est-ce ma faute si je dois me contenter…

Elle avait horreur de cette phraséologieavantageuse.

Il n’insista pas de crainte de lui déplaire.La jeune fille avait passé dans son cabinet de toilette pour serecoiffer. Gilbert l’y suivit en silence et, quand elle retira sachemisette pour en passer une qui fût moins chiffonnée, il s’élançasur elle pour lui baiser le dos et les épaules. Elle réussit enfinà le mettre à la porte, moitié fâchée, moitié riante.

Elle le retrouva dans un fauteuil, fumant unecigarette, l’air sombre et préoccupé.

– Cette situation ne peut pas durer,dit-il. Je n’en peux plus. Je souffre trop.

– Crois-tu que je sois sur un lit deroses ?

– Il faut prendre une décision.

– En ce moment ?

– Oui, je sais bien : il fautlaisser d’abord à Anne-Marie le temps de guérir…

Il leva les yeux sur Inès ; elle baissales siens. Il y eut un long silence. Ce mot guérir achevade se prolonger en sonorités sourdes et longues comme lesvibrations d’une note frappée sur un piano. Personne ne lesinterrompit.

– Mais après ? reprit-il.

– Je t’en supplie, Gilbert, il estimpossible de parler de tout cela : Anne-Marie est encore endanger.

– Elle est sauvée.

– Vous avez mal compris les paroles dudocteur Mazoullier, mon père et toi ; elles ne sont pas aussirassurantes que vous le croyez.

– Bien. Mais quels projetsformes-tu ?

– Et toi ?

– Eh bien ! dit-il, je veuxdivorcer. Nous partirons ensemble. Tu as vingt-trois ans. Tu eslibre de ta vie. Tu as ta fortune personnelle…

Ce terme sonna bizarrement aux oreillesd’Inès. Comme Gilbert avait tout prévu ! Il ne voulait pasêtre privé de l’aisance que lui offrait l’argent d’Anne-Marie.

– Jamais Anne-Marie ne consentira àdivorcer. Je connais son caractère. Et je n’apprendrai pas à unavocat que la loi n’admet le divorce que lorsque les deux partiessont consentantes. Quant à ma fortune personnelle, tu dois savoirqu’elle est mince. L’argent vient de notre père ; c’est luiqui a doté Anne-Marie. Notre mère avait peu de chose ; elle ena laissé la moitié à papa…

– Il te fera une dot aussi.

– Si nous nous marions, oui. Mais si nousfuyons, nous n’aurons rien.

– Eh bien ! tant pis ! Nousresterons. Et nous ferons comme les autres.

– Tu veux dire que nous vivrons dans lemensonge ?

Elle ajouta avec amertume :

– C’est là tout ce que tum’offres !

– Tu refuses tout. Quand Anne-Marie nousa surpris dans la serre, tu as préféré prendre le large que detenir tête à l’orage, et tu m’as laissé trois mois dans ledésespoir.

– Étais-je plus heureuse quetoi ?

– Je n’en sais rien, après tout.Aujourd’hui, je t’offre successivement d’être ma femme, maconcubine, ma maîtresse… Je ne peux pas faire plus.

Le caractère de Gilbert reprenait ledessus ; il était de nouveau prêt à plaisanter et à révéler sacruelle insouciance. Inès lui jeta un regard courroucé.

– Je n’ai pas le cœur à rire,dit-elle.

– Non, je sais, tu préfères te lamentersans agir.

Il se leva pour regagner la chambred’Anne-Marie.

– Il est bien vain de se tourmenterainsi. Peut-être les choses tourneront-elles dans un autresens…

Cette fois, Inès ne baissa pas les yeux ;oui la mort d’Anne-Marie arrangerait tout ; oui, il n’y avaitd’autre issue pour leur bonheur que la disparition deMme Chasteuil. C’était atroce, mais c’était ainsi.À aucun moment de leur vie, Gilbert et Inès n’avaient formulé unpareil vœu ; le destin seul intervenait. Il leur fallaitremettre leur sort entre ses mains. Brusquement, comme s’ilrenaissait mystérieusement, dans l’air, d’une imprévue conjonctiondes échos, le mot guérir se représenta à eux. Anne-Marieallait beaucoup mieux. Mais Inès avait prêté, et comme malgré elle,une attention scrupuleuse aux paroles du docteur Mazoullier :« Anciens troubles cardiaques… légère lésion… pointfaible… »

Et soudain, par un de ces coups de théâtre del’émotivité, si fréquents chez les femmes, elle éclata en reprochesviolents à l’adresse de Gilbert Chasteuil. Lui seul étaitresponsable de leur malheur ; elle vivait paisiblement, sanspenser à l’amour ; il l’avait poursuivie, inquiétée, charmée.Il avait agi avec elle comme il l’avait fait avec sa cousineLermentières, peu après son mariage, comme il l’avait fait sûrementavec Henriette pendant son absence.

Gilbert protesta.

– Mais elle est folle de toi, voyons,s’écria Inès. Père, qui n’aime guère faire attention à ceschoses-là, s’en est même aperçu.

– Assez ! assez ! fit Gilbert,excédé. S’il me faut maintenant me disputer avec toi…

Il eut un grand geste de lassitude et quittala chambre de sa belle-sœur.

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