Les Visiteurs

XXVIII

Autour de la maison s’étendait le plus totalassoupissement. Le ciel s’était éteint. Brumes ou nuages, rien nebrillait. L’air humide, un peu lourd, vivait sur place, sansremuer.

Inès se hasarda dans le parc. Il fallait leconnaître comme elle pour s’y aventurer ainsi. L’ombre y étaitdevenue ténèbres. Un faible éclaircissement des choses indistincteslaissait deviner la croisée de deux chemins, le vide d’une pelouse,ou bien, des nœuds plus compacts de noirceur, un dessin d’éventailsuspendu, établissant la présence d’une ligne d’arbres ou d’unebranche haute.

Inès marchait devant elle, sans but précis.Quelque chose cependant l’appelait dans ce coin morne et commesaturé qui avait été son refuge, au temps de son enfance et de sonintimité avec Anne-Marie. Maintenant, Anne-Marie n’avait aucunavenir ; elle, pas beaucoup plus.

Chaque fois qu’un être meurt, il entraîne aveclui dans la terre quelque chose de ceux qui lui survivent ;ils font, en partie, l’expérience de ce qu’il leur faudra supporterun jour. Le niveau de leur vie baisse. S’ils échappent audésespoir, ils tombent dans l’engourdissement.

Inès était sortie parce qu’elle ne pouvaitsupporter la douleur de Gilbert. Cette douleur lui rendait moinsobscur l’acquiescement de son beau-frère au dernier vœu de lamorte. Inès se souvenait de la phrase cruelle dite à sonpère : « Au fond, Gilbert n’aime personne : niAnne-Marie, ni Henriette, ni moi… » La violence de son chagrinsemblait indiquer qu’il adorait sa femme. Mais le même homme, peud’heures auparavant, lui avait proposé de demeurer son amant, aprèsavoir épousé Henriette, c’est-à-dire après la mort d’Anne-Marie.Était-ce seulement l’horreur physique de la séparation qui lebouleversait ainsi ? Ou bien, n’avait-il jamais pu réaliser enesprit ce que serait la vraie disparition de sa femme et faisait-ildes projets d’avenir insensés, comme si ces projets dussent avoirpour arrière-fond une Anne-Marie ni présente, ni absente,simplement éloignée et tolérante, mais toujours capable deretour ?

De toute façon, l’état de Gilbert lui mesuraitl’étendue de ses illusions. Si elle n’avait pas eu la faiblesse decéder, son chagrin serait-il le même ? N’aurait-il pasentretenu, plus ou moins consciemment, une espérance qu’elle-mêmelui avait fait perdre ? Ces choses passaient et repassaientdans son esprit, indirectement, sans formules précises, sous formed’interrogations incohérentes, de demi-accès de clairvoyance,aussitôt annulés.

La tempête qui l’avait secouée venait des’apaiser ; un clapotement de flots indécis retentissait aufond de cette insaisissable cellule que nous appelons notreâme ; faible disque vibratoire dont nous ne sentons à demiréels que les rayons mouvants. L’épuisement nerveux confine à unedemi-anesthésie. Inès se sentait à peine vivre. Elle se retournapour regarder la maison ; deux fenêtres la rendaient visible,avec leur faible lueur jaune. Derrière les volets, Inès sereprésentait Anne-Marie, encore belle, souriante, mais pareille àla statue de cire d’un reliquaire, les deux religieuses en prière,Gilbert effondré et sanglotant dans un fauteuil et Henriette, àcôté de lui, lui passant la main dans les cheveux, comme si ellevoulait l’estimer avant de prendre livraison de lui.M. de Salinis, après avoir baisé le front de sa fille,comme il le faisait chaque soir avant d’aller se coucher, avaitregagné sa chambre. Inès supposait qu’il s’était gorgé desoporifiques avant de se remettre au lit. Il avait recommandé den’entrer le lendemain dans sa chambre que s’il sonnait. Justinienerrait dans le rez-de-chaussée, les yeux rouges de larmes, l’airabsent, et, par moments, il s’arrêtait pour essuyer un meuble avecson mouchoir humide.

L’air de la nuit donnait à penser que l’onrespirait l’haleine d’un grand corps endormi, chaud, oppressant. Oneût voulu l’écarter de la main comme une voile flottant, unebranche retombante.

Presque à tâtons, Inès retrouva son banc, dansle coin des acanthes, – le banc où Anne-Marie et elle avaientéchangé leurs premières confidences, les aveux de leurs premièresamours ; amours incertaines qui envisageaient de romanesquesrencontres avec des jeunes gens aperçus sur la plage du Prado oueffleurés au bal. Elles n’en connaissaient guère.M. de Salinis, depuis la mort de sa femme, recevait peu,et aucun homme qui n’appartînt à sa génération.

Le jour où Anne-Marie avait dansé avec Gilbertavait décidé de son sort. M. de Salinis n’avait pas luttélongtemps contre un projet de mariage par lui jugé absurde. Inèsvit arriver ce beau garçon sans aucun trouble ; le désir, lacoquetterie, étaient nés peu à peu ; puis, cet enveloppementsubit, irrésistible, d’un coup de sirocco insatiable. Tout celaavait été bien court. Plus de confidences à échanger avec personne.Gilbert avait connu les derniers secrets des deux sœurs, mais ilpleurait Anne-Marie.

Autour d’Inès, tout s’était tu. Elle sesouvenait de l’anormale agitation qui régnait sous ces mêmes arbresle soir de l’arrivée de la jeune fille. Maintenant, c’était lesilence le plus extraordinaire ; autre chose même que lesilence ; un vide de tout bruit, aussi total qu’une surditéabsolue. Pas une feuille ne tombait, pas une herbe ne bougeait. Quisait si, là-haut, ce n’était pas Anne-Marie qui entendaitmaintenant quelque chose ? Pour Inès, rien ne se passait.Pourquoi cet insolite tapage, dix jours plus tôt, et aujourd’hui,cette universelle désertion de toute vie ? La paix s’étaitfaite à nouveau, cette indifférence générale qui succède tôt outard à nos agitations.

Sur ce banc, par un soir pareil, mais toutfrémissant d’une brise d’avril, Anne-Marie avait, pour la premièrefois, parlé à Inès de Gilbert Chasteuil. Il y avait dix ans ;Inès réentendait la voix de sa sœur, cette voix bien timbrée,chaude, qui avait quelque chose d’élancé et de vibrant comme lemouvement d’un jet d’eau. Elle aurait voulu écouter encore cettevoix… Cependant cette voix l’avait condamnée ; en une dizainede mots, elle avait tranché son avenir comme on coupe une tige d’uncoup de ciseaux. Inès sentait que cela lui aurait fait du bien ence moment de haïr Anne-Marie. Impossible ! On ne hait que cequi vit ; on reprend force dans autrui même par ladétestation. Autant abhorrer une feuille tombée, une grained’acanthe : sa sœur était moins encore qu’elles.

À la longue, cette implacable inflexibilitédes choses angoissa Inès. Elle se dirigea vers le château. Elleavait appris à voir dans l’ombre. Elle contourna les serres. Elleentrevoyait, à travers les vitres, les formes bizarres, presqueinconnues, des contours noueux, retombants, effilés, touffus. Ellesavait que les plantes dorment. Elle ne s’étonna pas de cetteimmobilité. Cependant elle en eut peur, comme si la mort devenuecontagieuse, fût une véritable épidémie de léthargie : cescréatures qui vivaient d’une vie transparente consoleraient,peut-être, M. de Salinis, mais, elle, oùretrouverait-elle le goût d’exister ?

Elle chassait tout souvenir des caresses deGilbert, de cette fureur où elle s’était dissoute, de ce brisementqui avait été sa plus belle naissance. Elle aurait tout donné pourle retrouver dans ses bras… Tout, lui semblait-il, mais pas ce« oui » paisible qui avait répondu à l’exigence de sasœur ; ni cette invitation à tromper Henriette, ni cessanglots d’aujourd’hui sur le corps d’Anne-Marie. Quel hommeétait-il donc ?

Elle tourna doucement la porte de la maison.Justinien se leva du fauteuil où il était assis. Il tripotait dansses mains un mouchoir trempé de larmes et noir de poussière. Il vitque la jeune fille regardait ce mouchoir ; il ditaussitôt :

– On n’a pas eu le temps ces jours-ci denettoyer la maison. On n’y avait pas l’esprit, non plus.Maintenant, ajouta-t-il, avec désespoir, on aura tout le tempsd’ôter la poussière. On n’a plus rien à faire ici… Mademoiselle nesortira plus ? Je peux tout fermer ?

– Oui, mon bon Justinien.

Elle entendit le bruit des lourds verrous.Elle se tourna vers le fond du corridor où traînait une clartécireuse. Elle faillit aller revoir sa sœur, mais sa place n’étaitpas là ; tout avait fait d’elle une étrangère dans sa propredemeure.

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