Les Visiteurs

XXI

M. de Salinis avait une sœur qu’iln’aimait guère. Il s’étonnait, chaque fois qu’il pensait à elle,qu’elle lui fût unie par des liens aussi incompréhensibles que ceuxdu sang. Grande, forte, haute en couleurs, majestueuse aveccomponction, intraitable, mais assoiffée de respect,Mme de Villesaison dirigeait d’une main virileun domaine aux environs de Cavaillon. Chacun lui obéissait, non parsoumission réelle, mais pour en avoir fini plus vite avec desdoléances. Quand on lui résistait, elle rentrait dans la grandeferme couleur d’ocre qu’elle traitait de château, s’enfermait dansune pièce contiguë à sa chambre et ressemblant à un oratoire sansDieu. Elle s’asseyait alors sur une chaise basse, enfonçait sa têtedans ses mains et s’écriait : « Ah ! si mon pauvremari était là, rien de pareil n’arriverait ! »M. de Villesaison avait été un gentilhomme campagnardtremblant devant sa femme et privé de toute autorité.

Henriette persuada à son père d’annoncer àMme de Villesaison le triste étatd’Anne-Marie. Il résista d’abord. La présence de sa sœur Emma nelui plaisait guère. Mais il admettait que sa fille eût un sensfamilial qui lui manquait. Il écrivit. Le lendemain soir,Mme de Villesaison se présenta, nantie demalles aussi considérables que si elle fût arrivée pour six mois,les larmes toutes prêtes, aussi disposée au dévouement le plusimpérieux qu’à l’explication d’un texte sacré, aussi riche enconsolations morales qu’en adresses de rebouteux.

Elle assaillit de ses baisers son frèreinterdit, récita les premiers versets d’un psaume, parlaéloquemment d’un emplâtre et célébra un nouveau mode de sulfatagedes vignes.

M. de Salinis acquiesçait à tout.Henriette conduisit Mme de Villesaison à sachambre. Elle la trouva trop opulente pour elle, pauvre campagnardehabituée à moins de confort ; puis elle réclama un crucifixsupplémentaire, – celui de la pièce était trop janséniste pour songoût, – et une brique chaude pour réchauffer son lit.

Elle voulait voir Anne-Marie tout de suite.Henriette s’opposa à cette demande avec embarras. Elle n’avait pasmesuré l’ampleur des soucis queMme de Villesaison allait lui causer.

Le lendemain matin,Mme de Villesaison rendit visite à son frère.Il n’était pas encore levé et achevait de boire avec tristesse unetasse de thé.

– Excuse-moi de te déranger de si bonneheure, Arthur, mais le sujet que nous avons à traiter est urgent.Hier soir, en causant avec Henriette, j’ai cru m’apercevoirqu’Anne-Marie n’avait aucun soupçon de la gravité de son état.

– Ne vaut-il pas mieux qu’il en soitainsi, ma pauvre Emma ?

C’était irrésistible : Arthur de Salinisne pouvait appeler sa sœur que « Ma pauvre Emma ».

– Je serais de ton avis si l’âmed’Anne-Marie n’était en jeu. Aucun de vous ne s’est occupéjusqu’ici de son salut.

– Nous considérons tous Anne-Marie commeune personne très vertueuse et…

– Eh ! Arthur, qui parle devertu ? Tu es toujours aussi ridicule… Nous sommes ici pournous occuper de son salut et non de ses vertus…

– Je croyais…

– Ne crois rien. Anne-Marie doit seconfesser et recevoir, si possible, les derniers sacrements. Quantà ses vertus, cela ne regarde que Dieu…

– Et le reste ?

– L’Église, mon cher, l’Église ! Jete croyais meilleur chrétien.

– Je le suis encore. Mais ce mot a biendes sens…

– Non, un seul. Quel est le directeurd’Anne-Marie ?

– Elle n’a qu’un confesseur.

– Quel est son nom ?

– L’abbé Croissant, un vicaire deSaint-Giniez ; un homme jeune, mais savant et de bonconseil.

– Il faut qu’il vienne au plus tôt.

M. de Salinis, gêné, passa une mainvigoureuse sur les dernières touffes blanches qui feutraient sonocciput.

– Ne crois-tu pas que, dans l’état oùelle est, une telle visite… ?

– Aucune importance. J’ai déjà réussivingt fois cette opération. Il suffit de dire à la malade queM. Croissant, – ou monsieur n’importe qui, – a passé parhasard ; qu’il a appris que Mme Chasteuilétait malade ; qu’il vient prendre de ses nouvelles, etc.,etc.… Le reste va de soi.

– Anne-Marie n’est pas idiote.

– Heureusement. Si elle l’était, cesprécautions mêmes seraient inutiles.

M. de Salinis se tournait avecagitation dans son lit.

– Je ne peux prendre tout seul une telledétermination. Il faut que je consulte Gilbert.

– Consulte Gilbert, Inès, et surtoutcette Henriette qui m’a l’air remarquable : tout le monde medonnera raison.

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