Les Visiteurs

XVII

Il la regarda longtemps. Il la jugeaitguérie ; il s’étonnait que rien n’en parût sur ce visage dejeune mourante. Quoi, elle avait failli appartenir au monde évanouides ombres, et elle se cramponnait encore au nôtre par les piresdes racines : celles qui relient un être à sa vie la plusinstinctive, la moins dépouillée ?

Sa respiration était courte, saccadée ;le souple appareil des poumons tournait à la machine qui sedétraque. La poitrine haletait. Toute la personne physique seretournait contre elle-même, avide de destruction, comme une arméequi perd pied et veut d’abord se venger de son chef. La lumière dela veilleuse atténuait les accidents de la peau, mais elle nepermettait pas d’ignorer ce creusement du masque, les saillies dusquelette ; cela créait un visage intermédiaire entrel’Anne-Marie de la vie et l’Anne-Marie de la mort. L’épouvantetalonnait Gilbert à la pensée que de ce corps qui se dérobaitsortît encore une fureur charnelle qui ne pouvait échapper àl’obsession de la peau, des membres moites et confondus.

« Si j’étais spiritualiste… »pensa-t-il.

Mais il n’était pas spiritualiste ; iln’était rien. Il ne s’attarda pas à ces pensées. Le docteur Gombertavait rendu visite à sa femme dans la soirée ; à ses yeux,tout allait pour le mieux. La maison tout entière respirait.

– C’est parce que Anne-Marie est en voiede guérison qu’elle redevient jalouse. Ah ! ça va êtregai !

Ce n’était pas à une impulsion véritable queGilbert obéissait en prononçant cette phrase. Son impressionsincère demeurait la première : rien n’interrompt donc lesappétits de la chair ? Pourquoi donc résister à ce qui demeurele plus fort ? Il se sentait dans un état d’agitationextrême ; les images que lui avait imposées le délire de safemme ne le quittaient plus. Inès était à quelques mètres de lui,telle que Mme Chasteuil la lui avait dépeinte,émanant d’un voluptueux cauchemar. Pourquoi n’irait-il pas lavoir ? Pourquoi attendre, reculer ?

Comme si de sentir Gilbert à côté d’elledétendait Anne-Marie, elle semblait s’apaiser. Elle respirait pluscalmement ; elle ne parlait plus. Son sommeil devenait unsommeil réparateur, celui qui débourre l’être physique et clarifiel’être moral.

– Gombert avait raison. C’est l’heureuseissue annoncée. Il ne peut rien arriver maintenant. Elle n’auraplus besoin de moi… La vie va recommencer. Mais quelle viesera-ce ? Ah ! que du moins avant qu’elle nerecommence…

Déjà, il tournait doucement le bouton de laporte ; déjà, il sortait une lampe de poche électrique qu’ilportait toujours sur lui depuis la maladie de sa femme. Il fallaitaller au bout du couloir, ne faire aucun bruit. Il fallait passerdevant la chambre de M. de Salinis.M. de Salinis se vantait, ou se plaignait, – avec lui onne savait jamais, – d’avoir un sommeil extrêmement léger. MaisGilbert, par expérience, n’ignorait pas que rien ne le réveillait.Cependant il avançait sur la pointe des pieds.

Sur les murs tapissés de perse claire, àdessins légers, on voyait de beaux tirages de gravures dudix-huitième siècle, en général licencieuses. Elles semblaientsortir des rêveries érotiques d’Anne-Marie et conduire Gilbert làoù il devait aller. Elles renforçaient ses désirs et lui ôtaienttout remords d’avoir abandonné sa femme. Il vit au passage unejeune fille seule, renversée en arrière, les jambes écartées ;un couple à demi nu qui poussait un verrou ; une joliecréature qui tirait son bas blanc sur une cuisse parfaite ;mais il voyait surtout Inès.

Il ne s’agissait pas de frapper à sa porte.Inès ne la fermait jamais. L’important, c’était qu’elle ne criâtpas en l’apercevant. Il fallait aussi arrêter le jet de la lampeélectrique ; Inès aurait moins peur d’une voix que de cettevolée de feu. Il pouvait parler à demi-voix ; la chambred’Inès était isolée ; d’un côté, le mur extérieur ; del’autre, la salle de bain de la jeune fille.

Il tourna le bouton de la serrure.

Inès somnolait ; elle dut reconnaître lepas de Gilbert, – peut-être attendait-elle depuis plusieurs nuitscette visite-là, – car elle murmura, presque sanssurprise :

– Qui est là ?

– N’aie pas peur. Moi, Gilbert.

La lampe électrique projeta son rayon brutal.Inès s’était soulevée, sa chemise brodée découvrait ses épaules,une naissance de sein, des nacres qui s’éveillaient et jouaient àla lumière.

Le premier mouvement de la jeune fille futtout d’hypocrisie :

– Anne-Marie est-elle plus mal ?

– Non. Dieu soit loué ! Aucontraire. Elle repose comme elle ne l’a pas fait depuis huitjours.

– Alors que fais-tu là ?Va-t-en !

– Inès, demain, Anne-Marie sera guérie.Comprends-tu ? Nous ne pourrons presque plus nous voir. Sajalousie va recommencer. Déjà, en rêvant, elle ne parle que de toi.Tu la hantes. Comment allons-nous vivre ? Je n’en peux plus,ma chérie. Je n’ai plus la force de lutter. Laisse-moi passer lanuit auprès de toi…

– Si on nous entendait ?

– Tout le monde dort.

– Même Henriette ?

– Ah ! que nous importeHenriette ?

La tension de Gilbert était si forte qu’iltremblait presque et que des sanglots d’émotion entrecoupaient savoix.

– Éteins ta lampe, dit Inès. On peut voirla lumière sous la porte.

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