Les Visiteurs

XXII

Anne-Marie ne savait plus rien de sa chambre,ni des gens qui l’occupaient ; d’ailleurs, elle n’en avaitcure ; la fièvre brûlait tout son corps. Elle pesait au fondde son lit, anxieuse, la tête lourde, la poitrine comprimée. Elleavait conscience de chacun de ses maux, mais une conscience isolée,comme un madrépore, sans cesser de sentir sa ramification au tronccentral, garde cependant quelque velléité de mener une vieindépendante et d’étendre ses tentacules, comme s’ils appartenaientà lui seul.

Mais elle ne conservait pas longtemps cecontrôle ; elle plongeait soudain dans un brusque tunneld’inconscience, où d’étranges visions se peignaient autour d’elle.Elle y était poursuivie par une idée fixe : celle qu’il sepassait en elle un événement considérable, qui excitait l’intérêtpublic et méritait qu’on fît rang autour de son lit. Bien que cettepresse n’eût rien d’hostile et même un certain caractère decommisération, nullement désagréable à constater, une telleaffluence augmentait la sensation d’étouffement et de malaise dontAnne-Marie souffrait.

Brusquement, tout le monde s’écarta pour faireplace à Mme de Salinis ; elle avait trèspeu changé. Elle était entièrement vêtue de noir, mais trèsélégante. Elle portait un diadème de diamants que sa fille ne luiconnaissait pas et qu’elle déposa solennellement sur une sorte deprie-Dieu. Elle parlait à voix si basse que la malade ne comprenaitpas un mot de ce qu’elle disait. Elle entendit enfin une phrase unpeu obscure :

– Le train part pour la guinguette.

C’était un grand paysage nu, délabré, couleurd’argile sanglante, comme les roches de l’Estérel. L’abbé Croissanty creusait un large trou dans la terre ; il transpiraitbeaucoup et, parfois, il essuyait d’un geste de paysan son frontqui ruisselait. Dans une brouette, à côté de lui,Mme de Salinis avait posé son diadème ;mais Anne-Marie l’avait mal regardé ; en réalité, c’était unecouronne d’épines.

L’abbé dit à Anne-Marie :

– Voilà, il faut sortir du bal avant quevous soyez trop remarquée.

– Vous savez bien que je ne peux pasmarcher, dit-elle. Il faut que Gilbert me porte.

Gilbert portait, en effet, quelqu’un ; ilportait Inès ; il la coucha dans le trou que l’abbé Croissantfinissait de creuser et il l’embrassa sur le front. Il l’embrassaitsi longuement, si tendrement qu’Inès, qui dormait, se réveilla etqu’elle se suspendit au cou de son beau-frère. À cette vue,Anne-Marie poussa un cri qui la réveilla. Gilbert se penchait surelle. Était-ce le vrai ou celui de son délire ? Où étaitInès ?

– Qu’as-tu ? dit son mari.Souffres-tu ? Veux-tu quelque chose ?

– J’ai mal, fit-elle.

Elle aperçut aussi un visage qu’elle reconnutpas : c’était celui de Mme Rouzeau. Déjà ellereperdait conscience ; elle courait à perdre haleine dans unlong corridor ; les murs s’écartaient et se resserraientspasmodiquement, comme les palpitations du cœur. Elle finit parretrouver sa chambre et par tomber sur son lit. De nouveau, lapièce était pleine de monde : Inès, Henriette, son père,Mme de Villesaison, Yolande Bérage, JeanneLermentières, sa femme de chambre, enfin une amie de sa mère,Mme Arbeltier.

Tout le monde parlait d’une nouvelle quidevait être pénible à connaître, car les visages s’allongeaientdouloureusement. On prenait grand soin qu’Anne-Marie n’entendîtrien de ce que se chuchotait.

– De quoi s’agit-il ? demanda-t-elleavec angoisse.

– De quelqu’un que tu ne connais pas. Ona trouvé dans le parc une chèvre abandonnée.

– Abandonnée par qui ?

On ne lui répondait déjà plus ; tous cesvisiteurs ne faisaient qu’un : un grand mur rouge, qui battaitcomme un store secoué par le mistral et qui n’était fait que devisages : de visages confondus, formant une seule masse detraits grimaçants ; et Anne-Marie savait bien qu’il s’agissaitdu store et du vent, mais aussi d’un mur rouge, et cependant ellesavait réels, comme sa propre main, ces visages inscrits comme desrides sur l’eau, ces traits dansants de sa mère, deM. de Salinis, de ses sœurs, de son mari, de sa tante, etde bien d’autres qu’elle entrevoyait au passage : amiesd’enfance, domestiques d’autrefois, cousines, fournisseurs et mêmedes inconnus.

Le tournoiement de ces gens, de ces murs, luidonnait mal au cœur, ce vertige que l’on peut avoir en bateau,quand on descend à pic dans l’espace laissé entre deux vagues, avecla sensation que l’estomac vous monte au ras du gosier. Elle savaitbien qu’une paroi n’a aucun rapport avec des centaines de visageshumains ; qu’importe ! Il n’était pas question dediscuter ; les faits étaient là. Une idée lui traversal’esprit :

– Ils viennent tous au-devant demoi : ce sont ceux que je vais connaître demain.

Cette pensée la calma quelques secondes. Celaexpliquait cette extraordinaire affluence, ce peuple aux aguets,suspendu aux corniches de la chambre, montant et descendant avecles vagues, car elle était bien en bateau. Elle était si bien enbateau que de grandes masses d’eau commencèrent de sauterpar-dessus bord, de la submerger peu à peu. La respiration luimanqua.

Mais l’eau avait fui dans tous les sens.Mme Rouzeau, Henriette et Gilbert l’entouraient, lasoulevaient ; on lui introduisait dans la bouche quelque chosed’inconnu ; déjà elle respirait mieux. Était-ce son rêve quicontinuait ou bien voyait-elle Gilbert en réalité ? Elleétendit le bras, elle toucha une manche de drap bourru ; cecontact lui rappela une émotion si fugace qu’elle lui fondit pourainsi dire dans l’esprit. La manche était déjà loin, brandie aubout d’un balai ; deux mains molles brinqueballaient de gaucheet de droite comme celles d’un pantin. Était-ce Gilbert qu’onemportait ainsi ? Elle cessa de le voir. Il l’avait encorequittée. Et la porte s’ouvrit, toute grande : l’abbé Croissantla remplissait de sa rude prestance. Puis il s’effaça devant ledéfilé des gens, les mêmes que tout à l’heure, et d’autres. Tousentraient et sortaient ; aucun ne restait dans la chambre.Elle savait qu’elle n’en retiendrait aucun, et cette pensée devintsi cruelle que, de nouveau elle s’éveilla à la conscience. Elle eutl’impression du soir, du soir terrible, solitaire et glacial, desfiévreux.

– J’ai soif ! murmura-t-elle.

Mme Rouzeau s’approcha dulit ; elle seule. Anne-Marie ne demanda rien ; ellereferma les yeux.

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