Les Visiteurs

XXIX

Inès retrouva son père sur son lit dansl’attitude où il était le soir de son arrivée. Il semblait à peinerespirer. Sa figure blême ne donnait pas l’impression du sommeil,mais d’une sorte d’engourdissement passager, comme s’il avait lepouvoir de sécréter une chrysalide où se renfermer aux heures lesplus sombres.

– Puis-je allumer ? dit Inès enrentrant.

– Non, je préfère rester dansl’obscurité. Tu viens de là-bas ?

– Oui. La mise en bière aura lieu demainmatin.

– Crois-tu que ma présence soitindispensable à ce moment-là ?

– Non. Ta sœur seule te blâmera. Tiens-tuà son opinion ?

M. de Salinis ne répondit pas. Ilsoufflait à peine. Il ne paraissait pas souffrir.

– Maintenant, dit-il, il va falloirtravailler chaque jour, heure par heure, à cette idée que je nereverrai jamais Anne-Marie vivante. La douleur, c’est cela :une adaptation à quelque chose à quoi il est impossible des’adapter. La journée de demain sera intolérable et plus encorecelle d’après-demain. Et puis, on rentrera chez soi, la maison seravide, et il faudra la remplir de nouveau par autre chose.Quoi ? Il y a des gens qui se soulagent par des cris, dessanglots, des gesticulations passionnées. Il y en a d’autres quis’évanouissent. Tout cela est sain, tout cela est salutaire. Aucunede ces manifestations ne m’est permise. Aussi ai-je toujours donnél’impression d’être égoïste. J’ai pensé à la mort d’Anne-Marietoutes les années où elle a été vivante comme je pense à la tiennechaque jour. Maintenant qu’elle n’est plus, je penserai à sa vie.Peut-être est-ce moins terrible, car j’aurai cessé d’avoir peur.Comprends-tu tout cela ?

– À peine.

– Comment le comprendrais-tu ? Tuavais dix ans quand ta mère est morte. Tu la regrettais comme unenfant, d’une façon tout extérieure, avec des sanglots présents etl’oubli déjà prêt à les remplacer. Tu aurais pu aimer Anne-Marie siles circonstances ne s’y étaient pas opposées.

Inès répondit doucement :

– J’aimais Anne-Marie. Sa mort me désole.J’ai eu des cauchemars toute la nuit.

– Je ne dis pas que tu sois sans cœur.Mais le destin a joué à vous entre-choquer. Tu aurais plus dechagrin de la mort d’Anne-Marie si tu pouvais maintenant épouserGilbert. Son opposition te donne la force d’échapper à la douleur,il ne faut pas oublier cela. Quand nous sommes désolés par ladisparition de quelqu’un, nous sommes bouleversés à l’idée de nepas avoir été parfaits avec lui et nous cherchons dans sa conduitepassée tout ce qui pourrait nous donner une excuse de l’oublierplus vite. L’homme n’aime pas le malheur, et ceux qui le font sontdes hystériques. Les souffrances les plus aiguës à mes yeux, lanévropathie ne les soulage pas. Si je parlais ainsi devantquelqu’un d’autre que toi, on jugerait que j’ai trop d’équilibrepour être bouleversé. Or, il n’y a de vrai bouleversement que pourles équilibrés, justement parce que cela ne dérange pas leuréquilibre et qu’ils sont forcés de se maintenir dans un étatnouveau qui leur est intolérable.

Il s’arrêta de parler. Il l’avait fait sansouvrir les yeux, toujours immobile, pareil à une ombre. C’était àcette heure du jour où le jour ne porte plus ce nom, à cette heureoù la nuit n’arbore pas encore le sien. Ce sont des heuresinsinuantes, intercalées, où l’homme cède au désir de s’affirmeravec violence, où il n’a pas encore accepté le vœu de résignationou d’oubli que va lui apporter l’ombre. Les choses échangent leurétat, leur matière, leur fluide ; la transparence devientopaque, l’opacité, transparente. Rien n’a brûlé assez fort pourdevenir cendre ; rien ne s’est usé au point d’êtrepoussière.

– As-tu pleuré, Inès ? demandaM. de Salinis.

– Pourquoi cette enquête, mon père ?Pourquoi votre esprit garde-t-il toujours quelque chosed’involontairement cruel ?

– J’ai horreur de l’équivoque et dufaux-fuyant. Je voudrais que tu fusses nette, claire, presquefarouche. Si tu m’avais dit avoir versé des larmes, je t’auraisenviée. Le chagrin me raidit et m’ankylose, et j’ignore cetépanchement sensuel qui fait les grandes douleurs. Je connaissurtout l’amertume et le désespoir.

Inès s’était levée. Elle inspecta lacommode.

– As-tu tous tes remèdes ?Prendras-tu un soporifique avant de dormir ?

– Sans aucun doute, dit-il. J’ai besoinde toutes mes forces pour ce qui va venir. Je ne tiens pas à mebattre toute la nuit contre l’insomnie. J’ai appris à la longue quel’homme n’avait qu’un seul ami : le sommeil. Heureusement quecet ami, contrairement aux autres, a des remplaçants dont on use àsa guise.

Sa voix sèche et douce à la fois engourdissaitdoucement Inès. Elle attendait et elle redoutait qu’une part demélodrame vînt augmenter l’horreur de ces liquidations humaines.Elle n’atteignait pas une région moins triste, mais elle apprenaitque les grandes secousses ont aussi un pouvoir de stupeur. Personnene s’échappait davantage en apparence que M. de Salinis,personne ne demeurait aussi présent. On eût dit, comme il lepensait lui-même, qu’Anne-Marie, en s’en allant, l’avait débarrasséde l’angoisse de son avenir ; elle lui laissait, en revanche,le mortel enchantement d’un bonheur disparu, ou plutôt de quelquechose qui devenait le bonheur, maintenant qu’il n’était plus.

– Une des joies de ma vie, ditM. de Salinis, a été l’adoration que vous aviez l’unepour l’autre, Anne-Marie et toi. Si quelque chose dans le caractèred’Henriette m’a toujours secrètement révolté, c’est son refus departiciper à votre tendresse. Puis Gilbert est venu, et tout s’estgâté. Les femmes ne gardent leur pureté que loin de l’homme. Dèsqu’il paraît, elles retournent à l’état animal et presquesauvage.

Il parlait toujours comme dans un songe. Ilsemblait hors de lui-même, dans un état somnambulique. Il avait unbesoin intense d’exprimer tout ce qui se passait en lui. Laprésence de sa fille lui donnait l’illusion, non pas d’être écouté,mais d’avoir le pouvoir d’être seul devant quelqu’un, car, seuldevant soi-même, il arrive que l’on ne trouve plus rien à sedire.

Il ouvrit brusquement les yeux, comme s’ilprenait contact avec une humanité plus immédiate.

– As-tu eu une explication avecGilbert ? dit-il.

Elle murmura :

– Oui.

– Que t’a-t-il dit ?

– La vérité. Qu’il a été surpris pas lescirconstances, qu’il ne pouvait refuser à sa femme ce qu’elle luidemandait. C’est aussi ton avis. Que pouvais-je lui objecter ?D’ailleurs, devant le spectacle de l’anéantissement, a-t-on encoreun grand élan personnel ? Je t’assure qu’en ce moment je mesens plus accablée que désireuse de recommencer quoi que ce soit.Je ne crois pas d’ailleurs que Gilbert tienne beaucoup à moi, ouqu’il y tienne encore.

– Je suppose, en effet, que le serment deGilbert et d’Henriette les lie.

– Il n’aurait pas lié Gilbert s’iln’avait pas acquiescé moralement à ce vœu. C’est la facilité decette adhésion qui m’a fait sentir mon peu d’action sur lui. Nousavons fait déjà, une fois, allusion à son caractère. À quoi bon yrevenir ?

– Je ne sais si Henriette a compris cequ’elle faisait. La ruse instinctive des femmes, quand leur intérêtprimordial est en jeu, est infinie. Elle a réussi par sondévouement, par une présence perpétuelle, à faire croire àAnne-Marie qu’elle était la seule personne capable de se dévouer àelle.

– Ma pauvre sœur l’a offerte à Gilbertcomme si elle la destinait à entretenir son propre culte aux yeuxde son mari. Pour moi, je n’ai toujours été qu’un trouble-fête,encombrant la vie des autres. Je crains que tout cela, mon père, nesoit complètement fini.

– As-tu des projets d’avenir ?

– Rester auprès de toi. Je ne te demandequ’une chose : c’est que Gilbert et Henriette s’en aillent,qu’ils aillent vivre où ils voudront ! Paris, Pékin, leMozambique, le bout du monde s’il le faut… Je ne serai tranquilleque si je ne les revois plus.

– Ils quitteront Laurette, ditM. de Salinis. Tes désirs s’accordent aux miens. Nousdemeurerons ensemble.

Elle se leva, se pencha sur son lit pourl’embrasser, mais il la repoussa d’une main.

– Non, ne nous attendrissons pas. Demainsera cruel et après-demain aussi. On ne livre pas son enfant à lapourriture sans une horreur qui est presque inconcevable, surtoutlorsque l’exaspération des nerfs ne vous ôte pas la lucidité.

De nouveau, M. de Salinis refermales yeux. Son visage se détendit dans la pénombre, et il reprit sonimmobilité.

À côté, au fond du couloir, les religieusesimmobiles priaient auprès de la morte. Gilbert pleurait à petitscoups, par sursauts, dégorgeant son chagrin par brusques secoussescomme pour en avoir fini plus vite. Henriette, agenouillée sur leprie-Dieu, la tête dans ses mains, évitait de regarder quoi que cesoit. Il arrive aussi que la lionne, quand sa proie est abattue, sedésintéresse d’elle et, pourvu qu’elle la sente palpiter encoresous ses griffes, promène autour d’elle le regard satisfait et àdemi endormi de l’être auquel le destin vient d’offrir sa plusgrande satisfaction.

Dans le parc, des souffles légers essayaientde se ranimer avec la fin du jour. Ils allaient d’une plante àl’autre, d’un arbre à l’autre, comme s’ils avaient quelque chose àdire, comme s’ils essayaient de ranimer les éléments d’une vieilletragédie, dont les acteurs n’eussent pas dit leur dernier mot. Cesnouvelles couraient à la pointe des arbres, montaient tout à couple long des troncs décréter je ne sais quel massif ébranlement dansla masse des pins, le long de la corniche inférieure des cyprès.Mais tout s’apaisait de nouveau. Personne n’avait plus rien àapprendre, rien à sentir. L’agitation, le fourmillement, l’angoissede ces dernières heures cessaient brusquement, et, quand la nuitvint, elle causa cette immense détente qui suit les émotionssurmenées.

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