Les Visiteurs

XV

Pendant que sa fille recevait Manuel Bérage,M. de Salinis s’était rendu chez Stéphanie Bréodat. Demême qu’il lui avait été impossible de visiter ses serres quand lasanté d’Anne-Marie lui donnait les plus graves inquiétudes, ils’était interdit d’aller rue Gustave-Ricard. Stéphanie faisaitpartie, elle aussi, d’un monde de douceur et de spontanéité,intolérable à qui porte la mort en soi, par refus personnel devivre ou par anxiété à l’égard d’autrui. Il lui aurait étéintolérable de regarder Stéphanie, tandis que la destruction sefrayait un chemin à travers les cellules d’Anne-Marie.

La veille, tout à fait rassuré, il avait écrità la jeune femme pour lui annoncer sa visite.

Il l’avait souvent priée de quitter la rueGustave-Ricard et de chercher un appartement moins sombre. Mais siStéphanie acceptait certains arrangements qui lui permettaient delutter contre les pires humiliations de la misère, (dettes,vêtements usés, mauvaise nourriture), en revanche, elle voulaits’imposer, en matière de compensation et presque de pénitence,cette maison lugubre, où son mari et elle s’étaient installésaussitôt après leur mariage, où la petite Marie était née, où lapauvreté les avait talonnés et dont le seul rayon de soleil avaitété la venue de cet homme courtois et secret, avec lequel ellen’était jamais entièrement rassurée.

Elle fut étonnée, ce jour-là, de sa pâleur, deson air gêné, maladif, de la fatigue de ses gestes. Il sortit d’unfourreau de papier de soie une longue branched’odontoglossum ; une grappe de petites fleurscomposées de cinq ailettes en forme d’étoile et d’une sixième,comme surajoutée et faisant relief. Elles étaient d’un roseveineux, sauf cette dernière, d’une teinte presque jaune ; aumilieu de chaque pétale, au centre d’une réserve de blanc,apparaissait un dessin du même ton que la corolle ; pas un quiressemblât à l’autre. Certains faisaient penser à un papillondéployé, d’autres à une coupe longitudinale de cerveau ;d’autres encore, à un sapin en miniature comme on en voit sur lesboîtes des boules de gomme des pharmaciens ; à des lutteurs entrain de s’étreindre ou à de minuscules personnages chinois, avecleur bonnet de mandarin, s’en allant dans la neige. Ces petitestaches colorées se suivaient le long de la tige recourbée comme unléger album vivant, imprimé sur satin.

– C’est la dernière découverte deFortuné, dit M. de Salinis. Je tenais à vous en fairehommage.

Il lui montrait du bout du doigt les délicatesvignettes qu’il distinguait plus aisément qu’elle. Elle lui étaitreconnaissante d’attirer son attention sur des choses qu’elle nesavait pas voir et qui s’éveillaient à ses paroles.

– Vous m’avez appris à aimer la vie et àla mieux comprendre, lui disait-elle parfois.

Il haussait les épaules :

– Cela aurait pu être vrai, Stéphanie, sivous m’aviez rencontré au temps où j’étais un homme. Mais la viem’a usé, trop usé. Je suis un malade et presque un moribond. Maisj’ai encore un reste de goût pour des êtres et des choses quim’auraient rendu fou autrefois.

Elle ne comprenait pas toujours ses propos, nil’étrangeté de certains de ses gestes, où il y avait comme uneadoration qui ne se fût pas adressée à elle. Mais il s’arrêtaitjuste à temps pour ne pas lui paraître sénile ou atteint defétichisme.

Elle lui dit en plongeant la branched’odontoglossum dans un vase qu’il lui avaitdonné :

– Je vois à votre visite et à cette fleurque Mme Chasteuil va mieux.

Il lui parlait si souvent de ses fillesqu’elle finissait par les connaître presque personnellement.Parfois, elle avait le sentiment qu’il la considérait comme l’uned’elles, mais un de ses brusques écarts de conduite lui rappelaitqu’elle était tout de même autre chose à ses yeux.

– Dieu merci ! dit-il, Anne-Marieest hors de danger. Je vais pouvoir reprendre ma vie. Que quelquechose m’angoisse, et ma vie, à moi aussi, s’arrête. Et je tremblepour quatre personnes. Je me considère comme fort à plaindre.

Ses plaintes étaient celles d’un égoïste, maisil ne gémissait qu’à cause d’autrui. Aucun de ses maux personnelsne le tourmentait, ou plutôt il n’en parlait point. Mais qu’autruieût sujet d’inquiétude, et il criait que l’on menaçait son bonheur.Mme Bréodat le lui fit remarquer.

– Mais je n’ai aucun bonheur qui ne mevienne des autres, dit-il. Ils sont pour moi une table derésonance. Si j’étais seul, je m’occuperais de mes fleurs etj’écouterais de la musique. C’est par vous toutes que je rentredans l’horrible et délicieux tumulte de la vie. Je suis un égoïstequi aurait cinq ou six moi. Mais parlez-moi de vous,Stéphanie.

Ses prévenances faisaient qu’il étaitimpossible à la jeune femme de lui parler à cœur ouvert. Si elleavait un souci quelconque, il faisait tout pour l’alléger ;mais ses ennuis ne portaient guère que sur des problèmesd’argent ; elle ne pouvait pas toujours en recevoir. Elle setaisait donc et souriait.

– Tout va bien, disait-elle.

– Votre sérénité m’inquiète, répondit-il.La sérénité est toujours mauvais signe, signe qu’on se raidit etqu’on oppose au destin un front volontairement rayonnant. Jepréfère l’insouciance, même traversée de jérémiades. Le naturel estlà.

– Vous réfléchissez trop à ce qu’on vousdit. Apprenez donc, vous aussi, à être insouciant, Arthur.

– Je le souhaite plus que tout. Tout lemonde s’oppose à ce que je le devienne : ce que vous me cachezet qui me prouve votre angoisse ; la maladied’Anne-Marie ; les chagrins d’Inès ; l’attitude odieused’Henriette ; que de tourments !

– Inès n’est pas heureuse ?

– Une femme l’est-elle ? Si elleexiste, courez la chercher que je la voie. Quand je me suis marié,je me suis juré que je ferais l’impossible pour que ma femme ledevienne.

– Elle a dû l’être.

– J’ai peur que non.

– Pourquoi ?

– Elle ne me l’a jamais dit. Je croiscependant l’avoir deviné. Mais les secrets des morts appartiennentà la mort. Ne troublons pas les sépulcres. Chacun de nous croitêtre aux yeux d’autrui ce qu’il est aux siens propres. Mais jamaisil ne peut mesurer l’angle sous lequel il est jugé. Comment secorrigerait-il de ses défauts ? On dit que les Français fontles plus mauvais ménages ; c’est vrai. Non parce qu’ils sontlégers ou infidèles, mais parce qu’ils sont discrets : je veuxdire pudiques. Ils refusent de s’expliquer et préfèrent lemalentendu à la brutalité. Notre bonheur ou notre malheur sontfaits d’impondérables.

– Mais, vous-même, Arthur, avez-vous étéheureux ?

– J’étais créé et mis au monde pour cela,mais il m’aurait fallu vivre dans une île déserte. La tendresse aruiné ma santé. Mon tempérament me défendait la passion ; jel’ai connue par faiblesse. J’aurais dû vivre à l’écart, dans unetrès grande propriété, n’en faisant qu’à ma tête, sans égaux, nidevoirs. Je suis un homme d’autrefois, ne concevant pas qu’il nejouisse pas d’innombrables privilèges, parfaitement etrégulièrement injustes, très différent de tous. Le goût que j’aipris des êtres m’a rendu attentif à eux, anxieux et presquepusillanime. Je l’ai senti dès mon premier amour.

– Quel a été votre premieramour ?

M. de Salinis parut rêver uninstant, comme s’il cherchait à mettre en ordre ou à corriger dessouvenirs.

– Une femme très pure, qui devait mourirjeune. Après sa disparition, je l’ai oubliée ou j’ai cru l’oublier.Mais, à mesure que je me suis avancé dans la vie, je me suisrapproché d’elle. Aujourd’hui, elle est toujours présente à mapensée.

– Est-ce la mort qui vous a séparéd’elle ?

– Oui ; la mort… Il y a tant desortes de morts !

M. de Salinis se levaitcérémonieusement, comme il le faisait toujours.

– Excusez-moi de vous quitter si viteaujourd’hui, dit-il, mais j’ai hâte de savoir si la températured’Anne-Marie n’a pas remonté ce soir. Il va être cinq heures.

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