Les Visiteurs

III

Quand Gilbert entra dans sa chambre, Inès futfrappée de la modification qu’il imposa soudain à sadémarche ; ce n’était plus ce pas rapide, assourdi, rasant lesol, auquel elle reconnaissait son approche, mais quelque chose delent et de solennel, comme si son beau-frère se fût chargé d’unobjet plus important que lui. Il eut, en avançant vers elle, legeste de la prendre dans ses bras et de l’embrasser, mais elle fitmine de s’éloigner de lui, et si peu marqué que fût ce geste, ilfut assez significatif pour que le jeune homme n’insistât pas etqu’il se contentât de serrer la main de sa belle-sœur avec unemollesse qui ne dissimulait pas son dépit.

– Ma pauvre Inès, s’écria-t-il d’une voixpathétique, nous sommes bien malheureux !

Il avait élevé la voix comme ceux qui veulentse faire clairement entendre ou qui essaient de persuader. Cen’était là ni son timbre, ni son attitude de tous les jours. Lapremière réaction d’Inès fut celle que détermine une hypocrisiebien avérée : dégoût et refus de toute adhésion. La gaucheriedes gestes de Chasteuil lui rappelait l’état vide et désordonné dusalon ; l’homme, comme la pièce, se trouvait en proie à desforces imprévues qui disposaient de lui tout nouvellement.Peut-être, pour saluer Inès, avait-il cherché le ton juste, sansl’atteindre. Les choses qui les séparaient aujourd’hui créaient unmalaise si imprévu que Gilbert en perdait son équilibre habituel.Il était comme ces acteurs qui apprennent un rôle et qui n’arriventpas à donner à leur diction un ton exact. Inès n’avait pas assezd’expérience pour démêler la vérité ; elle supposa queGilbert, bourrelé de remords, était revenu entièrement à sa femme,terrifié à la pensée de la perdre. Elle ne pouvait lire sur sonvisage que le travail de son angoisse, mais non le caractèreparticulier de cette angoisse.

– Je suis venue à ton appel, dit-elle,simplement.

– Je t’en remercie. Je ne pouvais pas telaisser ignorer la gravité de l’état d’Anne-Marie… Henriette étaitd’un avis contraire.

– De quoi se mêle Henriette ? fitInès avec irritation.

– Oh ! elle parlait ainsi dans tonintérêt ; elle trouvait inutile de t’alarmer, tantqu’Anne-Marie n’allait pas plus mal.

– Mais toi, qu’en penses-tu ?Considères-tu qu’elle est en danger ?

Les regards de Gilbert et d’Inès secroisèrent ; aucun d’eux ne céda tout de suite devant l’autre.Leur propre dualité les embarrassait, comme si elle eût juxtaposésur leurs corps deux costumes différents. Il était impossiblequ’Inès ne fût pas inquiète de l’état d’une sœur qu’elle avaittoujours aimée ; il était impossible cependant qu’elle ne seforgeât pas certaines idées au sujet de cette maladie. Aux yeux dela jeune fille, Gilbert demeurait plus obscur encore. Queressentait-il exactement ? Dans quelle proportion l’ancien etle nouveau Gilbert coexistaient-ils ?

– Nous saurons la vérité d’ici peu dejours, dit-il en reprenant sa voix normale. Ce sont des heures bienpénibles à passer… On donnerait beaucoup pour apprendre tout desuite ce qui va arriver…

Inès hocha la tête sans répondre. Elle était,elle, au point où l’on redoute tout renseignement. La vue deGilbert et son incertitude à son égard la troublaient ; elleaurait voulu s’endormir immédiatement, tout oublier, et ne seréveiller que longtemps après.

– Henriette soigne Anne-Marie avec undévouement incroyable, dit Gilbert. Je n’aurais jamais cru qu’ellel’aimât autant…

– Il me semble que tu t’occupes beaucoupd’Henriette. C’est ta dernière passion ?

Le sang avait monté aux joues d’Inès et luidonnait un air d’amazone offensée. Cette phrase avait suffi àl’arracher à son vœu de torpeur et lui remettait les armes auxmains.

– Il est curieux, ajouta-t-elle, sur unton de sarcasme, que tu ne m’aies encore posé aucune question surmoi, ni sur mon état de santé, que tu m’aies à peine parléd’Anne-Marie et que le nom d’Henriette soit déjà venu deux fois surtes lèvres.

– Je t’en prie, dit humblement Gilbert,ne vois là qu’un hasard. Je suis si troublé, si désorienté par toutce qui se passe… Il y a huit jours à peine, Anne-Marie était enparfaite santé, et maintenant…

– Es-tu bien sûr de cette bonnesanté ? Delphine n’est pas de ton avis.

Cette intervention de la femme de chambre ettout ce qu’elle comportait d’allusions aux propos qu’Inès avaitdéjà échangés avec elle, irrita Chasteuil. Il répliqua avecviolence :

– Anne-Marie ne se portait pas bien, eneffet, depuis plusieurs mois. Tu as pu le constater toi-même avantton départ. Tout le monde espérait qu’elle irait mieux ensuite.

– Toi aussi, j’espère, dit Inès avec unedouceur hypocrite.

– Je n’ai jamais désiré qu’Anne-Marietombât malade. Ai-je besoin de te l’apprendre ?

– Je l’ai toujours su. Tu es le meilleurdes maris.

Gilbert ne releva pas l’ironie de sabelle-sœur. Il continua avec brusquerie :

– Mais d’un état de malaise,d’inappétence, d’insomnie, de tristesse persistante, de…neurasthénie, en un mot, à une maladie peut-être mortelle, tul’avoueras, Inès, il y a loin…

Le mot mortelle agit sur la jeunefille comme la vue d’un serpent sur un enfant. Elle se raidit aveceffroi. Ses mains tremblèrent légèrement.

– Tu ne veux pas dire, Gilbert, que lesmauvaises… dispositions de ta femme aient été pour quelque chosedans cette pneumonie ?

– Il s’agit bien cependant, selon lesmédecins, d’un terrain préalablement miné, d’un tel abaissement dela résistance vitale que ta sœur n’a pu se défendre efficacementcontre les microbes qu’elle a attrapés.

– Ne me dis pas que nous sommes une descauses de cette maladie.

– Il ne s’est rien passé entre nous,Inès.

– Rien d’extérieur, veux-tu dire, oupresque rien, en effet. Mais ne viens-tu pas de sous-entendrequ’Anne-Marie souffrait d’un drame intime ? Quand tu parlesd’un terrain miné, ne s’agit-il pas exactement de cela ?

– Anne-Marie a été tourmentée toute savie, dit Chasteuil évasivement. Avant le mariage de ta cousineJeanne, quel roman n’a-t-elle pas bâti sur notre amitié ! Qu’ypuis-je ? Elle a toujours été épouvantablement jalouse.

– Toujours à tort, n’est-cepas ?

– Si elle a pu le devenir avec plus deraison, ce n’est peut-être pas à toi de me le reprocher.

Inès ne répondit pas. Elle baissa la tête.Elle voulait cacher l’onde de joie dont elle se sentaitenvahie.

À travers son anxiété, ses remords, sesterreurs, le poids de cette présence déjà funèbre, qui pesait surelle, Inès avait attendu en tremblant le mot, le signe, le gestequi témoigneraient que Gilbert demeurait le même et que la menacequi l’effrayait ne l’avait pas détaché d’elle. Elle eût crié sonbonheur à travers la maison dévastée par le chagrin etl’appréhension ; et l’idée seule de cette clameur dedélivrance l’épouvantait : il n’était pas possible que Dieu nese vengeât pas sur elle. Mais pourquoi, dans sa pensée la plusintime, Dieu prenait-il parti pour Anne-Marie ?

– Je ne demande pas à être heureuse,dit-elle tout à coup, rompant le silence. S’il faut des sacrificesau Seigneur, je les accepterai tous. Mais je ne peux supporterd’être séparée de toi. Voilà ; c’est tout.

Elle se tournait humblement versGilbert ; elle le regardait de ces yeux aveugles et dévorantsde la femme qui aime et qui, parce qu’elle aime, n’est plus. Ellele revoyait à travers ses souvenirs, ignorant des jours morts etdes émotions évanouies, si égal à soi-même qu’elle l’eût remercié,si elle en avait eu l’audace, en se prosternant à ses pieds, d’êtretoujours Gilbert Chasteuil. Elle n’imaginait rien de plusrayonnant, de plus beau, de plus définitif que cela : êtreGilbert Chasteuil, demeurer Gilbert Chasteuil. L’alliance de cesnoms, l’écho de ces syllabes l’étourdissaient comme un jazz,l’apaisaient comme une berceuse, l’enivraient comme une nuit detam-tam. Elle disait ces mots, tout bas, et la joie de vivrecoulait dans ses veines et elle s’anéantissait dans son cœur, àlui ; comme elle eût voulu le faire efficacement, avec lesursaut effréné de ses flancs, sous le poids de cette bouche et dece thorax.

– Moi aussi, dit Gilbert d’une voixsourde, j’ai pu mesurer ton absence. Cent fois, j’ai failli prendrele train et courir te rejoindre à la Garde. Comment ai-je eu laforce de résister à cette tentation ?

– Il est heureux que tu n’y aies pascédé. Que penserions-nous aujourd’hui ? Et si demain… Nousnous croirions des criminels…

Il faut donc se détruire ou détruire autrui.Ces paroles dures et cruelles plaisaient à Inès. Elles lareplaçaient dans l’atmosphère où elle vivait depuis trois mois etqui l’exaltait en la torturant. Le propre de la passion est dehausser la voix, de demander à toutes ses émotions un registre plussonore, de former un centre de violence exemplaire ; et sielle y échoue, elle préfère encore la simulation à la certitude desa défaillance. Il n’y a point d’amour sans une part decomédie.

– Nous ne pouvons plus penser à nous, ditInès. Il faut d’abord qu’Anne-Marie vive et soit sauvée.

– Cela seul compte, en effet.

Gilbert attendait une réponse ambiguë, unecontradiction qui eût eu l’air de l’approuver. Rien ne vint. Inèssemblait accablée.

– Comme tu es fatiguée ! dit-il.

Cette fatigue l’émouvait. Il retrouvait dansle visage au dessin classique de sa belle-sœur, dans ces yeuxparticulièrement larges, aux paupières saillantes, à l’irisétincelant, dans ce nez mince et droit, dont les sourcils sedétachaient en s’évasant et s’effaçaient sans terminer leur courbe,dans ces joues affinées, dans cette bouche au beau dessin, trèsanimée, aux coins si hardiment relevés qu’ils creusaient à leursangles deux riantes fossettes, tout ce qui l’avait séduit chezAnne-Marie, et même quelque chose de plus, non seulementl’inexplicable feu de la jeunesse, que sa femme commençait deperdre, mais encore un air d’intelligence et de malice qui luiavait toujours manqué. Il en arrivait à chérir en Inès une telleimage d’Anne-Marie qu’il s’en absolvait de le faire ; comme siMme Chasteuil, dans le cas où elle aurait eu lacertitude d’une trahison, aurait pu pardonner au coupable, puisqueau fond, il s’agissait toujours d’elle.

Si bien que, sans le savoir, Gilbert seprémunissait déjà contre la disparition possible d’Anne-Marie parle sentiment qu’il était impossible que sa mort fût tout à faitréelle. Inès demeurant, il ne s’agirait donc plus que d’unesubstitution mystérieuse, d’un échange tragique depersonnalités.

Si Chasteuil avait deviné qu’il pensait ainsi,il en eût éprouvé une véritable horreur à l’égard de soi-même, maisces sentiments se mêlaient si subtilement à ceux qu’il était dansl’obligation morale de ressentir, que les premiers en étaientcamouflés. Il pouvait donc, quand il rentrait dans la chambre de lamalade, s’inquiéter de bonne foi de son état, la soigner avecdévouement et trembler de la perdre. Cependant, tout au fond delui, il gardait le sentiment éprouvé par le voyageur atteint d’unelégère claustrophobie, qui est emporté dans un tunnel où toutl’oppresse et qui attend fiévreusement l’apparition de cetteblancheur qui lui annoncera sa délivrance. Mais Gilbert Chasteuilne donnait aucun sens à cette délivrance, non par hypocrisie, maisparce qu’il s’ignorait positivement, redoutant et désirant tour àtour ces deux hypothèses : la vie et la mort de sa femme.

Inès se taisait. Elle avait peur de tout cequ’elle aurait pu dire. Elle craignait de donner à Gilbert lesoupçon qu’elle ne partageait pas ses angoisses. D’ailleurs, rienn’aurait pu exprimer sa joie. Elle avait retrouvé Gilbert !Elle songeait à ces heures atroces passées à la Garde, chez lesBérage ; à ces heures où elle était comme arrachée à sa proprevie, incapable d’écouter ou de parler ; où elle se sentaitl’œil fixe, le cerveau confus, le cœur battant, comme inhibée parun stupéfiant, ne pensant même pas à l’homme qu’elle aimait, pasplus qu’elle ne réfléchissait sur elle, privée du sentiment et dela conscience de sa vie. C’était ainsi, supposait-elle, que setrouvait Zénith quand elle était absente.

Au bout d’un long moment, elle se hasarda àbriser ce silence fait de bonheur et d’effroi.

– Tu me parlais. Que disais-tu ?

– Que tu as mauvaise mine.

– Il me semble que cela va me passermaintenant. Cet exil chez les Bérage, ah ! je ne lerecommencerai pas pour tout l’or du monde ! Quoi qu’il puissearriver maintenant, je ne bougerai plus d’ici.

Gilbert hocha la tête en signe d’approbation.Lui aussi avait trop souffert de l’absence d’Inès ; du moins,en était-il sûr depuis qu’il la revoyait. Sa mémoireprécautionneuse tirait le rideau sur certains attraits quel’existence, – ou les ressources de son génie familier, – avait sului réserver entre temps.

– Il faut, que j’aille retrouverAnne-Marie. Elle s’inquiète dès que je ne suis plus là.

Il se leva et s’approcha de la jeune fille.Elle renversa la tête, tandis qu’il se penchait sur elle. Elle levit incliné, la bouche tendue, comme s’il hésitait sur le point oùla poser. Elle demeura passive, cette fois, désirante et confondued’indignation.

– J’irai voir Anne-Marie demain.

– Oui, oui, balbutia Gilbert. J’espèreque la nuit ne sera pas trop mauvaise et qu’elle pourra terecevoir.

Quand elle fut seule, Inès éteignit la lampe.Toute la nuit monta alors dans le cadre de la fenêtre, avecquelques feux épars et, ressuscitant l’eau dans un éclair tournant,le vaste éventail de Planier. Elle avait regardé si souvent celarge coup d’aile courant sur une mer endormie ou faisant crépiterla flammèche pâle des vagues que cette présence des hommes et de lalumière la rassura ; elle savait que ses vœux pour la guérisond’Anne-Marie étaient sincères, qu’elle ne désirait rien de plus quede retrouver cette intimité à cinq – oui, même avec Henriette, –qui avait fait, jusqu’à présent, le meilleur de sa vie. Avait-ellebesoin d’autre chose ? Non, non, que rien ne changeâtjamais ; que ce qui avait eu lieu continuât d’être ; quel’innocence d’une telle réunion ne connût aucun manquement, aucunerupture !

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