Les Visiteurs

XXXI

– Je suis très touchée que vous ayezpensé à me voir malgré votre chagrin, ditMme Bréodat, quand M. de Salinis entradans la petite pièce sombre, où elle se tenait et dont elle avaitessayé de faire tant bien que mal un salon.

M. de Salinis semblait tout mince etcomme amenuisé dans son vêtement de drap noir qui faisait ressortirla pâleur anormale de son visage et le bleu délavé de ses yeuxfroids.

Il l’embrassa avec tendresse, mais sansinsister comme il avait l’habitude de le faire. Puis il s’assitauprès d’une jardinière de tôle émaillée qui abritait uncaoutchouc. Ce caoutchouc, cette jardinière, tout cela causait àM. de Salinis une sorte d’horreur instinctive, mais iln’avait jamais osé le dire à Stéphanie, de crainte de la froisser.Ce jour, en signe de tristesse ou de fatigue, il acceptaittout : le caoutchouc, la jardinière et même le tableau deroses, accroché au mur, en face de lui, et qui lui donnait lesentiment d’un véritable outrage à la nature.

– Ma visite est peut-être intéressée,dit-il. Ne vous hâtez pas de ne voir en moi que le meilleur ;vous risqueriez d’être déçue.

– Vous ne m’avez jamais montré que labonté la plus exquise.

– Mes actes, en effet, sont peut-êtrebons, mais mes pensées… Les connaissez-vous ? Savez-vous cequ’elles cachent de sournois et de tortueux ? La bonté aussiest un moyen d’exploiter autrui : peut-être, le plussubtil.

Il parlait comme malgré soi, presqueindifférent à ce qu’il disait. Stéphanie n’osait pas l’interrompre,ni lui parler de sa fille. Ce calme l’étonnait.

– Je vous remercie de votre lettre,dit-il enfin. Elle m’a fait du bien. Vous avez du cœur. Je lesavais.

– Ce que est arrivé est tellementaffreux !

– Oui, mais dans un sens, je n’ai plus ày penser. Pendant des années, j’ai tremblé à l’idée que je pourraisperdre Anne-Marie. Maintenant, c’est fait. Si je perdais Inès, jecrois que je n’aurais plus aucune inquiétude à formuler.

– Et Henriette ?

– J’aime très peu Henriette. Je ne sensrien en elle de ce que je suis. C’est une nature brutale etpositive.

Stéphanie n’osa pas dire : « Etmoi ? » Après avoir tant repoussé M. de Saliniset s’être extrêmement méfiée de lui, elle s’apercevait maintenantavec dépit qu’après tout elle lui était plus attachée qu’il nel’était.

Avec sa finesse habituelle, il devina l’espècede déception qu’il causait à Mme Bréodat et lui ditdoucement :

– Mes propos doivent vous paraîtreétranges. Mais, quand on perd ceux que l’on aime, on pense aussiqu’ils évitent ainsi le chagrin d’assister à votre fin. Cetteperspective m’a rongé pendant des années et me rongera encore àcause d’Inès… Hélas ! pour vous, chère amie, je ne suis pasgrand-chose : un vieux monsieur, un peu maniaque, dontl’affection vous a toujours paru suspecte. Je ne dis pas que vousapprendrez ma mort avec plaisir ; mais elle ne changera, sommetoute, qu’une brève habitude de votre vie.

Ces paroles étaient sensées.Mme Bréodat essaya de protester.M. de Salinis ne l’entendait même pas.

Il revoyait le rite cruel des funérailles,dans la fête d’un jour de soleil insultant comme le sarcasme d’unbouffon. Des rayons de soleil se chauffaient aux dorures desplatanes, aux nids embroussaillés des chrysanthèmes jaunes etblancs. Un fossoyeur avait sauté dans la tombe pour recevoir lecercueil et lui faire sa place. À ce moment, un mouvement de colèreinsensée avait emporté M. de Salinis. Le monde lui avaitparu un abcès plein de pus et qui aurait dû crever. Il se tournavers ceux qui l’entouraient : Gilbert s’appliquait pourparaître désolé, comme s’il avait regroupé ses traits devant uneglace ; je ne sais quoi d’involontairement triomphantapparaissait sur le visage rond d’Henriette. Inès, blême et raide,fermait les yeux ; elle ne voulait plus rien voir. Derrière,les amis et les indifférents se pressaient comme des visiteurs.

– Il y a eu de bien mauvais moments, ditsimplement M. de Salinis.

– Vous vouliez me faire, disiez-vous, unevisite intéressée ?…

Au moment du départ d’Inès pour la Garde,M. de Salinis n’avait pas laissé ignorer àMme Bréodat les motifs de cette décision. À unequestion de la jeune femme, il avait répondu :

– Oh ! je ne crois pas qu’Inès aitpour son beau-frère autre chose qu’un béguin passager, uneamourette de jeune fille… Cela passera. Elle voit peu de monde,cette pauvre enfant, et surtout peu d’hommes. C’est une vraie maniechez moi que d’en attirer le moins possible : leur sociétém’est odieuse, dès qu’ils ne sont pas très intelligents…

Maintenant, il devait avouer son erreur :Inès paraissait profondément éprise de Chasteuil. Il racontarapidement la scène du serment exigé par Anne-Marie.

– Je ne peux douter, acheva-t-il, dudésespoir profond d’Inès, bien qu’elle soit fière, très secrète, etqu’elle ait horreur de toute exhibition sentimentale.

– Une parole donnée à une mourante, c’estgrave, dit Stéphanie.

– Oh ! oui, bien entendu… Le plusgrave est que ni Henriette, ni Gilbert n’ont pensé une seconde à nepas la tenir.

– Vous m’aviez dit que votre beau-filsaimait Inès ?

– Je commence à croire qu’il aime mesfilles, en général. Elles sont, pour lui, interchangeables.

– Il aurait pu refuser à sa femme decontresigner cet engagement.

– C’était lui avouer que ses soupçonsétaient fondés, la condamner à mourir dans le désespoir. Je supposeaussi que Gilbert s’était déjà détaché d’Inès.

– Pourquoi ?

M. de Salinis considéraMme Bréodat de ses yeux pâles, qui semblaient ne sefixer jamais sur rien.

– Une femme doit démêler, je pense, cesraisons de l’âme, – et des sens – mieux que nous. Nous autres,êtres grossiers, nous ne comprenons pas grand’chose à toutes cessubtilités.

Stéphanie entrevit que son vieil amisoupçonnait quelque chose qu’il ne voulait pas lui dire. Elle nedevina pas en quoi cela pouvait consister, ayant des vues trèsconventionnelles sur les choses de sentiment. Elle ne distingua pasdavantage l’ironie de M. de Salinis, quand il luiattribuait une finesse d’esprit dont il la savait privée. S’il laconsultait aujourd’hui, c’était pour voir si ses vues cadraientavec les siennes, car, s’il la savait naïve, il savait aussiqu’elle avait beaucoup de jugement.

Mme Bréodat hocha latête ; elle semblait s’assombrir à la fois sur l’indifférencede M. Chasteuil à l’égard d’Inès et sur son incapacité àrésoudre les problèmes posés par son vieil ami.

– Je ne vois toujours pas en quoi je peuxvous aider.

– Oh ! il s’agit de l’avenird’Inès !… Bien entendu, Gilbert va s’en aller. Il ira loger oùil voudra en attendant son mariage. C’est un peu effrayant,n’est-ce pas, de parler de cela, alors que le corps de notre pauvreAnne-Marie est à peine refroidi. Mais nous ne pouvons plus rienpour elle : Inès, seule, nous intéresse. Henriette va s’enaller aussi : ma sœur accepte de la garder auprès d’elle dansson château de Vaucluse. Maison nette. Je demeure seul avec mafille.

– Vous n’en êtes pas fâché, jesuppose.

– J’en aurais été heureux en d’autrescirconstances. Aujourd’hui…

Il fit, en frottant les doigts de sa maindroite, le geste familier de compter et de filtrer un sable trèsfin. Puis il ferma les yeux. Il entrevoyait une sorte de Paradissecret dans l’unique société d’Inès ; plus de relations, plusde visites ; les Chasteuil au loin ; tout son temps donnéaux serres ; et de temps en temps une visite àMme Bréodat qui lui ressuscitait les ombres de sesdésirs perdus. Tout cela ouaté, estompé, à demi hors de la viedéjà, une vieillesse qui s’en irait en fumée, entre des fleurs auxsenteurs lourdes et les deux derniers êtres qui le rattachaient aumonde des passions humaines. Puis, un jour, il cesserait de leurtenir la main, et il n’y aurait plus sur la terre rien quireprésentât Arthur de Salinis. Quelques années encore à attendre,et son souvenir lui-même serait volatilisé.

Mais avait-il le droit d’emprisonner Inès dansses derniers rêves, comme un amateur d’oiseaux met en cage unlophophore ou un paradisier ?

– Je garderai Inès auprès de moi. Quellesera sa vie ? Le destin d’Antigone ? Ce n’est pasgai.

– N’engagez pas l’avenir. Faites-lui, enattendant, la vie la moins solitaire.

– Elle est née solitaire, comme sa mère.Elle se taira sur son chagrin. Si je lui en parle, j’entretiendraisa plaie. Nous parlerons du temps, des jardiniers, des bêtisesqu’on lit dans les journaux, de la folie des États. Est-ce unesolution ?

– Si elle oublie Gilbert, elle aimera,peut-être, un autre homme. Mariez-la avec quelqu’un qui puisse vousremplacer un jour. Ne la laissez pas seule.

– J’ai peur qu’elle ne soit de celles quine se consolent pas et qui refusent un pauvre bonheur.

– Vous n’en avez pas peur. Vousl’espérez. Un jour, elle sentira elle-même la nécessité d’avoirquelque chose dans sa vie, un nom à répéter, un visage à regarder,même vieux, même maussade ; un homme à attendre – pour rien,parce qu’il faut bien attendre.

– Rien de plus, Stéphanie ?

– Chacune de nous a derrière ellequelqu’un qu’elle n’a jamais oublié, ni obtenu. On vit avec cesouvenir très lointain qui nous éclaire : ce n’est pas unflambeau, à peine une veilleuse. Cela s’éteint peu à peu avec nous.Bien rares sont celles à qui la vie a accordé davantage. Je connaisle destin des femmes.

M. de Salinis s’était levé, ilembrassait Mme Bréodat sur le front et cherchait àretrouver ses gants. Si la mère de Stéphanie avait vécu, sans douteaurait-il été pour elle ce pauvre lumignon, exilé dans les ombresde sa jeunesse. Quelle humiliation pour lui de penser que son Inès,si belle, si ardente, si éclatante, serait un jour toute pareille àMme Bréodat et à tant d’autres que les pauvres motsde son amie venaient d’évoquer à ses yeux ! Les visiteurs sontinnombrables dans les grandes heures claires ou sombres de lavie ; mais ils s’éloignent quand celle-ci dure trop longtemps.Alors la petite veilleuse tremblante prend tout son prix.

– Vous avez peut-être raison, dit-il.Encore un mot, Stéphanie : me considérez-vous comme un vieilégoïste ?

– Il n’y a pas de véritable égoïste.Chacun a sa façon de mal penser à autrui ; cependant tout lemonde y pense.

FIN

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