Les Visiteurs

IX

En entrant dans la première, – il y en avaitquatre, dont la plus haute contenait palmiers et bananiers, –M. de Salinis posa la main sur le bras d’Inès. Cette maintremblait imperceptiblement. Depuis la maladie d’Anne-Marie,M. de Salinis n’avait rendu aucune visite à sesfleurs : il lui était intolérable de les aborder avec un cœurcontracté par l’angoisse et le chagrin. Il savait que rien ne doittenir l’air de cristal où elles s’épanouissent. En entrant,l’esprit apaisé, il avait le trouble secret d’un homme épris quicourt à un rendez-vous.

L’odeur spéciale aux serres lui apportait,chaque fois, la même ébriété ; l’habitude n’usait pas sonplaisir. Ce mélange de chaleur, d’humidité lourde et pénétrante,ces parfums d’eau, de mousse, de terre, de vanille, ce flottementdans l’atmosphère de quelque chose de primitif et d’exotique, cetapport d’allusions à la préhistoire et à l’Équateur, ce dépaysementphysique et moral, voilà ce qu’il retrouvait avec un véritablebonheur.

Quand il pensait à la mort, il sedisait : « Un jour, je ne passerai plus la porte d’uneserre… » La vie, c’était pour lui ce grand bouquet tropical,presque inaccessible, qui vous enveloppe de sa touffeur et que l’ondésire avec d’autant plus de force que sa pleine possession estimpossible : impossible, puisque la minute qui vous arrache àelle suit immédiatement celle où elle vous avait paru touteproche.

Il disait « mes » serres, comme ildisait « mes » filles, avec le même amour, avec la mêmefierté. Ce n’était pas qu’il s’occupât d’elles d’une façonpersonnelle. S’il connaissait assez bien la botanique, il laissaità ses jardiniers tous les soucis de la culture.

Enfants et fleurs se rejoignaient sans doute,chez lui, au fond du même domaine affectif, dans cet humus profondde la personnalité où les racines de nos émotions et de nossentiments se ramifient, se contaminent, s’effleurent ets’influencent. Aux unes et aux autres, pensait-il, il eût sacrifiéle reste de sa vie. Ce n’était pas tout à fait vrai. Si un choixs’était imposé à lui, il se fût montré plus libéral à l’égard deses serres ; non certes qu’il les préférât à Anne-Marie, àInès et à Henriette ; mais elles lui donnaient plus debonheur. Peu de surprise avec les plantes ; elles sedéveloppent dans un monde de lois harmonieuses ; elles ne nousdemandent pas de supporter le contre-coup de leurs algarades et deleurs drames ; elles vous associent à cette béatitude qui esta leur, à cet éclat qu’elles communiquent à vos pensées. Elles serenouvellent sans cesser d’être stables ; elles seuleséchappent à ce tissu de sombres horreurs qui forme le destin desêtres organisés. Qui les a choisies pour amies n’a rien à redouter.Elles nous donnent intarissablement tout ce qui leur appartient ettout ce qu’on attend d’elles. Elles nous inspirent un amour à lafois physique et pur. Et même si on en aime des milliers, cesmilliers n’en font jamais qu’une. Mais leur présence estindispensable à cet amour : un être mort ou absent n’est pasabsolument perdu pour nous ; on le recrée par la fidélité, parl’amour, par l’effusion du cœur. Une rose qui n’est pas sous nosyeux n’est plus.

De grandes touffes luisantes et encore seméesde gouttes d’eau ; des fougères ; des crossesrecroquevillées ; les nidulariums qui rayonnent autour d’uncœur de pourpre ; des filaments qui se terminent enpapillons ; les camélias roses et blancs dont la pulpe sembleà la fois friable et charnue ; des diffenbachiasmagnifiquement maculés d’ivoire ; les columnéas, qui portentdes doigts gantés de sang ; les codeciums aux feuillesétroites, tachées de rose vif ; d’innombrables œillets, toutsemblait plus beau à Inès quand son père le regardait, comme si lesvégétaux éprouvassent mystérieusement les effets de son amour oucomme si lui seul fût capable d’éveiller l’intérêt et l’attentionde sa fille.

Quand elle le suivait ainsi dans son domaine,elle le sentait rapproché d’elle, plus familier, plus humain.Parfois, il s’éloignait de nouveau, devenait distrait presqueindifférent. À ce moment, les propos d’Henriette lui revinrent àl’esprit et la blessèrent. Elle voulut obtenir la confirmation duchagrin que la maladie d’Anne-Marie faisait éprouver àM. de Salinis.

– Je suis heureuse, dit-elle, de te voirmeilleure mine. Tu es moins pâle et moins abattu aujourd’hui. Celam’angoisse que tu sois si sensible à notre santé.

Mais quand M. de Salinis sepromenait parmi ses plantes, il avait horreur qu’on lui rappelâtles ennuis qu’il pouvait avoir ailleurs.

Il répondit presque brutalement :

– Pourquoi reparler de cela ?Anne-Marie est perdue ou sauvée, mais nous ne le savons pas. C’estcette anxiété qui me tue.

Inès insista presque cruellement :

– Tu nous aimes trop, dit-elle.

Il s’arrêta rêveusement, se pencha pourrespirer l’odeur particulièrement délicate qui s’élevait d’unrosier.

– Aime-t-on les gens ? Aime-t-onquelqu’un ? C’est un problème difficile à résoudre.Quelquefois, je me prends à penser, le soir, que vous êtes mortestoutes les trois. Que deviendrais-je alors ? J’essaie de mereprésenter ma vie… Eh bien ! je sais une chose : je nemourrai pas de chagrin. Alors, en quoi consiste cet amour que nousportons aux autres ?

Il marchait à petits pas, regardant chaquefloraison d’un œil attentif et réfléchi.

– Et d’ailleurs, pour moi, Anne-Marie estdéjà à moitié perdue. Une fille que l’on cède à un autre homme estpresque une morte pour son père. Qu’aura-t-on d’elledésormais ? Une comédie d’affection. Anne-Marie ne tient qu’àGilbert. Elle nous verrait tous disparaître d’un œil parfaitementsec. Au moins, mes fleurs, je ne les partage avec personne.

Jamais Inès n’avait entendu son père parleravec cette liberté impitoyable ; elle regrettait de l’avoirinterrogé. Elle voulait entendre un peu de vérité ; il lui enarrivait trop. Cet homme, prudent dans ses paroles, ménager de sesintentions, ne semblait justement si retenu que par peur d’en tropdire, s’il se laissait aller à sa lucidité cruelle.

Il reprit sombrement :

– Toi aussi, tu te marieras.

– Je n’en prends pas le chemin.

Il la considéra avec une violencemuette ; de nouveau, sa pensée invisible apparut à l’espritd’Inès. M. de Salinis la regardait en pensant :

« Si Anne-Marie meurt, tu épouserasGilbert – et tu l’aimeras du même amour que ta sœur, – d’un amourpresque animal… »

– Tu dis toi-même, père, qu’au fond tutiens bien peu à nous.

M. de Salinis parutsurpris :

– Ai-je dit cela ?… Non. Tu ne m’aspas compris. Pourquoi s’expliquer ? Je t’ai dit que si vousmouriez toutes les trois, je continuerais cependant à vivre.Crois-tu que cette idée ne me torture pas ? Je préféreraiscent fois vous suivre dans la tombe. Je sais hélas ! que je nepourrais pas le faire. Et cependant, je ne tiens plus àgrand’chose. Sais-tu, Inès, ce qui nous rattache à la terre ?Ce sont les infiniment petits de la vie : ce qui reste quandtoute espérance est morte.

– Père, dit Inès, vous vous faites plusdétaché que vous n’êtes. Vous jouez avec nous à l’ascète. Quefaites-vous alors de Mme Bréodat ?

M. de Salinis s’arrêtabrusquement ; il rougit légèrement et parut ou gêné ousurpris.

– Ah ! dit il, avec lenteur, tuconnais Mme Bréodat ? Oui, c’est une amie demoi. Je vais la voir de temps en temps. C’est une illusion quej’entretiens.

– Vous rend-elle heureux ?

– Tu te trompes sur mes intentions, Inès.Je ne demande à Stéphanie aucun bonheur. Elle ne pourrait pas me ledonner d’ailleurs. Non, une illusion, te dis-je, et rien de plus…Elle a une peau ravissante, une certaine culture… Pourquoi sepriver de tout ? Qui t’a parlé d’elle ?

– Je l’ai rencontrée, un jour, avec toi.Tu la regardais d’une certaine manière. J’ai tout compris.

– Non, tu n’as rien compris. Ce n’est pasce que tu supposes. Mais j’ai besoin de voir cette femme…

Ils entraient dans une autre serre :celle des orchidées. La chaleur y était plus lourde encore et plushumide. On voyait retomber des planchettes de liège, accrochées autransparent plafond, des ailettes, des bourses vernissées, desphalènes, des masques, des becs aigus d’oiseaux, des croix nacrées,des sources à filets dégoulinants, des moulinets veineux, despoupées dansantes, des spectres de feuilles mortes, des outresvelues, des chiffons de dentelle, des insectes, des astres.

– Comme la vie est calme ici, ditM. de Salinis.

Inès soupçonna que Mme Bréodatdonnait à son père la même impression ; il était évident qu’ilne l’aimait pas comme elle l’avait cru ; mais elle lui offraitje ne sais quoi qui correspondait peut-être dans l’ordre humain auspectacle que lui présentaient les étranges créatures groupées ici.Aucune de ses filles ne lui rendait la même paix ; leurspassions empoisonnaient son atmosphère.

Mais dans la serre des orchidées, la jeunefille ne retrouvait pas sa sérénité. Elle venait de s’arrêterdevant un massif. C’était là que, trois mois auparavant, Gilbertl’avait embrassée ; au même moment, Anne-Marie, qui devait lessuivre, avait brusquement ouvert la porte. Inès et son beau-frères’étaient si vite séparés qu’il était presque impossiblequ’Anne-Marie les ait vus ; du moins, Inès, le pensait-elle.Cependant, c’était au lendemain de cette rencontre que la jeunefemme avait fait une première scène violente à sa sœur, puis à sonmari, suivies d’autres si nombreuses que, sur le conseil deM. de Salinis, Inès avait dû se réfugier chez les Bérage.Anne-Marie avait-elle deviné ce qui se passait entre Chasteuil etsa sœur, ou bien, ne s’étaient-ils pas éloignés l’un de l’autreassez rapidement pour que Mme Chasteuil n’eût passoupçonné le motif de leur désarroi ? Quoi qu’il en fût, laprincipale péripétie du drame avait eu lieu ici. Inès se sentaitmal à l’aise pendant que son père célébrait la beauté de sesfleurs, ainsi que l’adresse et la conscience de son jardinier,Fortuné, qui avait des dons de savant.

– Je voudrais bien que tu demandes àAnne-Marie de la voir aujourd’hui puisqu’elle va mieux. Si jecharge Henriette de cette démarche, qu’arrivera-t-il encore ?Et il vaut mieux ne pas mêler Gilbert à tout cela.

– Est-ce pressé ?

– Que pensera Anne-Marie si elle ne mevoit pas ? Après tout, elle est libre de refuser ma visite.Mais moi, je ne peux pas agir autrement.

– Tu as raison. J’y vais tout desuite.

Il en voulait à sa fille de troubler cetteheure heureuse obtenue à grand’peine, et de le ramener à desconflits qui l’exaspéraient. Mais Inès avait jugé bon de coupercourt à ces interminables stations devant des fleurs qu’elle avaitvues cent fois. Les rapports des hommes seraient peut-être plusfaciles si on connaissait l’art de les synchroniser.

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