Les Visiteurs

XX

À la fin de la journée, la températured’Anne-Marie atteignait de nouveau près de 40°. Une sorte detorpeur douloureuse accablait la maison tout entière. C’était commeune végétation d’angoisse et d’ennui qui recouvrait les murs,envahissait les escaliers, les corridors, se collait aux carreauxdes fenêtres ; quelqu’un, qui fût entré dans le château sansrien savoir eût deviné sa présence insolite en franchissant leseuil.

La journée, cependant, avait été assezbelle ; un soleil visible, mais décoloré, avait laissé traînersur les feuilles, sur les buis des allées, sur les vitres desserres de longs plumets transparents, couleur de sable et depollen. Les dernières abeilles tournaient en rond autour d’unbosquet de néfliers en fleurs, dont les fleurs étaient d’ivoirejauni et les feuilles côtelées, recouvertes d’une charpie végétale.Leur odeur mielleuse se mêlait aux rayons moelleux du soleil, commesi elle en fût l’émanation.

M. de Salinis s’était promené dansle parc. Il avait déjeuné seul en face d’Inès et de Gilbert.Henriette n’avait pas voulu quitter la chambre d’Anne-Marie où ellesecondait Mme Rouzeau.

Ce repas lui avait laissé une impressionbizarre et gênante. L’aspect fatigué de sa fille semblait répondreà celui de son gendre. Ils évitaient de se regarder ou de separler. Leur mutuelle présence les gênait visiblement.L’aggravation inattendue de l’état d’Anne-Marie expliquait bien deschoses : pas toutes peut-être. M. Salinis y pensait avecinquiétude ; mais il ne se posait aucune question.

M. de Salinis tournait autour desserres ; il n’avait aucun désir d’y entrer ; il savaitque de longs jours il n’y pénétrait plus. Il apercevait entre lesvitres bleuâtres des ombres qui s’allongeaient, fougères,chrysanthèmes, népenthès avec leurs longues gourdes retombantes,pandanus, bananiers. Tout cela lui apparaissait dans ce demi-jour àjamais crépusculaire où l’on conserve le souvenir des Paradisperdus.

Il remonta derrière le château, dans ladirection du bois de pins qui gravissait la colline. Ses piedsglissaient sur les aiguilles feutrant le sol. Rien ne remuait. Desperles aromatiques de résine scintillaient sur le tronc des arbres,à côté des écailles soulevées. Une fois de plus,M. de Salinis savait qu’Anne-Marie allait mourir. Quedeviendrait-il ? Inès épouserait Gilbert. Cela serai l’affaired’un an ou de dix-huit mois au plus tard. Comme les pauvres êtreshumains s’effacent vite de la terre ! Cette pensée étaitodieuse au vieillard. Lui-même se comparait parfois à un embaumeur.Il n’avait oublié ni sa femme, ni cetteMme Livernois, dont Stéphanie Bréodat lui rendaitla présence toujours sensible, ni deux ou trois autres personnesdont il avait été plus ou moins épris. Il ne trouvait passurprenant qu’elles fissent bon ménage dans sa mémoire, ni qu’ellesy fussent associées. Il croyait parfois que leurs images luivenaient d’elles-mêmes, comme si à force de les évoquer, il leurrendît une force d’action, un pouvoir de transmission. Il secomplaisait dans ces pensées qui ne l’attristaient point, qui lerassuraient même contre l’idée de la mort. Anne-Marie allaitquitter ce monde pour se mêler aux fantômes légers qui hantaientl’esprit de son père. Déjà, il les présentait les uns auxautres.

La nature de M. de Salinis n’étaitpas exactement celle d’un fataliste. Il réagissait constamment pourmaintenir sa vie intérieure dans l’état où il souhaitait latrouver. Mais il se sentait sans énergie contre les poussées dumonde extérieur. Que pouvait-il pour arracher sa fille à lamort ? Pour empêcher Gilbert de lui enlever Inès ? Detoute façon, celle-ci lui serait ravie. Il le savait. Il avaitl’expérience des transformations qui bouleversent, après leurmariage, les jeunes femmes aimantes. Il verrait Inès se détournerde lui comme Anne-Marie l’avait fait. En apparence, il n’avaitaucun reproche officiel à adresser à celle-ci. Mais tout étaitdevenu cérémonie, usage, rite familial, habitude : l’élan n’yétait plus. Anne-Marie, si elle l’avait pu, aurait donné la vie deson père pour prolonger d’un jour celle de son Gilbert.

Il était parvenu à un petit chemin de la côtequi contournait la colline et d’où l’on dominait la mer et la plagedu Prado. Il s’asseyait parfois avec sa femme, dans leur jeunesse,sur le banc où il vint s’asseoir. Catherine était morte ; lebanc s’était écaillé. Un point, c’est tout. Pour le reste, rienn’avait changé. Où était Catherine ? Chaque philosophie,chaque religion lui offrait une perspective différente.

Selon son humeur du jour, il inclinaitsuccessivement à l’immortalité catholique, au néant, à lamétempsycose, à la migration des âmes. Ce soir, il souhaitait quetout fût à jamais fini. Si Catherine reparaissait devant lui, commela conversation serait embarrassée ! Ils auraient trop dechoses à se dire ; ou plus aucune. L’habitude seule crée unlien entre les êtres. Catherine était morte depuis dix ans :Anne-Marie avait alors seize ans ; Inès, treize ;Henriette, dix. Pourquoi ne s’était-il pas remarié ? Par amourpour ses filles ? Par esprit de fidélité à la morte ?Sans doute aussi par goût de l’indépendance.Mme de Salinis qui avait l’esprit positif etréaliste blâmait les dépenses de son mari. De son vivant, elled’était toujours opposée à son projet d’établir dans le parc desserres trop coûteuses. Il lui avait obéi par docilité et pour nepas lui faire de peine. Quand elle mourut, son premier acte avaitété de convier un jardinier et un constructeur. Une autre femmeaurait eu sans doute les mêmes vues pratiques que Catherine. Ilavait été un bon mari pour elle ; il l’avait aiméesincèrement. Mais maintenant que le meilleur de sa vie lui étaitarraché, il n’aurait plus d’autre loi que la sienne et ils’abandonnerait à ses fantaisies ou à ses chimères. Tel avait étéle véritable motif de son célibat persistant. Cependant ilcontinuait à jurer à ses filles qu’il s’était sacrifié à elles.Elles le croyaient ; cette pensée leur était agréable.

Un mur d’un gris pâle avait barré la route dusoleil ; une légère frise de couleur groseille courait à sonsommet. Au-dessus montaient des volutes roses en forme de plumes,d’écharpes ou de flèches. Pas un soir ne ressemblait à unautre ; pas une femme ne ressemblait à une autre ; etcependant tous les soirs étaient pareils, toutes les femmes,semblables.

M. de Salinis se leva ; le pireétait en route vers lui, et non seulement la mort de sa fille, maistout ce qui accompagne la mort : cette épouvantable suited’actes dont chacun est un calvaire et qui est peut-être moinsintolérable la première fois que les autres, parce qu’on n’a pascommencé encore d’en expérimenter toute la progressive horreur etd’en prévoir le développement.

M. de Salinis redescendit vers lechâteau. L’angoisse s’emparait de nouveau de lui ; il nevoulait plus rien savoir, ni rien entendre. Il s’enfermait dans sachambre. Il essaierait à force de silence et d’immobilitéd’engourdir sa pensée, d’organiser une sorte d’hivernage comme lesours et les marmottes : on verrait ensuite.

Devant le perron, il croisa Inès qui sortait.Il fit quelques pas avec elle dans la grande allée de platanes quidescendait jusqu’au portail.

– Le docteur Gombert est venu, dit-elle.Il ne sait à quoi attribuer cette rechute. Il la considère commeimprévue. Le pire est que, cette fois-ci, Anne-Marie a cesaccidents cardiaques que redoutait le docteur Mazoullier.

– L’as-tu vue ?

– Qui ?

– Ta sœur.

– Dans l’était où elle est, veux-tu queje lui donne une émotion de plus ?

– Gilbert est-il avec sa femme ?

– Je l’ignore. Je ne l’ai pas aperçudepuis le déjeuner.

M. de Salinis devina à l’âpreté del’accent l’amertume de sa fille. Il se souvint du malaise quirégnait pendant le repas. Y avait-il un lien entre ce malaise et larechute d’Anne-Marie ? M. de Salinis écarta cettepensée avec ennui. Il ne saurait jamais rien. D’ailleurs à quoi bonsavoir quelque chose de plus ? Ah ! pouvoirdormir !

Et malgré ce dernier vœu, si sincère qu’ilfût, il insista avec impatience :

– Qu’as-tu donc, Inès ? Voyons,Inès, qu’as-tu aujourd’hui ? Tu sembles désemparée.

– Quelle question ! L’étatd’Anne-Marie…

– Nous sommes seuls, ma petite. L’étatd’Anne-Marie n’est pas ce qui te préoccupe le plus au monde.

– Quoi donc, alors ?

– Le sais-je ? Je ne te demandeaucune confidence. On en fait toujours trop. Mais tout est siétrange autour de nous ! Cette maladie capricieuse, cetteHenriette qui ne quitte plus sa sœur, alors qu’au fond elle l’aimefort peu, ce Gilbert…

– Pourquoi Gilbert ?

– Ce garçon est extraordinaire. Il estallé en ville, cet après-midi. Mais je le croyais rentré.

– Comment sais-tu qu’il est allé enville ? demanda Inès, d’un ton violent.

– Justinien me l’a dit.

Ils remontèrent vers le château.M. de Salinis alla se coucher et déclara qu’il ne voulaitpas dîner. Gilbert ne rentra qu’à sept heures ; il avait l’airexcité et mal à l’aise, ainsi que ceux qui ont bu trop d’alcool etqui n’en ont pas l’habitude. Inès n’osa pas s’enfermer dans sachambre comme son père. À huit heures, elle descendit dans la salleà manger ; peut-être espérait-elle s’y trouver seule avecGilbert. Mais Henriette s’y montra avant lui. Justinien apportaitdéjà le potage quand Chasteuil se mit à table. Sa femme ne l’avaitpas reconnu. Il en était très affecté. Pendant tout le repas, il nefut question que d’Anne-Marie. Le docteur Mazoullier devait revenirle lendemain matin. Quel serait son avis ? Henriette nequittait des yeux Gilbert que pour examiner sa sœur. Inès sedemandait pourquoi son beau-frère était allé en ville où rien nel’appelait. Était-ce pour la fuir ? Elle écoutait laconversation sans rien dire. Il lui fallait cependant voir Gilbertà tout prix. Il n’était pas possible qu’il l’évitât encore…

Mais quand Henriette se leva de table pourrejoindre sa sœur, Gilbert déclara qu’il l’accompagnait. Inès futun geste pour le retenir. Mais il passa devant elle sans laregarder. Elle laissa retomber sa main.

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