Les Visiteurs

XII

Le lendemain, Inès, après le déjeuner,s’étendit. Sa discussion avec Gilbert avait eu l’infortune pourrésultat. Elle regrettait à la fois ses reproches et ses silences.Elle lui demandait pardon en esprit de ses colères et reprenaitpourtant la discussion, mot par mot, afin d’avoir raison de lui.Tout luttait en elle : son amour-propre blessé, sa jalousie,sa tendresse, sa méfiance ; ce désir physique enfin quifaisait d’elle tantôt une esclave et tantôt une révoltée.

Elle commençait de somnoler quand on frappa àla porte. Delphine venait avertir Mademoiselle que M. Béragedemandait à la voir ; jamais visite n’avait été plusimportune ; comment fermer sa porte à quelqu’un qui vous areçue trois mois chez lui ?

Inès se lava le visage, baigna d’eau de roseses yeux fatigués, colora ses joues et ses lèvres ; puisencore brouillée de sommeil interrompu, elle descendit ausalon.

Manuel Bérage y marchait de long en large,vêtu en joueur de golf : veste à carreaux, ouverte sur unchandail gris ; culotte bouffante ; bas écossais. Trapu,les épaules lourdes, le teint balafré de rouge par le soleil et levent, une épaisse boucle de cheveux gris roux massée sur le front,les yeux enfoncés sous l’arcade sourcilière ; il avait l’aird’un gentleman-farmer. Cela lui donnait je ne sais quoi deplaisant et d’insolite, l’aspect d’un acteur de vaudeville quiprend aux sérieux son rôle de paysan du Danube.

– Votre dernière lettre nous a beaucoupinquiétés, dit-il, en serrant vigoureusement la main deMlle de Salinis. Yolande m’a envoyé enémissaire…

Comme tous les solitaires, Manuel Béragementait mal. L’habitude de la société, seule, nous permet de lefaire avec aisance, grâce à un entraînement inoffensif etquotidien. Inès le connaissait assez pour démêler son imposture.Elle répondit avec une douceur hypocrite :

– Je suis désolée d’avoir angoisséYolande. Mon arrivée a coïncidé avec une amélioration d’Anne-Marie.J’ai écrit cette lettre dans un premier affolement ; lelendemain, la température avait sensiblement baissé.

– Je suis sûr que la joie de vous revoiraura fait le plus grand bien à Mme Chasteuil.

– C’est certainement cela, eneffet ; vous tombez tout à fait juste. Mais que voulez-vousboire, mon cher Manuel ? Il est trop tôt pour prendre du thé.Un whisky, peut-être ?

C’était une mauvaise inspiration. Quand il eutabsorbé beaucoup de whisky et très peu de soda, Manuel reprit sonassurance ; il en reprit même trop, car il dit aussitôt à lajeune fille :

– Inès, il faut que je vous avoue lavérité : depuis votre départ, ma vie est un enfer.

– Depuis mon départ ? Mais je vousai quittés lundi et nous sommes jeudi. L’enfer va vite avecvous !

Manuel Bérage avait le tic de se mordre lesdoigts tout autour des ongles ; il les mordait jusqu’ausang ; il devait même parfois sortir son mouchoir pour s’enenvelopper le pouce ou l’index. À ce moment, il tira si violemmentsur son épiderme qu’il en arracha un lambeau.

Inès, qui avait de l’amitié pour lui, prit samain :

– Je vous en prie, Manuel, interrompez cecarnage. De grâce, ne vous martyrisez pas ainsi !…

Regardant son doigt où le sang perlait, ilhochait doucement la tête :

– Voici le premier mot amical quej’entends depuis lundi. Je pourrais prendre un couteau et medépecer devant Yolande qu’elle ne s’en apercevrait même pas.

Bérage avait une certaine outrance verbale parlaquelle il exagérait ses moindres propos. Il ne disaitjamais : « Je vous attendais… », mais « jesèche sur pied depuis bientôt deux heures », ou « Jecommence à comprendre l’anthropophagie… » plutôt que d’avouerqu’il eût faim.

Inès lui dit doucement :

– Manuel, vous n’avez pas fait troisheures de chemin de fer pour vous plaindre de Yolande. D’ailleurs,parce que cela n’a rien de nouveau.

– Excusez-moi. Oui, c’est vrai, je suisun radoteur, un raseur, un obsédé. Mais, après votre départ, j’aivu plus que jamais à quel point j’étais seul au monde. Pour mesfilles, leur mère seule compte ; à leurs yeux, moi, je ne suisrien. Que leur ai-je fait pour qu’elles me méprisent à cepoint ?

– Mais Yolande ne vous méprise pas,Manuel ; seulement vous avez une nature exigeante, excessive,et Yolande est sans désir, heureuse de tout ce qui lui arrive. Nedramatisez pas une situation dont le seul défaut, à vos yeux, estde ne pas être dramatique.

– Votre indulgence en juge ainsi… Maismoi, j’apprécie maintenant le bienfait d’avoir vécu près d’un êtrequi vous comprend, qui vous estime, qui s’intéresse à vous. Quandnous causions ensemble, je me sentais soutenu… Depuis, c’est denouveau le désert…

Inès s’énervait. Elle a fait l’impossible pourdéjouer cette déclaration. Comment l’interdire à quelqu’un qui apris le train pour s’en délivrer ?

– Je ne demande pas grand’chose à la vie,reprit Manuel, j’aime mon métier. (Lequel ? pensaInès.) Je suis un artiste avant tout. Mais un artiste a besoind’encouragement. Aux yeux de Yolande, je n’ai aucun talent ;je ne suis même pas un amateur ! J’alignerais des soldats deplomb sur la table de la salle à manger qu’elle considérerait cetteoccupation du même œil que mes aquarelles, mes romances, messonnets. C’est désespérant. Vous, au moins…

Inès pensait : « Si Gilbertentendait Manuel, ne dirait-il pas que je suis, moi aussi, unecoquette et que j’ai tout fait pour rendre ce pauvre diableamoureux ? Ne me reprocherait-il pas de lui ressembler ?Ou, plutôt, ne suis-je pas injuste à son égard ? C’est vraique je me suis intéressée à Manuel, – ou que j’ai feint de lefaire. Par pitié, je l’ai persuadé que ses pauvres essais n’étaientpas sans valeur ; qu’il aurait tort de s’interrompre ;qu’il y trouverait un but… Par pitié ? Ou pour lui montrer queYolande était indigne de sa tendresse ; pour prendre unegrande place dans son esprit et dans son cœur ; pour luilaisser le souvenir d’un être extraordinaire, supérieur à tous ceuxqu’il avait connus – et surtout supérieur à sa femme, qui estcependant ma meilleure amie ? Maintenant ce bel édifice defatuité s’effondre sur ma tête… Et je suis impitoyable pourGilbert… »

– Quand Anne-Marie sera guérie, Inès, jevous en conjure, revenez à la maison. Je ne peux plus vivre sansvous. Je n’ai d’autre intérêt que votre présence, votre amitié…

– Y pensez-vous, Manuel ? EtYolande ?

– Mais Yolande est ravie que vous soyezlà ! Yolande ne peut pas être jalouse de vous, puisque je nesuis rien à ses yeux.

Inès tressaillit imperceptiblement. Gilbertdescendait l’escalier. Elle était bien sûre qu’il avait dû lachercher dans sa chambre. Maintenant il explorait la maison. Par lafaute de cet imbécile, elle avait perdu l’heure qu’il aurait passéeavec elle, cette heure unique où, réconciliée avec lui, elle luiaurait demandé pardon de ses paroles injustes de la veille, tout enl’accablant de nouveau.

Elle entendit les pas de Gilbert traverser lehall ; la porte se referma. Il se promènerait seul dans leparc ; ou peut-être même « descendrait-il » en ville(comme on dit à Marseille). Elle fut frappée de désespoir. Quand lereverrait-elle ?

Manuel Bérage parlait toujours.

– Pourquoi ne voulez-vous pas venir faireun nouveau séjour chez nous ? Oh ! moins long, bienentendu ! Je n’entends pas vous arracher à votre père. On abesoin de vous partout, Inès. Vous ne savez pas ce que vous êtespour les êtres qui vous aiment… Depuis cinq jours, le soleil ne selève plus chez nous. Le soir arrive et je me dis : « Iln’y a pas eu de lumière aujourd’hui. Ce sera la même chose quand jeserai mort et pourri sous la terre… » Je vous aime tant ettant, Inès !

Cette frénésie attristait la jeune fille etlui remuait le cœur. On pouvait donc l’aimer ainsi ! MaisGilbert, comment l’aimait-il ? Elle sentait en lui je ne saisquoi de fuyant, d’artificieux, d’égoïste, et non pas cette rudefranchise, le brutal abandon de Manuel Bérage à ses sentiments.

– J’avais fait quelque chose pour vous,une petite aquarelle d’après votre chambre. Je voulais vous laporter. Et puis Yolande s’est tant moquée de moi que je n’ai pasosé.

– Elle a eu tort. Cela m’auraitcertainement fait plaisir de l’avoir.

– Oh ! que vous êtes bonne, Inès.Demeurez toujours compatissante, toujours amicale… Maisl’autre, l’autre…

Il tira sur un morceau de peau avec une tellerage que deux fois le lambeau lui échappa et qu’il dut se remettreâprement à l’ouvrage pour l’avoir, puis il le mâcha aveccolère.

– Je vous enverrai mon tableau par laposte, conclut-il alors. Il faut que je m’en aille, je ne partiraipas sans avoir votre promesse. Huit jours, quinze jours, ce quevous voudrez… De grâce, ne me laissez pas seul avec Yolande. Sansquoi, on risque, un jour, de me trouver pendu derrière la porte dela grange. Vous vous souvenez, je vous ai montré le clou qui y estplanté : c’est le plus beau que j’aie jamais vu.

Inès promit. Elle avait hâte qu’il partît.Gilbert traversait de nouveau le hall, remontait l’escalier. Ellebrusqua les adieux sous le prétexte que sa sœur avait besoind’elle. Elle s’élança ensuite sur les traces de sonbeau-frère : peine perdue ! Elle l’entendit qui rentraitdans la chambre d’Anne-Marie.

Alors elle se rassit dans le fauteuil dusalon ; elle n’avait plus rien à faire jusqu’au soir.

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