Les Visiteurs

II

Un courant d’air froid se glissa dans lachambre et vint jusqu’au lit d’Anne-Marie : elle frissonnasous ses couvertures. Le moindre mouvement faisait courir à traverssa peau brûlante un pétillement glacé. Celui-ci se prolongea pluslongtemps que les autres. La malade devina plutôt qu’elle necomprit que son mari avait quitté la chambre.

Elle fit un effort mental pour appelerl’infirmière qui se tenait immobile dans un angle de lapièce ; mais tout geste, toute parole lui causaient uneimmense fatigue. Une masse de plomb se déplaçait lourdement entreles parois de son crâne ; si elle essayait de lever la tête,cela devenait intolérable. Tous les os en semblaient brisés. Elles’abandonna de nouveau.

Curieux état que le sien : rien ne luiappartenait plus ; tout lui était indifférent. Ce feu quirôtissait ses joues, ces passages de source pétrifiante le long deses membres, cette fracture de ses tempes, ces souffrances mêmesdevenaient extérieures à sa vie. Mais où avait passé sa vie ?Elle percevait autour de son corps un prolongement adorablementsensible de quelque chose qui était elle et qui se tenaità l’écart, comme détaché, reposant, diaphane. Elle souffrait danstoute sa chair, mais dans cette chose-là, elle ne souffraitpas : elle y était même vaguement heureuse. Ses paupièresétaient closes. Le bruit d’une roue d’acier qui broyait des grainslui causa une douleur obscure qui se manifesta dans les racines deses cheveux. Sa conscience se fit plus lucide. Elle reconnut queMme Rouzeau, l’infirmière, tournait une cuillerdans une tasse. Elle aurait voulu lui dire d’interrompre ce gesteterrible ; toute force lui manquait.

Elle vit à ses pieds une eau massive,corrompue ; une eau de pierre jaspée et cependant elle savaitbien que ce n’était pas tout à fait de l’eau ; en même tempsune pierre humide pesait sur ses genoux et lui étreignait leshanches. Cette eau sentait la transpiration. Un contact rugueuxraclait sa gorge. Elle gémit.

Une grande forme noire, carrée, se dressadevant elle.

– Madame m’appelle ?

C’était donc l’infirmière, cetteinconnue ?

– Non, murmura-t-elle.

Elle referma les yeux, puis fit un effortdésespéré pour soulever les paupières : deux plaques de marbrebasculèrent.

– Où est Monsieur ?

– Il vient de sortir.

Elle voulait dire : « Je voudraisqu’il fût là. » Ses lèvres remuèrent. Aucun son n’en sortit.Gilbert était bien parti. Pourquoi s’en allait-il toujours ?Elle recommença de s’agiter ; les frissons lacérèrent soncorps ; elle se pelotonna pour offrir plus de résistance à cescinglades. Un travail sourd, incompréhensible, grippait sesarticulations. Sous son sein, un coin s’était implanté et luiclouait le poumon ; rien ne l’en débarrassait.

Mme Rouzeau avaitdisparu ; l’ombre transformait les dimensions de lachambre ; on voyait, dans un angle, une sorte de cœur blancqui brûlait froidement ; cela faisait penser à un scapulaired’argent au bout de sa chaîne. À quoi pouvait servir un aussibizarre objet ? Une grande confusion d’images s’établit dansl’esprit de la jeune femme :

« Je comprends, pensa-t-elle, on vam’attacher les lampes au cou. Cela me guérira. »

Elle venait soudain de retrouverGilbert ; elle lui avait pris le bras et marchait avec luidans un champ vaseux, à l’horizon duquel des saules étêtésressemblaient à des poings brandissant des épis. Elle se mit àrire, tant ces mains crispées avaient un caractère rageur.

– Elles ne sont pas contentes, dit-elle.Elles voudraient bien t’avoir, elles aussi. Et te tenir le brascomme je le fais.

Elle vit alors qu’elle n’était pas seule avecGilbert. Une femme les accompagnait. Anne-Marie savait qu’elle laconnaissait, mais elle ne la reconnaissait pas. Peut-êtreavait-elle un motif pour ne pas le faire. L’inconnue gesticulaitbeaucoup afin d’attirer l’attention de Gilbert. On marchait au bordd’un canal couvert de lentilles si unies qu’elles formaient unesorte de crème couleur d’angélique. Anne-Marie poussa soudain lasuivante importune à l’eau. Une longue fusée crépitante jaillit ducanal. Il sembla à la malade qu’elle ne souffrait plus de rien.Elle voulut respirer à pleins poumons, mais quelque chose laretint, comme si on lui avait épinglé la plèvre à même le drap.

Elle était seule de nouveau, mais dans unevieille maison de campagne, qui ressemblait à Laurette. C’en étaitune manière de caricature ; bicoque toute de guingois, appuyéesur des béquilles, et dont le toit laissait pendre des moussespoussiéreuses, remuant à la brise.

Anne-Marie franchit le seuil. Elle se prit lepied dans un antique tapis d’Orient déplorablement mité et faillitchoir. Elle s’aperçut alors que ce tapis n’était nullement tissédans une haute laine, mais dans une chevelure de femme, dont lestorsades, les boucles et les nœuds ondulaient comme des serpents.Sa terreur la jeta dans une autre pièce ; celle-ci, lambrisséede noir, éclairée par un lustre dont les bras avaient été remplacéspar des côtes luisantes ; si bien que les bougies semblaientbrûler au milieu d’une cage thoracique soigneusement astiquée. Àmesure qu’Anne-Marie avançait, elle s’aperçut que cinq ou sixfemmes avaient l’air de jouer à cache-cache dans la chambre. Onvoulait visiblement dissimuler un visiteur. Elle n’arrivait pas àdistinguer les traits de ces personnes ; à leur entrain, àleurs gestes, Anne-Marie devina en elles des jeunes filles. Ellesescamotaient quelqu’un, quelqu’un qui se trouvait au milieu d’elleset que leurs bras nus se passaient, joyeusement, comme s’ils’agissait d’une marionnette. Un moment même, Anne-Marie aperçut labasque d’un habit noir qui flottait. Elle fit un bond en avant,bouscula les jeunes filles et arracha ce pan de drap ; il luiresta aux mains. Il n’y avait rien au delà que de grandes personnesqui riaient haineusement, se la montraient du doigt et se moquaientde sa déconvenue.

Elle courut alors à un escalier et grimpa lesmarches quatre à quatre. À mesure qu’elle s’élevait, elle voyaitautour d’elle une cage de poutres branlantes ; d’étroitesfenêtres trouées dans les murs révélaient une plaine à perte devue, un pays vide et mort. Les planches devenaient de plus en plusfragiles. Soudain, tout l’échafaud de cordes et de poutrelles quisupportait la spirale tremblante de pierre tomba avec un grandbruit et dégringola au fond d’un puits. Une pluie de gravier frappaAnne-Marie à la tête, tout céda avec elle et elle tomba à pic dansl’abîme, les pieds bien droits, sagement rangés l’un près del’autre…

Une main avait soulevé le poignet de la jeunefemme, auscultait le métronome déréglé de son pouls. C’étaitHenriette.

– Gilbert est sorti ? demanda lamalade.

– Non. Il est dans la maison. Il varevenir, répondit sa sœur.

– Il a pris son habit pour dîner dehors,n’est-ce pas ?

– Mais non, ma chérie, je te dis qu’ilest là.

– Avec qui ?

Henriette hésita à lui avouer qu’il venaitd’entrer dans la chambre d’Inès. Pourquoi lui dire qu’Inès était deretour ? D’autre part, serait-il possible d’obtenir qu’Inès nevît pas sa sœur ? Impossible de lui cacher sa présence !L’essentiel était de gagner du temps.

– Gilbert est au jardin. Il avait besoinde respirer de l’air pur. Il ne quitte guère ta chambre, le pauvreGilbert.

– Je croyais qu’il jouait àcache-cache.

– À cache-cache ?

Henriette supposa que sa sœur avait le délire.Elle l’embrassa sur le front et lui dit doucement :

– Repose-toi. Le docteur Gombert va venirte voir tout à l’heure.

– Je ne veux pas le voir. J’ai trop mal àla tête.

– Justement. Il te l’enlèvera.

Henriette s’éloignait. Elle alla parler bas àMme Rouzeau. Anne-Marie entendit une voix quidisait :

– La température a encore grimpé cesoir.

C’était donc la température, et pas elle,pensa Anne-Marie, qui montait dans la tour tout à l’heure, mais quiétait donc cette température ?… Elle chercha à comprendre lesens de ce mot ; cela lui rappelait quelque chose de vague, demenaçant.

– Gilbert, murmura-t-elle.

Puis, elle s’abandonna de nouveau à un torrentd’images sans suite.

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