Les Visiteurs

XXVII

Ce fut la nuit suivante, vers trois heures dumatin, à ce moment où la vie se retire de la terre et où se répandsur celle-ci je ne sais quel empire glacial, que la chose eutbrusquement lieu. Anne-Marie, qui somnolait, se souleva avec ungrand cri. Toute convulsée, elle essayait d’arracher de sa gorgeune barrière nouvelle qui s’y était formée ; elle sedébattait, étouffait, faisait d’immenses aspirations inutiles.

Mme Rouzeau se précipita verselle, chargée d’un ballon d’oxygène ; Henriette courut à lachambre de Gilbert. Il prenait quelques heures de repos.

– Viens vite, dit-elle, Anne-Marieétouffe !

Il se leva en hâte et rejoignit sa belle-sœur.Anne-Marie se contractait tout entière et se tendait vers cettedernière gorgée d’air qui la retenait à ce monde.

Elle vit Gilbert et lui jeta un regarddésespéré. Elle avait encore tant à lui dire, tout cet amas detendresse et de regrets que le sort ne nous laisse jamais le tempsde donner à ceux que nous aimons. Elle voulu tendre un bras verslui, mais elle ne put aller jusqu’au bout de ce geste qui avaitencore un tel chemin à parcourir.

Elle haleta furieusement, puis tout s’apaisa.Et, soudain, il y eut une dernière contraction de l’arc toutentier : la flèche de la vie s’échappait.

– Elle va mieux, dit Gilbert.

Personne ne répondit. Henriette s’approcha dujeune homme et posa sa large main sur sa nuque.

– Nous aurions dû aller chercherM. de Salinis et Mlle Inès, ditMme Rouzeau.

– À quoi bon ? dit Henriette. Ilsdorment.

Anne-Marie lui appartenait. Elle vivait cettemort. Elle ne voulait partager avec personne ces derniers moments.Elle regardait ce raidissement presque insensible qui effaçait laprésence d’Anne-Marie.

– Elle ne remue plus, s’écria Gilbert,avec angoisse.

Mme Rouzeau n’avait pasabandonné le pouls de la jeune femme. Elle retira alors sesdoigts.

Le premier coq s’éveilla. La vie universellerecommençait. Un autre coq répondit, d’une voix jeune etmalhabile.

– Eh bien ? dit Gilbert, se tournantvers l’infirmière.

– Il y a déjà plusieurs minutes que toutest fini, dit celle-ci.

– Mais pourquoi ne me le disiez-vouspas ?

Personne ne répondit. Chasteuil s’était jetésur le corps d’Anne-Marie ; il l’embrassait en sanglotant, ill’appelait, il criait. Il n’avait jamais aimé qu’elle ; il neconnaissait aucun être au monde, ni Inès, ni Henriette, rien quecette femme qui n’appartenait plus à personne.

Henriette le flattait de la main.

– Gilbert, dit-elle, sois un homme…

– Ah ! non, laisse-moitranquille ! Va-t’en ! Laissez-moi seul. C’est moi quisuis responsable de tout… Mais non, madame Rouzeau, ce n’est paspossible, voyons… Vous vous êtes trompée. Elle n’est pas morte, onne meurt pas comme cela. C’est une erreur ; je m’en seraisaperçu. Je voulais lui dire encore quelque chose. C’est un horriblemalentendu.

– Gilbert, dit sévèrement Henriette, nefais pas l’enfant. Je vais prévenir mon père et ma sœur.

– J’entends rester seul avec Anne-Marie.C’est inconcevable que je ne puisse pas faire ce que je veux. Maiscomprenez-moi, à la fin…

Mme Rouzeau et Henriette lepoussèrent dans un fauteuil. Il s’était tu ; il sanglotaitd’une façon criarde et soutenue, comme s’il se forçait, comme s’illui fallait exécuter un contrat, – un contrat de douleur passé avecAnne-Marie du temps qu’elle vivait encore.

Mme Rouzeau avait fermé lesyeux de la morte. Un moment après, M. de Salinisparut ; il se baissa vers le lit et embrassa sa fille sur lefront ; puis il se tint immobile devant le lit ; ils’était mis à trembler et ses dents claquaient comme s’il avait lafièvre. Un moment après, ce fut au tour d’Inès. Sans mot dire, elles’agenouilla au pied du lit ; elle avait caché sa tête dansses mains et, par instants, un bref soubresaut soulevait sesépaules. Henriette s’était écartée d’elle ; assise près deGilbert, elle s’efforçait avec affectation de le consoler. Il nesemblait pas la connaître.

Justinien entra enfin ; il s’inclinarespectueusement devant la couche funèbre et resta là, la têtebasse, à la fois ému et flatté. Il avait déjà vu mourirMme de Salinis, la femme de son maître. Chacunde ces trépas augmentait l’estime qu’il éprouvait pour lui-même.Cette famille devenait de plus en plus la sienne. Il était comme uncourtisan qui a déjà considéré plus d’un roi sur sa couchefunèbre.

Inès se releva et prit son père par le bras.Ses dents faisaient toujours un bruit de castagnettes.

– Il faut t’en aller, dit-elle. Tu n’asplus rien à faire ici.

– J’aurais dû être là, dit-il. Pourquoisuis-je parti ?…

– Elle n’avait pas besoin de toi, ditInès. Celui qu’elle aimait était auprès d’elle.

Gilbert l’entendit et s’écria :

– Ce n’est pas vrai. J’étais sur mon lit.Je ne croyais pas qu’elle fût en danger.

– Eh bien ! Henriette ne l’a pasquittée, dit Inès. Elle n’était pas seule : Henriette lasurveillait.

Delphine se glissa dans la chambre ; elletenait à la main ce grand cierge qui tient lieu de jour auxdisparus. D’où venait-il ? Était-il en réserve dans quelquecoin secret de la maison ?

– L’abbé Croissant sera ici dans quelquesminutes, dit Delphine. Justinien l’a déjà prévenu ;M. l’abbé a téléphoné qu’il arrivait tout de suite.

– Viens, dit Inès à son père.

Les jambes de M. de Salinis sedérobaient sous lui ; il avançait très lentement, si faiblequ’il donnait, à chaque pas, l’impression qu’il allait tomber enavant.

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