Les Visiteurs

VIII

L’opinion des médecins avait définitivementrassuré M. de Salinis.

Il passait sans cesse d’un excès à l’autre, ouplutôt, éprouvant le plus naturellement du monde un excès deconfiance dans la vie, et d’euphorie dans ses rapports avec elle,il ne pouvait supporter la moindre diminution d’optimisme ;cessait-il de ressentir la tranquillité souriante nécessaire à sesfacultés, il se vouait aussitôt au désespoir : les étatsintermédiaires lui étaient inconnus.

Les paroles du docteur Mazoullier et dudocteur Gombert lui permettaient de considérer dorénavant lamaladie d’Anne-Marie comme un stade déjà dépassé ; ce souci-làétait heureusement fini ; in ne fallait plus y arrêter sonesprit sous peine de perdre ses meilleures dispositions.

M. de Salinis se leva de bonne heureet descendit dans la salle à manger, où il trouva Inès en train debeurrer des toasts et de boire son café au lait. Des tasses et desassiettes sales, qui traînaient encore sur la table, indiquaientqu’Henriette et Gilbert avaient déjà pris leur déjeuner.

– Je ne t’embrasse pas, ditM. de Salinis, je n’ai pas fait ma toilette.

Il portait une robe de chambre de soie bleue,qui lui donnait un air jeune et dégagé.

– J’ai parfaitement dormi, continua-t-il,et toi ? Je tiens Mazoullier pour un grand médecin. As-turemarqué comme ses propos sont clairs, sans pédanterie, propres àdonner confiance ?

– Un peu optimistes, peut-être.

– Quoi ? Conserverais-tu encorequelque inquiétude ? Tu me reprochais avant-hier monpessimisme, aujourd’hui…

Inès l’interrompit.

– Mon pauvre père, dit-elle, tu n’asaucune mesure. Il y a trois jours, Anne-Marie était condamnée,maintenant elle est complètement guérie.

– Tu as bien entenduMazoullier ?

– Oui, j’ai pris note de ses réserves. Ila tenu à nous mettre en garde contre une défaillance possible ducœur.

M. de Salinis, peiné, ne réponditpas. Le soupçon que la guérison immédiate d’Anne-Marie necorrespondait pas exactement aux espérances confuses d’Inèstraversait douloureusement son esprit. Il n’allait pas jusqu’àadmettre que sa fille préférée souhaitât la mort de sa sœur, maisil acceptait facilement l’idée qu’elle n’était pas insensible à laliberté que lui laissait la claustration involontaire d’Anne-Marie.Elle pouvait voir Gilbert tant qu’elle voulait, sans se sentirépiée. Et puis, le complet retour à la santé deMme Chasteuil ne se produirait pas sans amener denouveaux drames encore imprévisibles. Il faudrait trouver unesolution à un problème dont l’acuité ne désarmait pas.

Le silence de son père et la façon sévère etsarcastique dont il pinça les lèvres donnèrent à Inès l’intuitiondes pensées qui déterminaient cette involontaire grimace.

Elle se leva brusquement et jeta sa serviettesur la table.

– Je ne peux plus vivre ici,s’écria-t-elle, dans un élan de douloureuse colère.

– Inès ! s’écria son père au momentoù elle ouvrait, pour s’enfuir, la porte de la salle à manger.

Mais elle ne répondit pas et disparut dans lecorridor. M. de Salinis allait se lever à son tour etrappeler sa fille quand il démêla à demi la cause de ce départ.Qu’avait-il laissé voir de ses soupçons ? Et comment un hommecomme lui, dont le secret était de vivre à l’écart de toute vérité,dans une habitude de mensonge confortable, pouvait-il se laisseraller, même au plus profond de sa conscience, à former cesinvestigations audacieuses et ces jugements sans nuances quirendent l’affection presque aussi intolérable que la haine, – etplus lourde encore à porter ?

Ce nouvel incident affecta profondémentM. de Salinis. Quand il eut fini de déjeuner, il résolutde rejoindre sa fille et d’avoir avec elle une explicationdéfinitive. Il était impossible que tout fût sans cesse remis enquestion. Malgré sa douceur apparente, il savait se montrer durquand il estimait que cela devenait nécessaire, et blessant jusqu’àla cruauté.

Il entra dans la chambre d’Inès avec unecertaine vivacité ; mais Inès, couchée sur son lit, tournaitle dos à la porte. Les jambes ramenées sous elle, enroulée dans sarobe de chambre, elle pleurait, la tête cachée dans l’oreiller.Cette vue calma M. de Salinis ; il ne se sentit pasle courage de sévir. Il le sentait d’autant mieux qu’il trouvaitdans l’accablement d’Inès quelque chose qui lui rappelait sespropres dépressions.

Il posa doucement la main sur l’épaule de lajeune fille. Inès, malgré ses violences et sa tendance à larétivité, ne s’abandonnait jamais à la bouderie, ni à l’entêtement.Elle se tourna vers le nouvel arrivant et montra des paupièresrougies, un visage marqué au chiffre brodé de l’oreiller.

– Tu t’enlaidis vraiment pour rien, ditM. de Salinis, avec une grimace d’ennui ou de dégoût.

– Je suis trop malheureuse, dit Inès, jeveux m’en aller de nouveau.

– Pourquoi es-tu malheureuse ?

– Tu le sais. Je suis une étrangère danscette maison ; tout le monde m’y soupçonne des pires pensées.Pour un peu, on me traiterait de criminelle. Gilbert me disait hierque c’est à cause de moi que sa femme est tombée malade. Toi-même,tu te mets à soupçonner…

– Je n’ai rien dit de ce genre.

– C’est pire. Tu me le caches et je saisce que tu penses.

– Si nous ergotons, non seulement sur ceque nous disons, mais encore sur ce que nous nous soupçonnonsmutuellement de penser, la vie, en effet, va devenir infernale. Ilest indispensable que cela finisse. Je l’exige. Tout le monde icidésire ardemment la guérison d’Anne-Marie ; il n’y a pasd’exception à cette règle. Tout à l’heure, après le déjeuner, tuvas aller lui faire une petite visite, puisque c’est l’heure oùelle reprend un peu de force. Vous échangerez quelques motsgentils ; il faut que ta sœur comprenne tout de suite que taplace est ici et pas ailleurs, – jusqu’à ton mariage…

– Mon mariage ?

– Tu épouseras bien, un jour ou l’autre,un de ces imbéciles qui tournent autour des jeunes filles. Il faut,je te le répète, qu’Anne-Marie accepte l’idée que ses bizarreriesde caractère, ses soupçons provenaient seulement de cebouleversement qui se préparait et qui témoignait déjà d’uneinfection déjà ancienne…

– Mais ce n’est pas vrai, père…

– L’important n’est pas de savoir ce quiest vrai ou ce qui est faux, mais ce qui rend la vie ouatée ou, situ préfères, mouchetée. Pas de blessures inutiles ! Quant à lavérité, – la vraie, – ma pauvre fille, tu ne la connais en rien, nimoi, ni Anne-Marie, ni Gilbert. Et si l’un de nous la soupçonnait,je crois qu’il ne lui resterait plus qu’à se brûler lacervelle.

– En ce cas, je dois la soupçonnerquelquefois.

– Alors, détourne d’elle tes pensées. Necrois pas que je sois aussi naïf que j’en ai l’air. Moi aussi, j’aideviné bien des choses… Il y a longtemps : maintenant, j’aifait mon choix… Lave-toi le visage et descends avec moi ; nousallons visiter les serres.

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