Les Visiteurs

V

M. de Salinis ne descendit pasdîner. Le repas fut morne dans la grande salle à manger, peuéclairée, où personne n’avait envie de s’exprimer. Henrietteaffectait de ne parler que de la maladie de sa sœur ; c’étaitune manœuvre destinée à laisser Inès en dehors de toute intimitéfamiliale. Gilbert, gêné, répondait par monosyllabes.

Cette froideur, au lieu de calmer Henriette,la surexcita davantage. Elle fit allusion de façon provocante, maisen termes voilés, à des promenades qui auraient eu lieu pendantl’absence d’Inès. Elle voulait donner à entendre qu’Anne-Marie n’yassistait pas non plus et qu’une ère de cachotteries et deconfidences mutuelles venait de s’ouvrir entre elle et sonbeau-frère. Inès connaissait trop bien l’animosité d’Henriette àson égard pour prendre ombrage de ces propos. Ils l’agaçaientcependant. Elle renversa involontairement son verre de vin sur lanappe. Justinien accourut avec une serviette propre et l’étenditdevant Mlle de Salinis. Henriette prit un airde triomphe presque insultant, comme si cette maladresse de sa sœurconsacrait sa défaite.

– Ma pauvre Inès, dit Gilbert, tu asl’air bien fatiguée.

– Elle ne passe pas cependant ses nuits àveiller ta femme, fit agressivement Henriette.

– Je croyais, j’avais cru comprendrequ’Anne-Marie avait une infirmière ? dit Inès en se tournantvers son beau-frère et sans regarder sa sœur.

– Il y en a une, en effet.

La conversation tomba. Quand on enleva lecompotier, Inès dit froidement :

– Je vous laisse. Vous avez, sans doute,à causer ensemble. Je ne veux pas vous déranger.

– Oh ! nous avons tout le temps denous voir, dit insolemment Henriette.

Gilbert rougit et jeta à la jeune fille unregard courroucé. Inès sortit dans le jardin.

La nuit était transparente. La lune n’étaitpoint encore dans sa plénitude, mais toute proche d’arrondir sonorbe total. Les arbres semblaient plus grands et plus minces danscette clarté incroyable. On voyait sur les troncs des pins tomberdes écailles nacrées ; à travers les feuilles roussies,glisser des ocellures devenues mouvantes sous le vent ; entredes colonnes résineuses, se lever des figures en robe blanche,décoiffées ou surmontées d’un capuchon. Ces jeux des rayons et desangles animaient les plans du paysage ; des écharpes d’argentse brisaient aux cassures d’un escalier ; la chute d’un jeud’eau donnait à un bassin l’effervescence du lait qui bout.

Tout cela rassasiait Inès. Ici, quelque chosedu moins ne changeait pas. Elle retrouvait sous ces conifères, sousces marronniers et ces platanes, les souvenirs de son enfance, sespremières rêveries adolescentes, des choses tantôt précises ettantôt vagues, celles-ci plus captieuses, plus tentantes quecelles-là. Que de fois elle était venue pleurer le long de cettemargelle plate où des fusées d’herbe jaillissaient entre les plisensablés et grenus des dalles disjointes ! La vanité de cessouffrances passées lui faisait aujourd’hui honte. Elle méprisaitavec force ces peines dérisoires, ces chagrins puérils qui luiavaient alors paru si accablants. Mais un jour ne viendrait-ilpoint où sa souffrance actuelle lui paraîtrait aussi légère ?Cependant, elle suffoquait d’angoisse. Elle se perdit en de longuessongeries : ne pouvait-elle imaginer une douleur plus grandeencore que celle qu’elle éprouvait : la mort de Gilbert, lamort d’un enfant qu’elle aurait eu de Gilbert, etc., etc. ?Comme celui qui essaie de se représenter l’Éternité se dit :« Je vois bien des centaines, des millions d’années, d’autresencore, et toujours… Mais au delà, il me faut bien envisager unefin, un arrêt dans tout ce mouvement… » Peut-on souffrirtoujours plus qu’on n’a souffert ?… – Est-ce possible ?Elle repensait aux paroles venimeuses d’Henriette : leur pèrese torturait-il autant qu’il le disait ? Ou bien se cachait-ilderrière ses lamentations et cet étalage de sensibilité afind’obtenir de tous, sournoisement, le droit à l’oubli, àl’indifférence, à cette quiétude où il vivait peut-être ?Avait-il fait déjà le sacrifice d’Anne-Marie pour ne plus y penser,comme il refusait de croire à l’amour de Gilbert et à celui d’Inès,comme il refusait d’attaquer de front la troisième de ses filles,comme il se taisait sur ses propres passions ?

Une fois, Inès l’avait aperçu dans le jardinPierre-Puget. Il donnait le bras à une femme encore jeune, auxcheveux roux. Cette femme, elle l’avait revue à un concert. Elleavait demandé son nom à diverses personnes. Le vieux professeur quilui avait enseigné le piano finit toutefois par lui dire qu’elles’appelait Mme Bréodat et que son mari étaitvioloniste. Personne ne la connaissait dans le milieu des amis desSalinis. Rien n’avait pu faire soupçonner à sa fille que son père,cet homme sédentaire, distant, retiré de tout, fût encore capabled’amour. Mais s’agissait-il d’amour ? Il était si étrange, sidifférent des autres êtres !

Inès s’engagea machinalement dans une alléeplus étroite qui tournait brusquement. Une lisière d’arbres sombreslongeait un massif obscur : mélange de bocage et d’espaces àdemi nus où des infiltrations très anciennes entretenaient unterrain vaseux. Craignant d’enfoncer jusqu’aux chevilles dans cesol gras, on s’y aventurait peu. C’était l’endroit préféréd’Anne-Marie et d’Inès quand elles voulaient être seules ;leur chambre même et un tour de clef les protégeaient moins que cebout de bosquet mal famé, où les légendes locales plaçaient tousleurs serpents.

Le chemin s’arrêtait devant un banc de boisécaillé, aux pattes de fonte ; tout autour rampait unepopulation de lierres ; vaste multitude verte et noire, à lafois fidèle et perfide, avec ses fers de lance et ses fronts devipère. Derrière le banc se haussait un groupe d’acanthes ;au-dessus des feuilles sculpturales, les tiges opulentes logeaientleurs œufs de bois clair dans des alvéoles teintées de mauve. Cesgrandes feuilles, moins végétales que minérales, se tenaientpresque toujours immobiles, sauf pendant les tempêtes de mistral.Inès en s’asseyant sur le banc les reconnut avec surprise ;pour la première fois, elle s’étonnait qu’elles eussent élu cetendroit pour s’y multiplier.

La lune plongeait dans ce coin du bois, commesi quelque chose l’y attirait particulièrement. Elle étamait lesfeuilles de lierre, traversait le filet des ramures qui retenaientdes bandelettes de rayons avant de les laisser choir à terre,creusait des tunnels de vif-argent dans les fourrés opaques.

Jamais M. de Salinis, ni Henriettene s’aventuraient dans ce coin. Il fallait se sentir soi-mêmesaturé de tristesse pour en affronter le chagrin extérieur, lamaléfique atmosphère. La pensée que, seule avec elle, Anne-Marieaffectionnait cet endroit du parc, restitua soudain aux yeux d’Inèsle double de son enfance, sa sœur si longtemps chérie, une amie etpoint encore une rivale. Elles s’étaient si longtemps comprises etsoutenues, unies contre Henriette. Elles se seraient adoréesjusqu’à la mort… Mais l’homme était venu ; l’homme était entreelles comme un brandon insensible qui les brûlait toutes deux.

Si le mal tuait Anne-Marie, ah ! quiemporterait-il dans le cloaque bénit : la compagne des jeuxd’enfance ou la femme de Gilbert Chasteuil ?

Tant d’hommes ont épousé une belle-sœur aprèsle décès de leur femme ! Cela paraît tout à fait naturel, saufquand la belle-sœur s’est penchée sur l’agonisante, comptant lesdernières pulsations de son cœur, écoutant, prêtant une oreillecomplaisante aux silences grandissants qui ralentissent le rythmedu râle.

« Je ne serai jamais cettefemme-là, » pensa Inès.

Bien entendu. Mais elle avait pensé qu’elleaurait pu l’être, puisqu’elle s’en défendait.

Elle crut entendre derrière elle un rireléger, un bruit de pas. Cela correspondait si exactement à sapensée qu’elle eut peur et se retourna. Personne. Mais un longfrisson passait sur des feuilles mortes ; l’une d’elles seleva d’un lit de fourrures et détala, courant sur sa bordure commesur une roue dentelée. Il y eut une bousculade parmi les autresfeuilles, l’énervement et le tassement d’un chenil qui se rendortaprès qu’un lévrier a changé de place.

Inès atteignait le fond même du désespoir.Tout désir lui était défendu ; le moindre vœu touchait àl’homicide et chacune de ses pensées se déchirait à un remordspossible.

« Je devrais repartir. Mon nouveau départdonnerait confiance à Anne-Marie et l’aiderait, peut-être, àguérir… »

Non ; elle était tombée malade aprèscette longue absence. Quelle sottise de lier entre elles deuxchoses inconciliables : la jalousie – même justifiée – et unemaladie accidentelle ! Les paroles de Delphine lui avaienttroublé l’esprit ; mais celles de Gilbert avaient confirmé cessoupçons. Pourquoi tout le monde pensait-il donc la mêmechose ? Cela aurait dû la rassurer. C’est le mensonge quifrappe tous les esprits en même temps. La vérité est plusinsinuante et plus rebelle.

Une grappe d’éclats de rire éclata. Elle seleva, si emportée par ses pensées, qu’elle trouvait tout naturelqu’une bande d’enfants fût derrière elle à la railler. Rien encore,hors un chapelet de feuilles dégringolant d’un orme, s’égrenant àun buisson, bataillant contre les acanthes, se couchant sur leslierres.

Inès se rassit. Une légère détente déplissaces nœuds innombrables, ces contractions qui géhennaient tout soncorps. Peut-être somnola-t-elle. Sa fatigue était grande. Lelendemain lui apparaissait comme un immense obstacle, un échafaud àgravir. Dormir la hantait. Mais ceux-là seuls dorment qui n’ont pasbesoin de sommeil.

Alors, elle entendit tout près d’elle des voixchuchotantes ; voix très basses, à peine timbrées, s’exprimantdans un murmure indiscernable. Elle se retourna et entrevit desvisages anxieux ou narquois, des têtes qui se balançaientironiquement, des gens accroupis et qui la narguaient. Une faceépanouie et riante, couleur de pourpre, se détachait d’un buisson.Une femme échevelée agitait mollement des bras revêtus d’uneécharpe. Une sorte de gnome disparaissait sous un chaperon. Tous seturent. Inès s’aperçut que le vent se levait. Des nuages empressésbrouillaient la lune comme on brouille un peu de savon dans unbassin d’eau.

Cette vision parut à Inès si terrible et siindubitable que, tremblante de peur, elle alla droit aux formesentr’aperçues. La lune creva d’un coup de tête un mur de nuées.Quelque chose sembla se défaire sous les arbres. Dans un coin,formé par des cyprès chauves, un parterre de chrysanthèmes, dontplusieurs étaient pourpres, se dispersa légèrement, tandis que d’unbouquet clair s’élevait une ronde immobile de plumets et qu’unesapinette formait un cône hargneux.

« Allons ! pensa Inès, voilà un bonet solide terrain pour avancer ! Qu’ai-je cru voir tout àl’heure ? Ai-je pris la fièvre, commeAnne-Marie ? »

Et pourtant ce qu’elle voyait conservait unair équivoque et instable. Elle n’était pas sûre que, vînt-elle àtourner le dos, les choses ne reprissent pas un caractèresurnaturel et leur apparence d’éléments incarnés. Elle se sentaitsans force pour lutter contre une malveillance universelle.

« Père a raison, pensa-t-elle. Iln’accepte que ce qui lui convient. »

Elle revint sur ses pas. Elle n’avait passenti le froid jusqu’ici. Elle se trouva brusquement glacéejusqu’aux os, comme si la température eût perdu, sans transition,plusieurs degrés. Elle s’appuya au dossier du banc. Des bruitsconfus grandissaient derrière elle ; sa défaillance moralecréait une sorte de désordre, un sabbat puéril. Quelque chose passadevant son esprit, une sorte d’obturateur. Dans la minute quisuivit, elle entendit une voix qui disait :

« L’heure est venue. On va pouvoir êtrelibre. »

Il lui sembla qu’elle-mêmerépondait :

« Voilà ce que j’attends. »

Et d’autres murmures se firent entendre quichuchotaient confusément.

« On va pouvoir entrer partout. – Rien nes’oppose plus à notre passage. – Ces vacances sont si brèves pournous… – L’homme nous barre si souvent la route… – Pourtant nousfinissons toujours par triompher… – Si peu detemps !… »

De nouveau, une tempête d’éclats de rire. Inèspassa la main gauche sur sa tempe comme pour en effacer un pli.Au-dessus de sa tête, les deux cyprès chauves bousculés, emmêlaientet démêlaient leurs ramures ; une pluie d’aiguilles fauvescribla ses mains et son visage. Elle fit quelques pas et sous sespieds le sol céda ; elle glissa et tomba de tout son long dansquelque chose d’inconsistant et d’humide où sa chute fit un bruitmou. Sa joue même s’appliqua lourdement à une matière spongieuse,hérissée cependant de brindilles dures et tressées. Le chocl’étourdit quelques secondes. Voulant se relever, elle plongea lamain dans une couche de boue. Elle l’en retira avec horreur et, decrainte d’un nouvel accident, elle se tourna lentement, se mit àquatre pattes ; et dans cette posture animale, elle sentaitmonter à elle une odeur qui semblait venir des profondeurs mêmes dusol : odeur de sève et de pourriture, d’herbe fraîche et d’eaucroupie, de fleurs mortes et de champignons ; odeur sidestructrice et si intemporelle qu’elle eut l’avant-goût et ledésir de la dissolution. Souillée, meurtrie, tremblante, elledemeura un moment dans cette position, comme possédée par l’espritmême de la terre, aspirée par de grands courants impersonnels. Ellese dressa enfin sur les genoux, puis reprit son équilibre. Elleavait hâte de fuir, mais elle agit avec lenteur, sentant toujoursautour d’elle ce danger diffus. Quel tourbillon de colère, quelcomplot de choses coalisées s’élevait-il de ce coin maussade, dontAnne-Marie et elle, encore tout enfants, n’approchaient qu’avecinquiétude ?

Quand elle revit le château, elle s’étonna deson obscurité. Une seule fenêtre brillait. Elle eut l’impressiond’être restée dans le bois plus longtemps qu’elle n’avait cru. Ellecraignit d’avoir été oubliée, de trouver la porte close, d’êtreobligée de réveiller Justinien et de paraître devant lui, toutetachée, le visage couvert de boue et, peut-être, de sang, car ellesentait un filet humide serpenter le long de son menton.

Mais Justinien avait pensé à tout. Sur latable en mosaïque de Florence, près de la porte du hall, un petitbillet recommandait à Mlle Inès de bien vouloirmettre le verrou, comme d’habitude, après son retour.

Quand Inès s’engagea dans le lourd escalier dechêne, elle sentit alors à quel point sa chute l’avaitcourbatue.

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