Les Visiteurs

XIX

Trois heures après, quand Gilbert rentra dansla chambre d’Anne-Marie, il la trouva sur le parquet, à peu prèssans conscience et gémissant faiblement. Il la saisit et lareplongea dans son lit. Elle était toute glacée et grelottante.Combien de temps était-elle restée ainsi ? Gilbert eut unmoment de panique. Que faire ? Réveiller Henriette ?C’était avouer qu’il avait abandonné sa garde. Quérir Inès ?Si Henriette survenait, quels soupçons ! Il alluma aussitôt lefourneau à gaz, fit réchauffer de la tisane, accumula sur le littout ce qu’il trouva de couvertures et de vêtements épars. Et commeelle ne se réchauffait pas, il se coucha lui-même sur elle. Ce futalors qu’il s’avisa qu’elle était blessée à la tempe. Il frotta lablessure avec de l’eau de Cologne. Anne-Marie prononçait desparoles entrecoupées. Vers le matin, elle cessa de grelotter. Elles’était endormie.

Avant le retour deMme Rouzeau, Gilbert prit la précaution de changerla taie d’oreiller ensanglantée. Puis, il enleva les étoffes dontil avait chargé les draps, et quand Mme Rouzeaurevint il se retira, au plus vite, dans sa chambre, où ils’endormit aussitôt, épuisé de fatigue.

Un tumulte inattendu le réveilla. Il ouvritpéniblement les yeux ; la lumière d’un jour doré inondait lachambre. Henriette, en robe de chambre de soie bleu pâle, sepenchait sur son lit.

– Eh bien ! dit-elle, teréveilleras-tu ? Anne-Marie est beaucoup moins bien, cematin.

Il souffrait, en sortant de son inconscience,toutes les tortures obscures qu’éprouve un reptile qui mue. Desécailles du sommeil restaient attachées à sa chair, tandis que lesparties nues de son esprit se sentaient blessées par lalumière.

– Qu’est-ce que tu dis ?murmura-t-il pâteusement.

Soudain, il fit un effort, essaya de rompre sacarapace de somnolence et frappa dans ses mains :

– Que fais-tu là ? Où est mondéjeuner ?

Henriette, pâle, les traits boursouflés, lescheveux mal réduits, épiait le réveil de son beau-frère. Elle yguettait la moindre inattention, le plus léger tressaillement. Ellevoulait qu’il fût coupable ; peut-être, pour avoir la joied’en souffrir ; peut-être, pour l’avoir à sa merci.

– Je te dis que ta femme est trèsmal.

Il secoua la tête pour se réveiller tout àfait. Sa mémoire se lézardait ; des fentes de clartés’ouvraient, qui éclairaient les divers événements de la nuit. Sapremière inspiration fut de se cacher, de fuir.

– Que racontes-tu là ? PourquoiAnne-Marie serait-elle moins bien ?

Mais Henriette se penchait sur le lit,impitoyable, acharnée.

– Qu’as-tu fait cette nuit ? Commentpeux-tu ignorer que ta femme a étouffé, qu’elle tousse sans arrêt,que sa température a brusquement grimpé ? Où étais-tu ?Tu dormais ? Tu n’as donc rien vu ? Comme garde-malade,je te retiens !

– Ah ! mais tu m’ennuies avec tesquestions idiotes ! Ai-je affaire à un juged’instruction ? J’ai quitté Anne-Marie, ce matin, quandMme Rouzeau est arrivée. Elle n’était pas plusmal.

– Ce n’est pas l’avis deMme Rouzeau.

– Alors cette aggravation a étésubite.

– On dirait que tu te défends.

– Mais tu m’attaques ! C’estinsupportable, à la fin ! Sonne Justinien ; je meurs defaim. Je veux déjeuner.

Henriette s’était assise près de sonlit ; elle baissait un visage boudeur, malveillant, encoreluisant de sommeil. Elle continuait à guetter son beau-frère avecla même curiosité avide.

– Sais-tu, dit-elle, tout à coup, que tafemme a une cicatrice le long de la tempe et, autour de lacicatrice, un large bleu ? On dirait qu’elle s’est donné uncoup violent.

Cette fois, Gilbert parut troublé, mal àl’aise. Il murmura :

– Ce n’est pas possible !

– Tu le verras toi-même.

– Elle a eu le délire toute la nuit. Ellea dû se cogner le front en se débattant au milieu de sescauchemars.

– Mme Rouzeau croitqu’elle s’est levée et qu’elle est tombée… Gilbert, tu n’es pasresté auprès d’elle toute la nuit. Je suis sûre maintenant que j’aientendu ouvrir et fermer les portes. J’ai cru avoir rêvé, maisc’était certainement vrai. Où est-tu allé cette nuit ?

– Je suis sorti cinq minutes pourchercher un livre dans ma chambre.

– Ce n’est pas vrai. Je parierais que tuétais chez…

Justinien ouvrit la porte et entramajestueusement, le plateau du déjeuner tendu à bout de bras.

– Tiens, dit, sans façon, Gilbert à sabelle-sœur, avance le petit guéridon. Tu vois bien que Justinien nepeut pas tout faire.

Henriette obéit en maugréant. L’ascendant deGilbert était si grand sur elle qu’elle finissait toujours parcéder. Le jeune homme demanda à Justinien de faire couler son bain.C’était le forcer à rester auprès de lui. Henriette comprit et seretira. Quand Justinien fut parti, Gilbert courut fermer la porte àclef.

Il avait peur subitement de ce qui s’étaitpassé. Henriette pouvait mentir. Il était d’ailleurs naturel que safemme eût repris froid en demeurant couchée sur le plancher… Alors,si elle disparaissait…

Il se trouva devant une réalité si terriblequ’il en fut comme assommé. Non, il n’était pas possiblequ’Anne-Marie mourût. Il tenait à elle en ce moment comme il nel’avait pas fait depuis des années. Ce qui le séparait d’elle étaitécarté de lui. C’était d’elle qu’il avait besoin, de personneautre. Il lui était attaché par quelque chose de particulier, quine ressemblait à aucun autre lien.

Si elle mourait… Il serait de nouveau seul surla terre, avec des parents méprisables et dont il rougissait :seul et pauvre. Anne-Marie n’avait pas fait de testament. À sonâge, comment penser à une formalité semblable ? Il avaitabandonné le Palais de Justice, renoncé à son métier, moitié parparesse, moitié pour obéir aux vœux d’Anne-Marie, qui ne pouvaitpas se passer de sa présence. Sans talent, sans avenir… Avec deshabitudes de luxe qu’il avait prises. C’était affreux ! Sapensée s’égarait. Il se vit seul au monde…

Soudain, il sourit. Il avait oublié Inès. Ilsavait maintenant à quel point elle l’aimait. Non, il ne seraitjamais abandonné, – ni pauvre. Le pire n’arriverait pas. Mais, s’ilétait rassuré de ce côté-là, il ne l’était pas sur saresponsabilité. Plus l’homme est léger, plus elle est lourde. Lesénergiques n’acceptent pas de s’en laisser charger. Gilbert,accablé, se gourmandait, s’insultait, tout bas. Il faisait retombersur Inès toute sa faute.

« J’étais si tranquille avec Anne-Marie,se disait-il. Pourquoi m’a-t-elle poursuivi ainsi ? Avais-jebesoin de faire de nouvelles bêtises ? »

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