Les Visiteurs

X

La porte fut entre-bâillée trèsdoucement ; elle laissa apparaître une tête faussement mutine,faussement gaie, faussement réconfortante, une tête qui souriaitcomme on sourit à la peur. Mme Rouzeau se leva ducoin obscur où elle s’occupait à des choses vagues, à dessupputations de bénéfices hypothétiques, à d’optimistesbudgets.

– Puis-je entrer ? répéta Inès.

Mme Rouzeau se précipita verselle ; elle avait surpris des bouts de conversation,interprété les silences aux portes ; elle avait deviné quequelque chose de secret gîtait au cœur de la maison. Aussi semontra-t-elle exagérément cordiale.

– Madame vous attend.M. de Salinis nous a prévenues tout à l’heure. Madameétait si impatiente de vous voir…

D’un geste, la jeune fille arrêta le verbiagede la garde-malade. Elle avançait sur la pointe des pieds aveccette affectation de bonne humeur et ce manque de naturel qu’imposela présence d’un malade en danger.

Anne-Marie tourna lentement les yeux ;son regard s’adoucit, puis redevint sombre. Elle avait d’abordretrouvé sa sœur ; elle revoyait maintenant la femme qui avaitprojeté son ombre sur Gilbert. Inès s’approcha du lit et se penchasur le visage terrassé.

Il lui en coûtait d’embrasser Anne-Marie, maisil lui était impossible d’éviter ce geste sans impliquer par celaune allusion au conflit latent. Mais la malade écarta légèrement latête.

– Prends garde, Inès. Il est inutile quetu attrapes la grippe à ton tour. Il y a déjà trop d’une maladeici…

Inès approcha une chaise. Elle souffrait de ladéchéance d’Anne-Marie et, cependant, elle en éprouvait unallégement intime, une impression de rêve, alors que l’on croitvoler et s’élever de plus en plus haut.

Le visage d’Anne-Marie s’était si profondémentaltéré que sa sœur en ressentit une terreur, inconnue à ceux quiavaient été, jour après jour, les témoins de cette destructionprogressive. L’ardeur du teint était inégale, l’empourprement d’unejoue, (correspondant à la congestion du poumon), s’opposait à lapâleur figée de l’autre ; l’irritation des conjonctives, ladilatation des pupilles, le battement anormal des ailes du nez,autant de traits pénibles dont chacun eût déjà constitué à lui seulun phénomène de défaite.

Les quelques mots prononcés parMme Chasteuil, d’une voix entrecoupée, avaientdéterminé une quinte de toux brève et mal contenue. Un besoind’expectoration raclait et engluait sa gorge.Mme Rouzeau vint au secours de la patiente, ouvrantsous le menton de la jeune femme un crachoir à couvercle. À cemoment, Inès remarqua les points d’herpès qui criblaient lesentours de cette bouche flétrie. Elle se pencha avec un mélanged’angoisse et de pitié. Cette horreur qu’elle éprouvait, les autresne la connaissaient guère ; la compassion et l’exercice dudévouement la leur cachaient. Mais, chez Inès, le sentiment de larivalité était si fort que sa sœur ne pouvait lui apparaître quesous les traits d’une combattante. Triompher à ce prix était unehumiliation.

Elle s’était portée vers la fenêtre, regardantla mer rouler sa nappe d’azur. Les grandes ondulations descollines, avec leur forme lourde et cependant d’oréades endormies,se suivaient à gauche, bleues comme le ciel, c’est-à-dire un peupâles ; à leur point de chute naissait l’île Maïre, comme unconstruction de cristal, une transparente méduse, féeriquementpétrifiée.

La paix du monde, – cette paix générale, faitecependant de mille guerres privées, minuscules au point d’êtreinvisibles, – formait un si violent contraste avec la lutte sourdede la maison qu’Inès forma le projet de partir. Pourquoi ne pasdemander à son père de s’en aller avec elle, – ou plutôt ne pasfuir seule ? Au bout de cette longue route instable, toutepavée d’étincelles, il y avait pour elle un monde à découvrir,celui où l’on égare le plus aisément sa conscience. Ce fut unepensée d’une minute ; immédiatement après, elle sentit denouveau le poids de sa chaîne.

Mme Chasteuil la rappelaitdoucement. L’attention délicate de sa sœur ne lui avait paséchappé. Ses sentiments pour elle se transformèrent une fois deplus. Elle tendit à Inès sa main moite et maigre et la regardalonguement avec une douceur vaincue.

– Parle-moi, dit-elle.

Inès ne chercha pas longtemps.

– Hier soir, dit-elle, après mon arrivée,je ne savais que faire. Je ne voulais pas te déranger. Sais-tu oùje suis allée, Anne-Marie ? Me réfugier dans notre coin :le coin des acanthes.

Un sourire très faible passa sur le visage dela malade, comme une brise sur l’eau toute légère.

– Te souviens-tu du temps où nous nous ycachions ? Il me semblait que je t’y attendais encore. Quecherchions-nous là ? Partout ailleurs, nous appartenions àpapa, à maman, à miss Esther, à Henriette même ; mais là, nousétions seules, toi et moi ; seules et libres, unies.

– Deux enfants, murmura Anne-Marie.

Elle aurait voulu parler : elle se remità tousser. Mme Rouzeau reparut. Mais la jeune femmefit un grand effort sur elle-même pour ne pas cracher.

– Deux enfants, oui, reprit Inès. Lebonheur est dans l’enfance.

Ce mot réveilla l’inquiétude d’Anne-Marie.Elle s’agita, ouvrit la bouche pour mieux respirer, comme si ladyspnée l’étouffait. Quelque chose lui apparaissait, qui lamenaçait de toutes parts ; elle se sentait, de nouveau, unecible visée par les puissances qui s’acharnaient sur elle. Elleregarda Inès avec une haine subite.

– Que veux-tu dire en parlant debonheur ?

– Mais rien, ma chérie. Je penseseulement à nos meilleures années. Nous jouions pendant des heures.À quoi ? J’essaie en vain de retrouver le fil de nosamusements. Nous passions notre temps à nous faire des visites avecnos poupées. Nous nous posions indéfiniment des questions à leursujet. Nous parlions d’elles comme de nos enfants. Tu medisais : « Ma fille, madame, s’enrhume très souvent. Etla vôtre ? – La mienne aussi, madame… » Et tu merépondais : « Les enfants ont une santé bien délicateaujourd’hui, madame… » On disait cela autour de nous, sansdoute.

Anne-Marie ferma les yeux. Elle s’abîma dansune vaste et confuse rêverie ; des images se succédaient sousses paupières ; la poupée d’Inès s’appelait Sophie… Lasienne ? Comment s’appelait la sienne ? Les bourdonsénormes bouchaient le calice des acanthes ; une odeur demarais et de fièvre s’élevait du sous-sol suintant, – et l’onvoyait de loin les visiteurs qui passaient avec une sage lenteur etbeaucoup de cérémonie sur la terrasse du château…

La malade, à demi engagée dans le rêve,souleva brusquement les paupières :

– As-tu des enfants, Inès ?

Sa voix éteinte avait eu un accent angoissé,malveillant.

– Non, Anne-Marie, tu le sais bien maisj’ai eu Zénith.

Mme Rouzeau s’approcha d’Inès.Sa mine était papelarde ; ses mains, grasses et blanches,d’une blancheur bleuâtre d’anémones de mer. Elles paraissaient, àla fois, gourdes et préhensives, gélatineuses et légères. Ellessortaient de ses manches comme des tentacules bizarres, des chosesqui ne lui eussent pas appartenu en propre, trop propres pour nepas en être suspectes.

– Il ne faut pas fatiguer Madame. Madamene doit pas parler. Ce n’est pas que Madame ne soit pas mieux, maisla fièvre revient vite…

– Laissez-nous, madame Rouzeau, ce n’estpas moi qui parle. Raconte-moi encore ce que nous faisions.

– Un jour, tu t’en souviens, je pense,nous étions assises sur le banc. Nous jouions comme d’habitude. Jeparlais de Sophie. Je ne sais plus ce que je disais, et, tout àcoup, j’ai été frappée d’une sorte d’ennui terrible et imprévu.J’ai eu l’impression que tout ce que je disais était idiot. J’aivoulu m’obstiner, continuer la conversation commencée, t’entretenirdu rhume de Sophie ou de ses fiançailles. Mais je faisais un efforténorme pour m’y intéresser encore, un effort si grand que cela medonnait un véritable mal de cœur. Tu m’as dit :« Pourquoi t’arrêtes-tu de parler ? » Je t’airépondu : « Sophie m’ennuie…, » Et tu m’asdit : « Moi aussi… »

– Je m’en souviens : c’était fini.Nous ne pouvions plus jouer à la poupée. Nous étions devenues degrandes personnes.

– J’ai gardé de cette journée un souveniraffreux ; mais je la revois comme si j’y étais. Le temps étaità l’orage et de grands nuages noirs tournaient au-dessus desarbres.

– Je devais avoir quatorze ans, ditAnne-Marie.

Un pas sonna dans le corridor ; peut-êtrecelui de Gilbert. De nouveau, le visage de la malade se contracta.Il ne fallait pas que Gilbert trouvât Inès chez elle.

– Tu as raison, dit Inès, nous sommes degrandes personnes.

Elle se leva et passa une main affectueuse surle front suant de sa sœur.

– Je reviendrai te voir demain,dit-elle.

– Si je vais mieux, murmuraAnne-Marie.

Une quinte de toux l’empêcha de dire un mot deplus. L’effort qu’elle faisait pour délivrer sa gorge de cetteirritation aiguisait plus profondément cette douleur qui pénétraiten elle, derrière le mamelon de son sein gauche.Mme Rouzeau la soutenait.

Le pas s’était éloigné. Inès chercha, en vain,la silhouette de Gilbert. Personne. Elle marchait comme unesomnambule, sans réfléchir à ce qu’elle faisait. Elle voulaitregagner sa chambre ; elle se trouva au seuil de l’escalier.Elle descendit dans le hall. Elle alla s’asseoir dans un fauteuil,à côté de la plate-bande de chrysanthèmes. Ses pensées étaientvagues et flottantes. Le souvenir de Gilbert lui fut soudainodieux. Que faisait cet étranger dans cette maison ? Pourquoientendait-on son pas dans les couloirs ? Inès se souvint à cemoment que sa sœur avait refusé de l’embrasser. « Quepense-t-elle de moi ? se dit-elle. Elle est si malade… »Mais elle-même avait refusé aussi, la veille, le baiser de Gilbert.« Ce n’est pas la même chose… » C’était la mêmechose : une ombre passait entre Gilbert et Inès comme entreInès et Anne-Marie, une ombre dont personne ne prononçait le nom età qui chacun le donnait dans le secret de son cœur. « Nousmenons la vie des grandes personnes… Mais si Anne-Marie guérit, sinous devenons très vieilles toutes les deux, nous cesserons denouveau d’être de grandes personnes. Tout sera si loin !Parlerons-nous alors de nos années de jeunesse et qu’en dironsnous ? Je voudrais être déjà indifférente… Pourtant, leserai-je jamais ? »

M. de Salinis parut au seuil dusalon, les mains enfoncées dans les poches de son veston clair,l’air tranquille et comme éventé.

– Tu es là, Inès ? Je te cherchaispartout. Comment as-tu trouvé ta sœur ?

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