L’Italien – Le Confessionnal des pénitents noirs

Chapitre 13

 

Tandis que Vivaldi et Elena s’enfuyaient deSan Stefano, le marquis était en proie à une extrême inquiétude. Ilavait reçu des ouvertures pour un mariage très avantageux entre sonfils et une riche héritière et ne savait ce qu’était devenu lejeune homme. La marquise, de son côté, séduite par ce projetd’alliance qui devait à la fois satisfaire sa vanité et subvenir àun faste hors de proportion avec ses revenus, la marquise étaittroublée par la crainte que Vivaldi ne découvrît la retraited’Elena, lorsqu’elle apprit tout à coup par un messager del’abbesse que la jeune fille s’était évadée du couvent sous laconduite de son fils. À cette nouvelle, la fureur s’empara d’elleet détruisit dans son cœur tous les sentiments d’une mère. Sapremière pensée fut d’envoyer chercher son conseiller ordinaire,Schedoni, avec qui elle pourrait du moins soulager son cœur ets’entendre sur les moyens de rompre un mariage si redouté. Leconfesseur arriva vers le soir. Il avait appris, de son côté lafuite d’Elena : elle s’était dirigée, lui avait-on dit, ducôté de Celano, et il la croyait déjà mariée avec Vivaldi. À cesparoles, la marquise ne mit plus de bornes à sa violence et à sondésespoir. Schedoni l’observait avec une joie secrète. Le momentétait donc arrivé, pensait-il, où il pourrait diriger cette femme àson gré et obtenir d’elle les moyens de se venger de Vivaldi sanss’exposer à ses ressentiments. Aussi, loin d’apaiser la marquise,s’appliqua-t-il à l’irriter encore, mais avec tant d’art qu’ilsemblait s’efforcer au contraire de pallier les fautes du jeunehomme et de consoler sa mère.

– C’est certainement une démarcheinconsidérée, dit-il, mais il est jeune, très jeune, et ne sauraitprévoir les suites fatales de son imprudence. Il ne sent pascombien sa conduite blesse la dignité de sa maison ni tout ce quevotre nom y perdra d’importance. Enivré des folles passions de lajeunesse, s’il méconnaît aujourd’hui des avantages dontl’expérience nous enseigne le prix, c’est qu’il ignore qu’en lesnégligeant il se dégrade lui-même aux yeux de tous. Le pauvre jeunehomme est plus à plaindre qu’à blâmer.

– La manière dont vous l’excusez, monrévérend père, dit la marquise tout agitée, témoigne de votreexcellent cœur, mais elle met aussi en lumière la bassesse de sessentiments et nous fait mesurer toute l’étendue des atteintes quesa conduite porte à l’honneur de la famille. Que ces sentimentsdégénérés viennent de son esprit plutôt que de son cœur, ce n’estpas là ce qui peut me consoler. C’est assez, pour rendre sa fauteimpardonnable, qu’elle soit commise et sans remède.

– Sans remède, madame ? repritSchedoni. N’est-ce pas trop dire ?

– Quoi donc, mon père ? dit lamarquise. Resterait-il quelques moyens ?

– Peut-être, articula le moine à voixbasse.

– Ah ! dites-les, mon père,dites-les vite, car je n’en imagine aucun.

Schedoni parut se recueillir quelquesinstants, puis il reprit lentement, en calculant l’effet de chacunede ses paroles :

– Vous excuserez mon trouble, madame.Mais comment puis-je voir une famille si respectable par sonancienneté et son illustration réduite à une telle affliction, sansressentir l’indignation la plus profonde et sans être tenté derecourir à des moyens… même violents, pour la préserver d’une tellehonte.

– Eh ! quels moyens ? s’écriala marquise, puisqu’il n’y a pas de loi pour punir des mariages sicriminels !

– Voilà qui est triste ! repritSchedoni.

– Et pourtant, continua la marquise, lafemme qui s’introduit dans une famille pour la déshonorern’est-elle pas aussi coupable que celle qui aurait commis un crimed’État ? Car c’en est un que d’insulter et d’avilir lanoblesse, le premier soutien de l’État. Ne mérite-t-elle pas d’êtrepunie d’une peine presque égale ?

– D’une peine presque égale,madame ? reprit Schedoni. Ce n’est pas assez. Dites de la mêmepeine.

Et il fit encore une pause.

– En vérité, ajouta-t-il en donnant à savoix creuse un accent encore plus sinistre, il n’y a que la mort,oui, la mort, qui puisse effacer le déshonneur d’une famille dontle blason est ainsi traîné dans la boue !

La marquise tressaillit. Il continua d’un tongrave :

– La justice naturelle n’en existe pasmoins, quoique ses lois ne soient pas toujours écrites. Nous enavons le sentiment dans nos cœurs ; et quand nous n’yobéissons pas, c’est faiblesse et non pas vertu.

– Assurément, dit la marquise, et c’estlà une vérité qui n’a jamais été mise en doute.

– Pardonnez-moi, madame, repritl’artificieux sophiste, ce doute a lieu quelquefois. Lorsque nospréjugés sont en opposition avec ce sentiment de justice, noussommes portés à croire que c’est vertu que de désobéir à sa voix.Vous, par exemple, vous, ma fille, quoique douée d’un esprit mâleet juste, parce que les lois écrites ne condamnent pas cette filledont la justice a prononcé la sentence, vous croiriez commettre uncrime en vous faisant son juge. Ce serait donc à la crainte quevous obéiriez et non pas à l’amour de la justice.

– Ah ! mon père, murmura lamarquise, quelle est donc votre pensée ?

– Je crois vous l’avoir dite, répliqueSchedoni, et mes paroles n’ont pas besoin d’autre explication.

La marquise demeura pensive et silencieuse.Son âme n’était pas encore familiarisée avec le crime et l’actionque Schedoni lui faisait entrevoir l’épouvantait. Elle n’osait yarrêter sa pensée, encore moins l’appeler par son nom. Cependantson orgueil était si irrité et son désir de vengeance si ardent queces passions soulevaient dans son âme une véritable tempête, prêteà emporter tout ce qui y restait d’humain. Schedoni observait cesmouvements et en mesurait les progrès.

– C’est donc votre opinion, mon père,reprit la marquise après un long silence, qu’Elena… que cetteartificieuse fille mérite… mérite une sévère punition ?

– Certainement, répliqua Schedoni. Etcette opinion n’est-elle pas aussi la vôtre ?

– Ainsi, continua la marquise, vouspensez qu’aucune peine ne saurait être trop sévère ? que lajustice et la nécessité demandent… Quoi ?… Sa mort ?N’est-ce pas là ce que vous avez dit ?

– Moi, madame ? Pardonnez. Je puisêtre égaré par le soin de votre bonheur ; je n’ai prétenduénoncer qu’un avis dicté par mon zèle et par la justice, et si jeme suis laissé emporter trop loin…

– Alors, mon père, vous ne pensez doncpas ?… dit la marquise avec humeur.

– Madame, je n’ai plus aucun avis àémettre. Je laisse à votre bon esprit le soin de décider avec sajustesse ordinaire.

Et, disant ces mots, il se leva pour seretirer.

La marquise, toute troublée, voulutl’arrêter ; mais il s’excusa, alléguant un devoirreligieux.

– Eh bien donc, dit-elle, je ne vousretiens pas, mon père, mais vous savez le cas que je fais de vosavis. Et j’espère que vous ne me les refuserez pas lorsque lemoment sera venu.

– Je ne puis que m’honorer de votreconfiance, dit le confesseur.

– À demain soir, dit la marquisegravement. J’irai aux vêpres à San Nicolo et, après l’office, je merendrai dans le cloître. Là nous pourrons nous entretenir sanstémoins. Bonsoir, mon père.

– La paix soit avec vous, ma fille, etque la sagesse vous inspire !

Il croisa ses mains sur sa poitrine, et fit unprofond salut à la marquise qui demeura seule aux prises avec sespassions tumultueuses.

Le lendemain, à l’heure convenue, la marquisese rendit à San Nicolo et, laissant ses domestiques et son carrosseà une porte latérale, elle entra dans l’église, suivie seulementd’une femme de chambre. Les vêpres achevées, elle attendit que toutle monde fût sorti et pénétra alors dans le cloître. Son cœur étaitoppressé et sa démarche chancelante. Elle aperçut bientôt Schedoniqui venait à elle. Le confesseur reconnut au premier coup d’œilqu’elle n’avait pas encore pris sa résolution ; mais,quoiqu’il en conçût quelque inquiétude, sa contenance n’en fut pasaltérée ; il raffermit sa démarche et adoucit l’éclat perçantde ses yeux noirs.

– Mon père, dit la marquise enl’abordant, je ne puis goûter un moment de repos. L’image de cefils ingrat m’obsède nuit et jour ; je ne trouve desoulagement que dans mes entretiens avec vous, mon unique conseilet mon seul ami désintéressé.

Le confesseur s’inclina.

– Pourtant, dit-il d’un air humble,M. le marquis est aussi affecté que vous de cet événement.N’est-ce pas lui plutôt que moi qu’il serait convenable deconsulter sur un sujet si délicat ?

– Ah ! mon père, vous savez que lemarquis est rempli de préjugés. C’est un homme sensé, mais qui setrompe quelquefois et qui ne revient jamais d’une erreur. S’ils’agit d’adopter un plan qui s’écarte quelque peu des règles demorale commune dont il a reçu les principes dans son enfance, ilrésiste sans distinguer les circonstances qui rendent la mêmeaction vertueuse ou criminelle. Je n’ose donc pas le consulter, depeur d’une objection qui nous arrêterait. Aussi ce que nous disonslà doit-il rester entre nous, mon père. Je compte sur votrediscrétion.

– Ah ! madame, comme sur le secretde la confession.

La marquise reprit en hésitant :

– À vrai dire, je ne sais par quel moyenon pourrait être délivré de cette créature. Voilà bien ce qui metourmente.

– Ma fille, dit Schedoni, se relâchant unpeu de sa réserve, est-il possible que le courage qui vous élèvepar la pensée au-dessus des préjugés vulgaires vous abandonne quandil est question d’agir ? Si la loi condamnait la personnecoupable, vous applaudiriez à cette condamnation ; et pourtantvous n’osez vous faire justice vous-même !

La marquise, après un moment de silence,répondit :

– Mais en faisant cette justice, jeserais en butte à la poursuite des lois !

– Non, répliqua Schedoni, vous auriez laprotection de l’Église, et même l’absolution.

– Enfin, dit la marquise à demi-voix,apprenez-moi comment cette affaire peut être conduite.

– Il y a bien quelque danger à courir,répondit Schedoni. Je ne sais à qui vous pourriez vous confier… Leshommes qui font ce métier…

– Paix ! dit la marquise, j’entendsdes pas…

– C’est un frère qui traverse là-bas pourentrer dans le chœur. Et le confesseur reprit : On ne peut sefier à des gens gagés…

– À qui cependant, demanda la marquise,si ce n’est à des mercenaires ?…

Et elle s’interrompit, mais Schedoni avaitcompris sa pensée.

– Pouvez-vous douter, reprit-il, que lesmêmes principes qui ont suggéré la résolution ne suffisent àdéterminer l’action ?… Pourquoi hésiterait-on à accomplir ceque l’on croit juste ?

– Ah ! mon père ! dit lamarquise avec émotion, où trouver un autre vous-même, capable depenser avec la même justesse, d’agir avec la même énergie !Ah ! dites, mon père, où le trouver ?

– Ma fille, s’écria le moine avecsolennité, mon zèle pour l’honneur de votre famille est au-dessusde toute considération.

– Cher père ! reprit la marquise quile comprit alors parfaitement, je ne sais comment vousremercier !

– Le silence est quelquefois éloquent,repartit le confesseur.

La marquise redevint pensive. Sa consciencelui parlait de nouveau et elle s’efforçait d’en étouffer la voix.Pareille à une personne qui mesure la profondeur d’un précipice surles bords duquel elle marche en chancelant, elle s’étonnait d’avoirpu arrêter sa pensée sur un projet si horrible. Mais bientôt sapassion se ranimait avec plus de force.

– Il faut cependant préparer les moyens,reprit le moine.

– Oui, en effet… Quand ?Comment ? demanda la marquise avec une agitation fébrile.

– Sur le rivage de l’Adriatique, dans lesPouilles, près de Manfredonia, il y a une maison propre àl’exécution de nos desseins. Elle est isolée, sur le bord même dela mer, en dehors de la route suivie par les voyageurs, cachée dansles bois qui bordent la côte pendant plusieurs milles. Il y a làcertaine chambre… Cette maison n’est habitée que par un pauvrepêcheur. Je connais cet homme ; je sais les motifs qui l’ontamené à vivre de cette vie misérable et solitaire.

– Mais, mon père, observa la marquise,vous disiez tout à l’heure qu’on ne pouvait se fier à unmercenaire.

– Ma fille, on peut se fier à celui-là,dans le cas où il se trouve. J’ai mes raisons pour penserainsi.

– Mais… quelles raisons, monpère ?

Schedoni garda le silence. Mais tout à coup saphysionomie prit un caractère étrange. Ses traits, plus sombres quede coutume, se contractèrent comme décomposés par une passionfarouche. La marquise, frappée de leur expression, regretta unmoment de s’être confiée à lui ; mais il n’était plus temps derevenir en arrière. Elle lui demanda de nouveau quelles raisons ilavait pour se montrer si sûr de l’homme dont il parlait.

– Que vous importe, dit Schedoni d’unevoix étouffée, pourvu que vous soyez délivrée de celle qui vousabreuve de tourments et d’humiliations.

Ils retombèrent dans le silence. La marquisele rompit la première.

– Mon père, dit-elle, je me reposeentièrement sur votre justice. Mais, je vous en conjure,pressez-vous, car l’attente est pour moi un purgatoire anticipé.Vous parliez d’un endroit sur la côte de l’Adriatique… Vous disiezque dans une chambre de cette maison…

– Dans cette chambre, répondit leconfesseur, il y a une porte secrète pratiquée depuislongtemps…

– À quelles fins ? demanda lamarquise.

– Qu’il vous suffise de savoir, reprit lemoine, qu’il y a une porte dont nous saurons faire usage. Par cetteporte… au milieu de la nuit… Lorsqu’elle sera plongée dans lesommeil…

– Je vous comprends, dit vivement lamarquise. Mais quel besoin d’une porte secrète dans une maisonisolée, habitée par une seule personne dont vous êtessûr ?…

– De cette chambre, continua Schedoni, unpassage conduit à la mer. Là, dans les ténèbres, jetée aux flotsqui l’emporteront…

– Paix ! murmura la marquise, quelbruit est-ce là ?…

Ils écoutèrent et distinguèrent dansl’éloignement les sons graves et plaintifs de l’orgue, auxquels semêla une psalmodie mélancolique.

– C’est un chant de mort ! observala marquise.

– Dieu fasse paix au trépassé ! ditSchedoni en faisant le signe de la croix.

La marquise était toute troublée. Elles’éloigna un moment de Schedoni et erra quelque temps dans lecloître. Son agitation la fit trembler de tous ses membres, ellechancela et fut forcée de s’asseoir. Peu s’en fallut qu’elle netombât à genoux.

Le confesseur l’observait avec mépris.

« Ce que c’est qu’une femme !pensait-il. Esclave de ses passions, si l’orgueil et la vengeanceparlent à son cœur, elle défiera tous les obstacles et souriracomplaisamment à la pensée du crime ; mais faites impressionsur ses sens, que la musique détende ses nerfs et remue sonimagination, aussitôt toutes ses idées vont changer. Elle aurahorreur de cette même action qui tout à l’heure lui paraissaitvertueuse. On verra cette âme mobile dominée ou abattue par un vainson ! Être faible et méprisable ! »

La marquise semblait justifier les dédains deson complice. Les passions violentes, qui avaient résisté chez elleà la voix de la raison et de l’humanité, tombaient alors devant desémotions extérieures. Ses sens frappés par une mélodie lugubre etsa superstition effrayée par cet étrange rapprochement d’unrequiem et d’un complot homicide l’accablèrent, pour unmoment, de terreur et de pitié.

Elle se rapprocha du confesseur :

– Mon père, lui dit-elle, nousreparlerons de cette affaire. Je suis maintenant trop agitée.Adieu, souvenez-vous de moi dans vos prières !

Et baissant son voile avec soin, elle sortitprécipitamment du cloître. Schedoni la suivit des yeux jusqu’à cequ’elle eût disparu dans l’obscurité. Puis il s’éloigna lui-mêmepar une porte, mécontent de cet incident qui paraissait ajournerses projets, mais ne désespérant pas de les accomplir.

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