L’Italien – Le Confessionnal des pénitents noirs

Chapitre 17

 

Que se passait-il, pendant ce temps, dans lereste de la maison isolée ? Les gardiens qui avaient amenéElena étaient partis après une courte conférence avecSpalatro ; et c’était le bruit de leur voix qu’elle avaitconfusément entendu. Mais ce n’était pas entre les mains de songeôlier seul que l’orpheline était restée. Aux estafiers quivenaient de se remettre en route avait succédé un religieux, aussisombre et silencieux que ceux-là étaient bruyants et animés. Ilavait commencé par se retirer dans une chambre dont il avait ferméla porte au verrou, quoiqu’il sût bien qu’il n’y avait que lui etSpalatro dans la maison et que ce dernier n’eût osé se présenter àlui sans sa permission. Mais en s’isolant ainsi des hommes, il nepouvait échapper à lui-même. Absorbé dans ses pensées et agité parles mouvements de sa conscience, il se jeta sur une chaise et ydemeura longtemps immobile. D’un côté, ce qui lui restait de cœurse soulevait contre le crime qu’il avait médité ; de l’autre,en songeant que les objets de son ambition lui échappaient s’ilrenonçait à l’accomplir, il s’étonnait de son hésitation. Cen’était pas sans surprise qu’il démêlait en lui-même certainstraits de son caractère dont il ne s’était pas encore rendu compteet que les circonstances développaient. Il ne savait comments’expliquer les contradictions et les incohérences entre lesquellesil flottait ; combat étrange entre ses sentiments, dont sonesprit était le juge. Pourtant, à cet instant précis où ilcherchait en quelque sorte à s’analyser, il ne voyait pasclairement que l’orgueil était le principal mobile de ses actions.Dès sa première jeunesse, cette passion s’était montrée dominantechez lui en toutes circonstances et influait puissamment sur toutesa vie.

Le comte de Marinella, car tel était le nomque Schedoni avait d’abord porté, était le plus jeune enfant d’uneancienne famille du duché de Milan établie dans le voisinage desmontagnes du Tyrol. La part de patrimoine héritée de son pèren’était pas considérable, et le jeune comte n’avait ni l’activitélaborieuse nécessaire pour l’améliorer, ni l’esprit d’ordre etd’économie qui aurait pu la lui conserver. Sa vanité souffrait dese voir inférieur en fortune à ceux dont il se croyait l’égal endignité. Dénué des sentiments généreux et de la solide raison quifont ambitionner la vraie grandeur, il se livrait aux dépensesfastueuses, à la dissipation, à mille vains plaisirs qui épuisaientses ressources. Lorsqu’il se mit à réfléchir sur sa situation, ilétait trop tard. Entraîné par des habitudes prises, incapable de serésigner à des privations, suites nécessaires de son imprévoyance,il résolut de recourir à tous les moyens pour reconquérir lesjouissances qu’il était menacé de perdre. Il quitta son pays ;et l’on ne put savoir de quelle manière il vécut, jusqu’au jour oùil parut dans le couvent de Santo Spirito à Naples sous le nom dupère Schedoni. Sa physionomie et ses manières étaient aussichangées que son genre de vie. Ses regards étaient devenus sombreset sévères ; et l’orgueil qui y éclatait autrefois, adouciseulement par l’usage du monde, se masquait maintenant sous un aird’humilité profonde et parfois même sous le silence et lesaustérités de la pénitence. Toujours jaloux de distinctions, ilconforma sa conduite extérieure aux formes et aux préjugés de lasociété dans laquelle il vivait ; il devint un des plusrigoureux observateurs de la règle monastique, un modèle derenoncement à soi-même, un martyr de la pénitence. Les anciens dela communauté le montraient aux plus jeunes comme un exemple qu’ilétait plus facile d’admirer que d’imiter. Mais, en dépit de cetteadmiration, ils n’éprouvaient aucune sympathie pour lui. Ilsapplaudissaient bien haut à une austérité qui donnait du relief àla sainte renommée de leur couvent, mais ils haïssaient Schedoni ensecret et le redoutaient pour son orgueil et sa rigueur farouche.Il y avait déjà longtemps qu’il demeurait parmi eux et jamais iln’avait obtenu aucune des dignités électives de lacommunauté ; il avait eu l’humiliation de se voir préférerplusieurs de ses frères, beaucoup moins zélés que lui pourl’observation des règles monacales. Il reconnut enfin que sonambition fourvoyée n’avait rien à espérer de ses frères ;aussi résolut-il de se frayer d’autres routes. Il était, depuisquelques années déjà, confesseur de la marquise de Vivaldi lorsquela conduite du fils lui suggéra de se rendre par ses conseils, nonseulement utile, mais même nécessaire à la mère. Il avait étudié lecaractère de cette femme, à l’esprit faible, aux sentimentspassionnés ; il savait que s’il trouvait moyen de servir sesentraînements aveugles, sa fortune à lui serait bientôt faite. Ilne songea donc qu’à s’insinuer peu à peu dans la confiance de lamarquise. Ce qu’il fit avec tant de succès qu’au bout d’un certaintemps il devint l’oracle de sa conduite, avec tous les ménagementset la délicatesse affectée que lui prescrivait le saint caractèredont il était revêtu. Une haute dignité ecclésiastique, depuislongtemps convoitée, lui fut assurée par la marquise, dont lecrédit la mettait en état d’obtenir cette faveur, à condition qu’ilsauverait l’honneur de la famille Vivaldi compromis par laperspective d’une mésalliance. On a déjà vu par quels artifices etavec quelle patience le confesseur avait su associer l’orgueil dela marquise à ses propres desseins. Le moment du dénouement étaitproche ; il était prêt à commettre le crime atroce qui devaitservir de marchepied à sa fortune. Un peu de trouble avait pul’arrêter à l’instant décisif ; mais en rassemblant ses idéesdans le silence et la solitude, sous l’empire de sa passiondominante, il raffermit sa résolution et décida que cette nuitmême, Elena, immolée pendant son sommeil, serait portée à la merpar un passage souterrain bien connu de lui, et ensevelie dans lesflots.

Spalatro, ainsi qu’on l’a donné à entendre,avait été autrefois le confident de Schedoni qui, sachant bienqu’on pouvait se fier à lui, l’avait choisi pour instrument danscette occasion. Le moine, qui éprouvait quelque répugnance àexécuter lui-même l’exécrable action qu’il avait résolue, avait misla vie de la malheureuse Elena dans les mains de ce misérable, tenuau secret par sa complicité. La nuit était déjà assez avancéelorsque Schedoni, en proie à des réflexions tumultueuses, pritenfin sa dernière détermination. Ce fut alors qu’il appela Spalatroà voix basse pour l’instruire de ce qu’il avait à faire. Aprèsavoir refermé la porte au verrou, oubliant sans doute qu’ilsétaient tous deux seuls dans la maison, à l’exception de la pauvreElena qui dormait dans la chambre au-dessus, Schedoni fit signe àSpalatro de s’approcher et lui dit à demi-voix :

– Y a-t-il un peu de temps que tu n’asentendu du bruit dans sa chambre ? Crois-tu qu’elle dorme àprésent ?

– Elle n’a pas bougé depuis plus d’uneheure, répondit Spalatro. J’ai fait le guet dans le corridor enattendant que vous m’appeliez et je l’aurais entendue au moindremouvement, car on ne peut faire un pas sur ce vieux plancher sansqu’il crie.

– Écoute-moi donc, Spalatro. Je t’ai déjàéprouvé, et je t’ai toujours trouvé fidèle ; rappelle-toi bientout ce que je t’ai dit ce matin. Sois toujours l’homme actif etdéterminé que j’ai connu.

Spalatro écoutait avec une morneattention.

– Il est déjà tard, reprit le moine,monte dans sa chambre puisque tu es sûr qu’elle dort. Prends doncce poignard et ce manteau : tu sais l’usage qu’il en fautfaire.

Il s’arrêta et fixa ses yeux pénétrants surSpalatro qui avait pris le stylet, mais qui restait immobile sansrépondre.

– Eh bien, dit le confesseur,qu’attends-tu ? Le jour va bientôt poindre. Est-ce que tuhésites ? Est-ce que tu trembles ? Je ne te reconnaisplus !

Spalatro, sans rien dire, mit le poignard dansson sein, le manteau sur son bras, et se dirigea à pas lents versla porte. Arrivé là, il s’arrêta.

– Dépêche-toi donc, reprit Schedoni, quit’arrête ?

– Ma foi, je vous avoue, dit Spalatroavec humeur, que cette besogne-là ne me plaît guère. Je ne sais paspourquoi il faut toujours que je fasse le plus difficile pour être,après tout, le moins bien payé.

– Vilain ! s’écria Schedoni,n’est-tu donc pas content de ce qu’on te donne ?

– Vilain ! répéta Spalatro en jetantle manteau par terre. Pas plus vilain que vous, s’il vous plaît,mon père, car, si c’est moi qui fais toute la besogne, c’est vousqui recevez toute la récompense. Un pauvre homme comme moi a besoinde gagner sa vie, voilà mon excuse. Ainsi, faites votre ouvragevous-même ou donnez-moi une plus grande part dans le profit.

– Paix ! interrompit Schedoni. Tum’insultes en parlant de profit pour moi. Crois-tu donc quej’agisse pour de l’argent ? Je veux que cette fille meure,cela doit te suffire. Quant à toi, le salaire que tu as demandé tesera payé fidèlement.

– Non, c’est trop peu, répliqua Spalatro,et d’ailleurs ceci me répugne. Quel mal cette fille m’a-t-ellefait ?

– Oui-da ! reprit le moine. Depuisquand t’avises-tu d’avoir des scrupules ? Et les autres, quandje t’ai employé, quel mal t’avaient-ils fait ! Tu oublies lepassé, à ce qu’il paraît ?

– Non, révérend père, non, je ne m’ensouviens que trop. Plût à Dieu que je pusse l’oublier ! Depuisce temps, je n’ai pas eu un moment de repos : cette mainsanglante est toujours devant mes yeux ; et souvent, la nuit,quand la mer gronde et que la tempête fait trembler la maison, jeles vois tous couverts de blessures, tels que je les ai laissés, sedresser et entourer mon lit !

– Paix encore une fois ! dit lemoine. Qu’est-ce qu’un pareil délire ? Ne vois-tu pas que cesont là des chimères ! Je croyais avoir affaire à un homme, etje trouve ici un enfant effrayé par des contes de nourrice !Sois satisfait cependant, on augmentera ton salaire.

Mais Schedoni se trompait encore sur lesmotifs réels de la résistance du bandit, qui montra une répugnanceinvincible à achever l’entreprise dont il s’était chargé. Soit quel’innocence et la beauté d’Elena eussent adouci sa férocité, soitque sa conscience ravivât en ce moment le remords de ses crimespassés, Spalatro refusa résolument d’assassiner lui-même lamalheureuse enfant. Ses scrupules ou sa compassion étaient pourtantd’une nature étrange ; car, tout en repoussant l’exécutionmême du meurtre, il consentit à attendre, au pied d’un escalierdérobé, que Schedoni eût égorgé la victime pour l’aider ensuite àporter le corps à la mer. Accommodement diabolique entre laconscience et le crime que Schedoni lui-même avait accepté unmoment auparavant lorsque, refusant de tremper ses mains dans lesang, il payait à un autre le meurtre commandé par lui.

– Donne-moi le stylet, dit le confesseur.Prends le manteau et suis-moi jusqu’à l’escalier. Si ton courage tele permet…

Schedoni sortit de la chambre et entra dans lepassage qui conduisait à l’escalier dérobé, s’arrêtant souvent pourécouter et marchant avec une extrême précaution. À ce moment iltremblait, cet homme terrible, devant le souffle de la faible jeunefille !

– N’entends-tu rien ? demanda-t-iltout bas à Spalatro.

– Je n’entends que le bruit de lamer.

– Chut ! il me semble que j’entendsdes voix…

– Ah ! les voix des spectres ?dit Spalatro.

Et, en même temps, il saisit avec force lebras du confesseur. Les regards effarés du misérable semblaientsuivre quelque objet dans les ténèbres, au fond du corridor. Lemoine, gagné un instant malgré lui par cette terreur, porta lesyeux dans la même direction, mais sans rien découvrir.

Il demanda à Spalatro le sujet de sonépouvante.

– Ne voyez-vous rien ? dit lebandit, l’œil hagard et la voix tremblante.

– Rien, répondit le moine, honteuxd’avoir partagé sa faiblesse. Ce n’est pas le moment des’abandonner à des visions.

– Ce n’est pas une vision, répliquaSpalatro. Je l’ai vue comme je vous vois.

– Quoi ! qu’est-ce que tu asvu ?

– La main… tout étendue… elle a paru toutà coup… elle m’a fait signe d’un doigt sanglant… puis elle s’estglissée dans le passage… toujours me faisant signe… et elle s’estperdue dans l’obscurité.

– Fou que tu es ! dit Schedoniinvolontairement agité. Allons, reprends tes esprits et sois unhomme.

– Par tous les trésors de Notre-Dame deLorette, reprit Spalatro, je n’irai pas là. C’est de ce côtéqu’elle m’a fait signe ; c’est par là qu’elle a disparu.

Toute autre crainte céda alors chez Schedoni àcelle qu’Elena s’éveillant ne rendît sa tâche plus horrible àremplir ; et cet embarras s’augmenta lorsqu’il eut vainementemployé les menaces et les prières pour faire avancer Spalatro.Enfin, il se rappela une porte qui pouvait les conduire par unautre chemin au pied de l’escalier ; et cette fois Spalatroconsentit à le suivre.

Cependant le temps s’avançait. Le moine,surmontant ses derniers scrupules, se décida à pénétrer dans lachambre d’Elena. Il s’approcha doucement du lit sur lequel ellereposait et dirigea la lumière d’une lampe sur le visage del’orpheline. Son sommeil était agité, des larmes coulaient de sespaupières et ses traits étaient légèrement altérés. Elle laissamême échapper quelques mots. Schedoni, craignant de l’avoiréveillée, recula vivement, cacha la lampe derrière la porte, et seretira lui-même derrière le méchant rideau qui pendait sur le lit.Toutefois, aux paroles sourdes et inarticulées que prononçait lajeune fille, il comprit qu’elle était toujours endormie. Maischaque moment de retard augmentait son trouble et sa répugnance àfrapper ; chaque fois qu’il se rapprochait, chaque fois qu’ilse disposait à plonger le poignard dans le sein de sa victime, unfrémissement d’horreur paralysait sa volonté. Étonné de cesnouveaux sentiments et se taxant lui-même de lâcheté, il repassaiten esprit tous les arguments qui l’avaient décidé.

« N’ai-je pas bien pesé marésolution ? se disait-il. Ne vois-je pas clairement lanécessité de l’exécuter ? Mon existence tout entière, masituation, mes honneurs ne dépendent-ils pas d’un momentd’énergie ? Ai-je oublié d’ailleurs les insultes que j’aireçues dans l’église de Spirito Santo ? »

Ce dernier souvenir le ranima, et la vengeancerendit la force à son bras. Baissant le mouchoir qui entourait lecou d’Elena, il allait frapper quand, tout à coup, un objet nouveaului causa un saisissement étrange. Il resta quelque temps les yeuxfixes, égarés, immobile comme une statue. Sa respiration devinthaletante ; une sueur froide coula de son front ; toutesses facultés parurent suspendues et le poignard tomba de sa main.Ayant un peu repris son sang-froid, il jeta de nouveau les yeux surune miniature suspendue au cou d’Elena ; et le souvenir ou lesoupçon que cette image avait éveillé en lui devint si impérieuxque, dans son impatience de l’éclaircir, il oublia toute prudenceet, sans même penser au danger de se découvrir lui-même, à cetteheure de nuit, près du lit de la jeune fille, il l’appela d’unevoix forte :

– Réveillez-vous ! dit-il,réveillez-vous ! Quel est votre nom ? Ah ! parlez,au nom du ciel, parlez vite !

Réveillée brusquement par cette voix inconnue,Elena se souleva sur sa couche et, à la lueur de la lampe,apercevant le sombre visage de Schedoni, elle poussa un criterrible et retomba. Mais elle ne s’évanouit pas et, frappée del’idée qu’il était venu pour l’assassiner, elle fit tous sesefforts pour émouvoir son meurtrier. L’imminence du danger luidonna la force de se lever et de se jeter aux pieds du moine.

– Ayez pitié de moi, s’écria-t-elle. Ayezpitié de moi, mon père !

– Mon père ! répéta Schedoni commeabsorbé.

Puis s’arrachant à ses pensées :

– Pourquoi vous effrayer ?demanda-t-il. Est-ce moi que vous craignez ?

En fait, ses nouvelles émotions lui faisaientoublier ce qui l’avait amené là et tout ce que sa situation avaitd’extraordinaire.

– Mon père, ayez pitié de moi !criait toujours l’orpheline prosternée.

Schedoni la regarda fixement :

– Pourquoi ne voulez-vous pas me direquel est le portrait que vous avez là ? s’écria-t-il, sanssonger qu’il ne lui avait pas encore posé cette question.

– Ce portrait ? répéta Elena avecune extrême surprise.

– Oui, quel est-il ? Comment lepossédez-vous ? Parlez vite.

– Quel intérêt, dit l’orpheline,avez-vous à le savoir ?

– Répondez, répondez ! insistaSchedoni au comble de l’agitation. Ne puis-je donc pas parvenir àvous arracher une réponse ? Est-ce la crainte qui vous troublel’esprit ?

Et se rapprochant d’elle et lui saisissant lebras, il répéta sa question avec un accent d’angoisse et dedésespoir.

– Hélas ! il est mort !répliqua Elena en s’efforçant de se dégager et en pleurant.J’aurais eu en lui un protecteur.

– Nous perdons du temps, s’écriaSchedoni, avec un regard terrible. Encore une fois, quel est ceportrait ?

Elena prit le médaillon dans ses deux mains,le contempla un moment ; puis, le pressant contre seslèvres :

– C’est mon père ! dit-elle.

– Votre père ! dit Schedoni d’unevoix étouffée. Votre père !…

Et il recula de quelques pas.

Elena le regarda avec surprise.

– Hélas, dit-elle, je n’ai jamais connules caresses ni les soins d’un père, et c’est maintenant surtoutque je sens le malheur d’être privée de son appui !

– Son nom ! interrompitSchedoni.

– Il faut le respecter, dit Elena, c’estcelui d’un homme bien malheureux.

– Son nom ? vous dis-je.

– J’ai promis de le taire.

– Sur votre vie, je vous ordonne de me ledire. Pensez-y bien. Ce nom ?

Elena tremblante continuait à garder lesilence et ses yeux suppliants demandaient grâce, mais Schedonirenouvela sa question avec tant de violence qu’il lui fallutcéder.

– Son nom ? dit-elle. C’était lecomte de Marinella.

Schedoni jeta un grand cri et se cacha la têtedans ses mains ; mais, bientôt après, maîtrisant le troublequi l’agitait, il revint à Elena, la releva de l’attitudesuppliante qu’elle avait prise, et lui demanda vivement quel paysavait habité son père.

– Il demeurait bien loin d’ici,dit-elle.

Mais il voulut une réponse plus précise etelle la lui donna. Il se mit alors à pousser de profonds soupirs, àmarcher dans la chambre sans parler et, pendant quelque temps, ilsembla ne rien voir ni rien entendre. Elena s’effrayait de cesilence ; mais la crainte et l’étonnement firent bientôt placeà une vive émotion lorsqu’elle vit Schedoni se rapprocher d’elle,ses yeux la fixer avec attendrissement, son visage s’adoucir et sontrouble se dissiper. Il ne pouvait encore proférer une parole. À lafin cependant son cœur se soulagea, et l’insensible, le farouchemoine laissa échapper des pleurs et des sanglots. Il s’assit à côtéd’Elena, lui prit une main qu’elle essaya vainement de retirer et,dès qu’il put s’exprimer :

– Malheureuse fille, lui dit-il, vousvoyez devant vous votre père, encore plus malheureux quevous !

Sa voix fut étouffée par ses sanglots, et ilcacha entièrement son visage sous son capuchon.

– Mon père ! s’écria Elena, saisied’étonnement et doutant encore. Vous, mon père !

Et elle le fixa, stupéfaite. Il ne réponditrien ; mais un moment après, levant la tête et croisant sonregard, il lui dit, s’accusant presque :

– Ah ! cessez de me regarderainsi : épargnez-moi vos terribles reproches.

– Des reproches ! Des reproches àmon père ! dit Elena avec un accent plein de tendresse.Pourquoi lui en ferais-je ?

– Pourquoi ? s’écria Schedoni en selevant précipitamment. Grand Dieu !

Et son pied rencontra le stylet qu’il avaitlaissé tomber à terre. Il le repoussa vivement dans l’ombre. Elenane vit pas ce mouvement. Mais, alarmée de ses regards égarés et desa marche agitée d’un bout à l’autre de la chambre, elle luidemanda d’un ton pénétré ce qui le rendait si malheureux.

– Pourquoi jetez-vous sur moi des regardssi douloureux ? ajouta-t-elle. Dites-le-moi, de grâce, afinque je puisse vous consoler.

Cette tendre invitation ranima la violentedouleur et les remords du coupable Schedoni. Il pressa Elena contreson sein, et elle sentit son visage mouillé des larmes qu’il versasur elle. Elle pleura en le voyant pleurer, et cependant ses larmeset ses doutes n’étaient pas entièrement dissipés. Quelques preuvesque pût avoir Schedoni du titre qu’il s’était donné, elle lesignorait encore ; et la voix de la nature ne suffisait paspour lui inspirer une confiance sans borne. Sa délicatesse pritombrage des caresses d’une personne qui, tout à l’heure encore, luiétait inconnue. Elle essaya de se dégager de ses bras, et Schedoni,devinant la cause de ce mouvement, s’écria avec douleur :

– Ah ! pouvez-vous donc vousméprendre sur la cause de mon émotion ? N’y voyez-vous pas leseffets de l’affection paternelle ?

– Hélas ! comment puis-je savoir,répondit ingénument la jeune fille. Cette affection, jusqu’ici jene l’ai pas connue !

Il cessa de la tenir embrassée et la considéraquelque temps en silence.

– Ah ! pauvre créature, dit-il, vousignorez toute la force de vos paroles, dont chacune pénètre dansmon cœur comme un fer rouge ! Il est trop vrai, vous n’avezjamais su jusqu’à ce jour ce que c’est que la tendresse d’unpère.

Sa physionomie se rembrunit, et il recommençaà marcher avec agitation. Elena, oppressée par tant d’émotions,n’avait plus la force de l’interroger ; mais elle s’efforçad’éclaircir ses doutes, en comparant les traits de Schedoni avecceux du portrait. Il y avait entre les caractères des deuxphysionomies toutes les différences que l’âge avait dû y mettre. Lafigure du portrait était celle d’un beau jeune homme, souriant àtoutes les illusions de l’orgueil et du plaisir ; celle dumoine, au contraire, sombre, sévère, marquée de rides par laméditation autant que par le temps, obscurcie par l’habitude despassions farouches, laissait croire qu’il n’avait pas souri depuisle jour où le portrait avait été fait. Malgré cette différence sitranchée, les deux têtes avaient la même expression de hauteurdédaigneuse ; et la jeune fille perçut avidement cetteressemblance qui ne suffisait pas cependant pour la persuader quele jeune et beau cavalier et le sombre confesseur ne fussent qu’uneseule et même personne.

Dans le tumulte de ses premières pensées,Elena ne s’était pas encore arrêtée sur la circonstance si étrangede cette visite nocturne de Schedoni. Plus calme alors et moinseffrayée par les regards adoucis du moine, elle se hasarda à lui endemander la raison.

– Il est plus de minuit, dit-elle. Quelmotif si impérieux, mon père, vous a amené dans ma chambre à cetteheure avancée ?

Schedoni tressaillit et ne répondit pas.

– Ne veniez-vous pas, continua-t-elle,pour m’avertir du danger que je courais ?

– Du danger ? balbutia-t-il.

– N’auriez-vous pas découvert les cruelsdesseins de Spalatro ?

– Vous avez raison, s’empressa-t-il dedire tout troublé, vous avez raison… Mais ne parlons plus de cela.Pourquoi revenir encore sur ce sujet ?

Ces paroles surprirent Elena qui, voyant lestraits de Schedoni redevenir sombres, n’osa pas lui faire remarquerque c’était la première fois qu’elle l’interrogeait sur ce point.Elle risqua cependant une autre question de la dernièreimportance : elle le pressa de lui dire sur quels motifs il sefondait pour affirmer qu’elle était sa fille, en lui faisantobserver que jusqu’alors il n’en avait donné aucun. Schedoni luirépondit d’abord avec une effusion chaleureuse, inspirée par lessentiments qui débordaient dans son âme ; puis, lorsqu’un peuplus de calme lui permit de mettre de l’ordre dans ses idées, ilrappela plusieurs faits qui prouvaient au moins qu’il avait eu desrelations intimes avec la famille d’Elena, et d’autres encorequ’elle croyait connus seulement d’elle-même et de sa tante, lasignora Bianchi. Dès lors, elle ne pouvait plus douter qu’elle etSchedoni n’appartinssent à la même maison.

La situation toute nouvelle où se trouvaitSchedoni, son bouleversement, ses remords, l’horreur qu’il avait delui-même, les premiers mouvements de l’amour paternel, cette foulede sentiments qui l’assaillaient à la fois, lui firent désirer lasolitude. Convaincu désormais qu’Elena était sa fille, il l’assuraque dès le lendemain il la ferait sortir de cette maison pour laramener chez elle. Après quoi, il quitta la chambrebrusquement.

Comme il descendait l’escalier, il aperçutSpalatro qui venait à sa rencontre, portant le manteau dont ildevait envelopper le corps sanglant d’Elena pour le jeter à lamer.

– Est-ce fait ? demanda le bandit àdemi-voix. Me voici.

Et déployant le manteau, il mit le pied surles premières marches.

– Arrête, misérable, arrête ! luidit Schedoni en reprenant toute son énergie. Garde-toi d’entrerdans cette chambre. Il y va de ta vie.

– De ma vie ! s’écria Spalatroreculant de surprise. Est-ce que la sienne ne vous suffitpas !

Schedoni ne répondit rien et continuarapidement son chemin. Mais Spalatro, le suivant, lui présentaencore le manteau en disant :

– Mais apprenez-moi donc ce que je doisfaire !

– Retire-toi ! répondit le moined’un air terrible. Laisse-moi.

– Quoi ? reprit le coquin dont lasurprise augmentait toujours. Est-ce que le courage vous amanqué ? Allons, si cela est, je vois bien, quoi qu’il m’encoûte, qu’il faut que je fasse la besogne moi-même. Le moment de lafaiblesse est passé. Je vais…

– Scélérat ! Démon incarné !s’écria Schedoni en le prenant à la gorge.

Mais, tout à coup, il se rappela que cet hommene faisait qu’obéir à ses propres instructions. Il le relâcha doncpeu à peu et, d’une voix radoucie, il lui ordonna d’aller secoucher.

– Demain, ajouta-t-il, je te parlerai.Quant à ce soir, j’ai changé d’avis. Retire-toi.

Comme Spalatro hésitait tout étonné, Schedonilui répéta les mêmes ordres d’une voix terrible et ferma avecviolence la porte de sa chambre pour se débarrasser de la vue d’unhomme qui lui était devenu odieux. Il commençait à se calmerlorsqu’il fut saisi de la crainte que le scélérat, pour prouver soncourage renaissant, n’allât tout seul exécuter le crime dont ildevait être le complice. Il sortit donc vivement et retrouvaSpalatro dans le passage qui conduisait au petit escalier. Quefaisait-il là ? Quelles étaient ses intentions ? Àl’appel de Schedoni, il se retourna sans répondre et regagna à paslents sa chambre où le moine le suivit et l’enferma. Il retournaensuite à la chambre de la jeune fille, la ferma aussi, s’assuraégalement de la porte secrète et emporta les clefs. Alors plustranquille, il se retira chez lui. Non dans l’espoir d’y prendre durepos, mais pour s’abandonner librement à ses remords, pareil àl’homme qui s’éloigne avec horreur de l’abîme dont il vient demesurer la profondeur.

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