L’Italien – Le Confessionnal des pénitents noirs

Chapitre 3

 

Vivaldi continuait ses visites à la villaAltieri, et peu à peu Elena avait consenti à se trouver en tiersavec lui et sa tante. Leur entretien roulait le plus souvent surdes sujets indifférents ; car la signora Bianchi, appréciantle caractère et les sentiments de sa nièce, savait que Vivaldiréussirait plus sûrement auprès d’elle par la réserve et ladiscrétion que par l’étalage d’une tendresse déclarée. La jeunefille, jusqu’à ce que son cœur fût tout à fait subjugué, pouvaitprendre ombrage d’une poursuite qui s’affichait trop ouvertement,et il faut dire que ce danger diminuait de jour en jour à mesureque les entrevues devenaient plus fréquentes.

La signora Bianchi avait positivement déclaréà Vivaldi qu’il n’avait pas de rival à craindre. Elena,disait-elle, avait constamment repoussé tous les admirateurs quiétaient venus la chercher dans sa retraite ; sa réserveactuelle provenait de la crainte que lui inspirait l’opposition dela famille Vivaldi, et non pas de son indifférence. Ainsi rassuré,le jeune homme cessa de presser Elena, attendant tout de laconfiance qu’il s’attachait à lui inspirer, pendant que sesespérances étaient entretenues par la vielle dame, gagnée à sacause et habile à la plaider.

Plusieurs semaines se passèrent ainsi, au boutdesquelles Elena, cédant enfin aux instances de sa tante et aupenchant de son propre cœur, agréa Vivaldi pour son adorateurdéclaré. On oublia l’opposition de la noble famille ; ou, sil’on s’en souvint, ce fut en conservant le secret espoir de lasurmonter.

Les deux jeunes gens, avec la signora Bianchiet un parent éloigné de cette dernière, le signor Giotto, faisaientquelquefois des excursions dans les délicieux environs de Naples.Vivaldi ne prenait plus la peine de cacher son amour et semblait,au contraire, par la publicité de ses hommages, protester contreles rumeurs injurieuses dont la jeune fille avait été l’objet. Lesouvenir de ce qu’elle avait souffert à cause de lui, l’innocenteconfiance et la douceur qu’elle lui témoignait, tout contribuait àétouffer chez lui les préjugés de rang et de naissance et àfortifier son attachement par une sorte de compassionrespectueuse.

Un soir, Vivaldi, assis près d’Elena dans cemême pavillon témoin de ses premiers aveux, pressait avec ardeurl’union dont il attendait son bonheur. La signora Bianchi n’yopposait aucune objection. Rêveuse et dominée par une sorte depressentiment douloureux, elle regardait vaguement le beauspectacle qu’éclairait à demi le coucher du soleil. La merenflammée par ses derniers rayons, la multitude et la confusion desbarques qui retournaient de Santa Lucia au port de Naples, la belletour romaine qui se dresse sur le môle et les groupes de pêcheursfumant au pied de ses murailles, tous ces tableaux enchanteurssemblaient ne produire sur elle qu’une impression mélancolique.

– Hélas ! murmura-t-elle après unlong silence, qui sait si le beau soleil de ces rivages, quiéclaire au loin ces cimes majestueuses, qui sait s’il brilleralongtemps pour moi et si mes yeux ne se fermeront pas bientôt à cemagnifique spectacle !

Elena gronda doucement sa tante de se livrer àde si tristes pensées. Pour toute réponse la signora Bianchiexprima le vœu ardent de voir le sort de sa nièce assuré. Puis elleajouta :

– Si ce bonheur était retardé, jecraindrais de ne pas vivre assez longtemps pour en être témoin. Unsecret instinct m’avertit que je dois profiter du peu de jours quime restent pour confier mon enfant chérie à la tendresse et à laprotection d’un époux !

À ces mots, Elena, vivement affectée, fonditen larmes et se jeta au cou de sa tante, en s’écriant qu’ellerepoussait de pareils présages, que rien, Dieu merci, ne faisaitprévoir une séparation si prochaine, tandis que Vivaldi, tout ens’élevant comme elle contre des craintes si peu justifiées,s’autorisait des désirs de la vieille dame pour conjurer la jeunefille de rendre au moins quelque tranquillité à sa tante enconsentant à leur prochaine union. Alors la signora Bianchi,prenant dans ses mains celles de sa nièce et celles du jeune homme,reprit d’un ton grave qui cachait mal son émotion :

– Quoi que le ciel ait décidé de moi,monsieur, je vous lègue ma fille, veillez sur elle, et protégez-lacontre les épreuves de la vie avec le même zèle que j’ai mis à l’engarantir.

En achevant ces mots, elle ne put, elle aussi,retenir ses larmes et les essuya en tâchant de sourire, disantqu’elle convenait elle-même du peu de fondement de sesappréhensions, mais que sa raison avait été vaincue par unsentiment qu’elle ne pouvait s’expliquer.

En recevant sa fiancée des mains de la signoraBianchi, Vivaldi, enflammé d’une émotion généreuse, fitintérieurement le serment de tout sacrifier pour conserver ceprécieux dépôt et de consacrer ses efforts et sa vie même, s’il lefallait, au bonheur d’Elena.

La jeune fille, cependant, toujours en larmes,et agitée de mille pensées diverses, ne proférait pas un mot ;enfin, écartant son mouchoir de ses yeux, elle adressa à Vivaldi unregard si tendre, accompagné d’un sourire si doux et si timide, queles vives émotions de son cœur se traduisirent avec une éloquencequi défiait toutes les paroles.

Avant de quitter la villa Altieri, le jeunehomme eut encore un entretien avec la signora Bianchi, où il futconvenu que le mariage aurait lieu la semaine suivante, si Elenapouvait s’y résoudre ; il devait revenir le lendemain pourconnaître ses résolutions. Il rentra à Naples transporté dejoie ; mais ce bonheur fut quelque peu troublé par un messagede son père qui lui ordonnait de venir lui parler.

Comme la première fois, le visage du marquisexprimait un sérieux mécontentement, auquel s’ajoutait un certainembarras. Il fixa sévèrement son fils :

– J’apprends, dit-il, que, malgré madéfense, vous persistez dans vos indignes projets et que vosvisites à cette malheureuse fille ne sont pas moins fréquentesqu’auparavant.

– Si vous parlez, monsieur, d’ElenaRosalba, permettez-moi de vous dire qu’elle n’est pas malheureuse.Je ne crains pas de vous avouer que mon attachement pour elledurera autant que ma vie. Pourquoi donc cette persistance à jugersi mal une personne digne de mon amour ?

– Comme je ne suis pas amoureux d’elle,repris le marquis, et que l’âge de l’enthousiasme crédule est passépour moi, vous trouverez bon que mes opinions ne se règlent qued’après un mûr examen, et que je m’en rapporte avant tout à destémoignages positifs.

– Quels témoignages ? s’écriaVivaldi. Et quel indigne dénonciateur a donc pu si aisément vousconvaincre ? Quel est celui qui ne craint pas d’abuser ainside votre confiance et de conspirer contre mon bonheur ?

Le marquis parut fort blessé des doutes et desquestions de son fils. Il s’ensuivit entre eux un long débat, oùtous deux ne firent que s’irriter mutuellement ; l’insistancede Vivaldi pour connaître le nom du diffamateur d’Elena et lesmenaces du père pour le faire renoncer à sa passion demeurantégalement vaines. Dès lors, Vivaldi, ne voyant dans son père qu’untyran injuste qui prétendait le priver de ses droits les plussacrés, n’éprouva plus aucun scrupule à défendre obstinément saliberté, et se sentit plus impatient que jamais de conclure unmariage qui garantirait l’honneur d’Elena et sa proprefélicité.

Il se remit donc en route le jour suivant pourla villa Altieri, comme il en était convenu, brûlant d’apprendre lerésultat de l’entretien de la signora Bianchi et de sa nièce et lejour auquel le mariage était fixé. En chemin, toutes ses pensées seconcentraient sur Elena ; et il marchait sans regarder autourde lui, jusqu’à ce qu’arrivé à la voûte bien connue, il entendîtces mots résonner à son oreille :

– Ne vas pas à la villaAltieri : la mort est là ! oui, la mort !

C’était bien la même voix qu’il avait déjàentendue ; c’était bien le même moine qu’il entrevit, fuyantdans l’ombre.

À peine revenu de l’effroi où l’avaient jetéces paroles, Vivaldi voulut poursuivre l’apparition et lui demanderqui était mort à la villa Altieri ; mais la pensée lui vintque pour vérifier cet avis effrayant il lui fallait continuer saroute au plus vite. Il s’achemina donc à pas pressés vers lademeure d’Elena.

Une personne indifférente, songeant à l’âgeavancé de la signora Bianchi et tenant compte de ses sinistrespressentiments, aurait tout de suite pensé que c’était d’elle quele moine avait voulu parler ; mais Elena mourante se présentad’abord à l’imagination effrayée de l’amant. Cette affreuse idéel’avait tellement affecté que lorsqu’il arriva à la porte dujardin, les battements de son cœur le forcèrent à s’arrêter. À lafin il reprit courage et, ouvrant une petite porte dont on luiavait confié la clef, il parvint à la maison par un chemin pluscourt. Le silence et la solitude régnaient au-dehors ; lesjalousies étaient fermées ; mais, en approchant du péristyle,il entendit des gémissements étouffés et l’un de ces chantslugubres qui, en Italie, accompagnent les prières autour du lit desmourants. Il frappa fortement à la porte. La vieille Béatrice vintlui ouvrir et, sans attendre les questions de Vivaldi :

– Ah ! monsieur !s’écria-t-elle, qui s’y serait attendu ? Vous l’avez vueencore hier ; elle se portait aussi bien que moi ! etaujourd’hui elle est morte !

– Morte dites-vous ? elle estmorte !

Et Vivaldi s’appuya contre un pilier pour nepas tomber. Béatrice s’avança vers lui pour le soutenir ; illui fit signe de s’arrêter et, respirant avec une extrêmedifficulté :

– Quand est-elle morte ?articula-t-il faiblement.

– Vers les deux heures du matin.

– Je veux la voir, conduisez-moi.

– Ah ! monsieur, c’est un tristespectacle.

– Conduisez-moi, vous dis-je, ou jetrouverai moi-même le chemin.

En parlant ainsi, ses traits étaientbouleversés, ses yeux hagards.

Béatrice, effrayée, prit les devants ; illa suivit à travers plusieurs chambres dont les jalousies étaientfermées. Les chants avaient cessé et rien ne troublait le silencede ces appartements déserts. Arrivé à la dernière porte, sonagitation était si vive qu’il tremblait de tous ses membres.Béatrice ouvrit ; il fit un effort sur lui-même pour avanceret, jetant les yeux autour de lui, il vit agenouillée au pied dulit une personne en pleurs… C’était Elena ! Jeter un cri,courir à elle, puis modérer ses transports de peur qu’elle ne fûtblessée de sa joie au milieu du deuil qui la frappait, ce fut undouble mouvement prompt comme l’éclair. Ses premières émotionscalmées, il ne voulut pas distraire longtemps la jeune fille dessoins pieux par lesquels s’exhalait sa douleur, et ce fut unsoulagement pour elle de voir qu’il les partageait. En la quittant,il s’entretint encore avec Béatrice, et il apprit d’elle que lasignora Bianchi s’était retirée le soir précédent aussi bienportante que d’habitude.

– Vers une heure du matin, dit-elle jefus tirée de mon premier sommeil par un bruit inaccoutumé quivenait de la chambre de madame. J’essayai de me rendormir, mais lebruit recommença bientôt ; puis j’entendis la voix de ma jeunemaîtresse.

« Béatrice ! Béatrice !criait-elle. » Je me levai ; elle vint à ma porte, toutepâle et toute tremblante. « Ma tante se meurt ! medit-elle. Venez vite ! » Et elle s’en alla sans attendrema réponse. Sainte Vierge ! je crus que j’allaism’évanouir…

– Eh bien ? dit Vivaldi, votremaîtresse…

– Ah ! la pauvre dame ! Quandj’arrivai elle était couchée tout de son long, essayant de parleret ne le pouvant pas. Elle conservait cependant saconnaissance ; car elle serrait la main de la signora Elena etfixait sur elle des yeux pleins de tendresse ; quelque chosesemblait lui peser sur le cœur. C’était un spectacle à fendrel’âme ! Ma pauvre jeune maîtresse était abîmée dans ladouleur. On a essayé de toute sorte de remèdes, mais la pauvre damen’a pu avaler ce que le docteur avait ordonné. Sa faiblesseaugmentait à chaque instant. À la fin, son regard, toujours fixésur Elena, est devenu terne et vague ; elle ne paraissait plusdistinguer les objets ; je vis bien qu’elle s’en allait. Samain est restée inerte dans la mienne et le froid de la mort lasaisit. En peu de minutes, elle s’est éteinte entre mes bras ;sans même avoir eu le temps de se confesser. À deux heures dumatin.

Béatrice, ayant cessé de parler, se mit àpleurer et Vivaldi s’attendrit avec elle. Au bout de quelquesinstants, il recommença à interroger la vieille servante sur lessymptômes de la maladie de sa maîtresse.

– Véritablement, monsieur, répondit-elleen baissant la voix, je ne sais que penser de cette mort. On semoquerait de moi, et personne ne voudrait me croire, si j’osaisdire ce que je m’imagine.

– Parlez clairement, dit Vivaldi, et necraignez rien.

– Eh bien, donc, monsieur, reprit-elleaprès quelque hésitation, je vous avouerai que je ne crois pasqu’elle soit morte de sa mort naturelle.

– Comment ? s’écria Vivaldi. Quellesraisons avez-vous de supposer ?…

– Ah ! monsieur, une fin sisubite !… si terrible !… et puis, la couleur duvisage !…

– Grand Dieu ! vous soupçonneriezque le poison…

– Ai-je dit cela ? répliquaBéatrice.

– Qui est venu ici en dernier lieu ?demanda Vivaldi en s’efforçant d’être calme.

– Hélas ! personne ; ellevivait si retirée…

– Quoi ? elle n’a reçu aucune visiteces jours passés ?

– Nulle autre que vous et le signorGiotto. La seule personne qui soit entrée, ici, il y a environtrois semaines, est une sœur du couvent de Santa Maria de la Pietàqui venait chercher les broderies de ma jeune maîtresse.

– Et vous êtes certaine qu’il ne s’estpas présenté d’autres personnes ?

– Aucune, excepté le pêcheur et lejardinier. Ah ! et puis le marchand de macaroni ; car ily a loin d’ici à Naples, et je n’ai guère le temps d’y aller.

– Nous parlerons de cela une autre fois,dit Vivaldi. Mais faites-moi voir le visage de la défunte sansqu’Elena en sache rien ; et surtout, Béatrice, gardezvis-à-vis de votre jeune maîtresse le silence le plus absolu.

– N’ayez crainte, monsieur.

– Croyez-vous qu’elle ait conçu quelquesoupçon, tout comme vous ?

– Pas le moindre, je vous assure.

Vivaldi s’éloigna de la villa Altieri, enméditant sur le sinistre événement dont cette demeure avait été lethéâtre, et sur l’espèce de prophétie du moine, qui se liait d’unesi étrange manière à la mort soudaine de la signora Bianchi. Alors,pour la première fois, l’idée lui vint que ce moine, cet inconnu,pouvait bien être Schedoni lui-même, dont il avait remarqué depuispeu les fréquentes visites chez la marquise sa mère. Cettesupposition donna naissance à un soupçon, qu’il repoussa d’abordavec horreur, mais qui revint bientôt avec plus de force assiégerson esprit. Cependant, en cherchant à se rappeler la voix et lafigure de l’inconnu pour les comparer à celles du confesseur, ilcrut trouver entre elles une assez grande différence. Celan’empêchait pas que l’inconnu, s’il n’était pas Schedoni lui-même,ne pût être un de ses agents. Tous deux – si en effet ils étaientdeux – mis en campagne par sa famille. Indigné des lâches manœuvresemployées contre son amour, et brûlant de connaître le dénonciateursecret d’Elena, il se détermina à tout tenter pour découvrir lavérité, soit en forçant le confesseur de sa mère à la lui avouer,soit en poursuivant dans les ruines de Paluzzi le mystérieuxinconnu qui obéissait à l’influence de Schedoni.

Le couvent de Santa Maria de la Pietà, dontBéatrice lui avait parlé, fut aussi l’objet de ses réflexions. Ilétait difficile de croire qu’Elena y eût des ennemis. Depuisquelques années, elle était liée avec les religieuses ; et lesbroderies dont Béatrice avait parlé expliquaient assez la nature deces relations. Cette circonstance, qui mettait en lumière le peu defortune d’Elena et les habitudes laborieuses par lesquelles elle ysuppléait, augmentait encore la tendre admiration que Vivaldi avaitconçue pour elle. Cependant son esprit revenait sans cesse sur lessoupçons d’empoisonnement que Béatrice lui avait communiqués. Ilpensa que ses doutes seraient fixés par la vue du corps de lapauvre dame. Béatrice avait promis de le lui montrer le soir même,lorsque Elena se serait retirée dans sa chambre.

Cette démarche, au fond, lui inspiraitquelques scrupules ; il hésitait à s’introduire secrètementdans la maison d’Elena, quand l’orpheline était encore sous le coupd’événements si douloureux. Il sentit pourtant la nécessité de s’yrendre avec un médecin pour constater les véritables causes de lamort.

C’est ainsi qu’il se trouva forcé de remettreà un moment plus favorable la poursuite du mystérieux inconnu.

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