L’Italien – Le Confessionnal des pénitents noirs

Chapitre 12

 

Le jour naissant découvrit aux voyageurs lelac de Celano qui baignait le pied des Apennins ; et Vivaldijugea prudent de se diriger vers ce point qui se trouvait à égaledistance de la grande route et du couvent de San Stefano. Ilstraversèrent un terrain planté d’oliviers où des paysans quitravaillaient leur indiquèrent une route conduisant d’Aquila àCelano. En descendant dans la plaine, ils arrivèrent en vue d’unemaisonnette ombragée par un bouquet d’amandiers. C’était unelaiterie appartenant à quelques bergers qui de là veillaient surleurs troupeaux. Le principal d’entre eux, vieillard vénérable,vint au-devant des étrangers et les conduisit dans la laiterie oùl’on s’empressa de leur offrir de la crème, du fromage de lait dechèvre, du miel odorant et des figues sèches. Elena, plus accabléeencore de ses inquiétudes que de ses fatigues, se retira aprèsdéjeuner. Vivaldi s’assit sur un banc devant la porte ; etPaolo, placé en sentinelle sous les amandiers, fit honneur à lacollation en repassant en lui-même les divers incidents duvoyage.

Quand Elena reparut, Vivaldi lui proposa delaisser passer la chaleur du jour avant de se remettre enroute ; et, comme il la croyait pour l’instant à l’abri desatteintes de leurs persécuteurs, il renouvela ses instances sur lesujet qui lui tenait le plus à cœur, en lui démontrant tous lesdangers auxquels elle continuerait d’être exposée si elle n’avaitrecours à la sainte protection du mariage. Pensive et abattue,Elena l’écoutait en silence. Elle convenait de la justesse de sesraisons, mais elle en revenait, comme toujours, au manque dedélicatesse dont sa conscience aurait à souffrir si elle persistaità s’introduire de force dans une famille qui lui avait marqué tantde répugnance. Sans doute, la barbarie dont on avait fait montre àson endroit la dispensait-elle de toute générosité envers desennemis si cruels ; mais elle ne pouvait se décider à prendreprécipitamment un parti dont dépendait le sort de sa vieentière.

– Je m’en rapporte à vous, dit-elle à sonamant : puis-je vous donner ma main, lorsque votre mère…

– Ah ! ne me parlez pas de mamère ! interrompit Vivaldi. Ne me faites pas souvenir que soninjustice et sa cruauté vous avaient réservé la plus horrible desdestinées !

En parlant ainsi, Vivaldi marchait à grandspas, la figure contractée par une émotion douloureuse. Il revintquelques moments après s’asseoir auprès d’Elena. Plus calme, il luiprit la main et lui dit d’un ton pénétré :

– Elena, vous savez à quel point vousm’êtes chère. Il y a longtemps déjà que vous m’avez promis,solennellement promis, en présence de celle qui n’est plus mais quiregarde d’en haut, que vous seriez à moi, vous qu’elle a léguée àmon amour !… Au nom de cette mémoire qui doit nous êtresacrée, je vous conjure de ne pas m’abandonner à mon désespoir etde ne point céder à un trop juste ressentiment, en sacrifiant lefils à la cruelle politique de la mère ! Ni vous ni moi nousne pouvons prévoir les pièges qui seront tendus sous nos pas dèsque l’on apprendra que vous n’êtes plus à San Stefano. Si noustardons à nous unir par des liens indissolubles, je sais, je sensque vous êtes à jamais perdue pour moi !…

Elena, vivement émue, fut pendant quelquetemps hors d’état de répondre. Enfin, essuyant ses larmes, elle dità Vivaldi :

– Le ressentiment, mon ami, ne peut avoiraucune part à ma résolution, mais la fierté insultée a des droitsqu’elle ne saurait abjurer ; et peut-être les circonstances oùje me trouve me font-elles une loi, si je veux me respectermoi-même, de renoncer à vous…

– Ciel ! interrompit Vivaldi enattachant sur elle un regard désolé. Renoncer à moi !… Dites,Elena, dites, est-ce possible ?…

– Hélas ! répondit-elle, je crains,en effet, de ne pas le pouvoir !

– Vous le craignez ! Ô Dieu !dites-moi plutôt, dites-moi que vous espérez vous conserver à moi,et l’espérance alors renaîtra dans mon cœur !

La chaleur avec laquelle il s’exprimait fitsortir l’orpheline de la réserve qu’elle s’était imposée et,oubliant ses irrésolutions, elle lui dit avec un sourire d’uneinexprimable douceur :

– Je ne veux me livrer ni à la crainte nià l’espérance, et je ferai mieux de n’écouter que mon cœur ;car, j’ai beau dire, je crois que je ne pourrai jamais renoncer àvous. Non, je ne saurais supporter l’idée que vous doutiez de monattachement, ne fût-ce qu’un instant ! Et comment pouvez-vouscroire que je sois insensible au vôtre, que je sois capabled’oublier les périls que vous avez bravés pour m’arracher à maprison, et d’abjurer tout sentiment de reconnaissance ?

– Ah ! voilà le mot cruel que je nepuis entendre ! s’écria Vivaldi. De la reconnaissance !Je ne sais si je n’aimerais pas mieux votre haine que ce sentimentfroid et raisonné qui prend le caractère du devoir.

– Ce mot a pour moi un sens biendifférent que celui que vous y attachez, reprit Elena toujourssouriante. Il comprend tout ce que l’affection peut avoir de tendreet de dévoué et, si c’est un devoir, l’obéissance qu’il entraîneest pleine de douceur.

– Ah ! chère Elena, répondit lejeune homme, j’en crois votre aimable sourire plus encore que votreexplication ; mais, je vous en supplie, n’employez plus avecmoi ce mot banal de reconnaissance ! Ma confiance s’affaiblitquand je l’entends prononcer.

Ils en étaient là de leur entretien quandPaolo survint avec un air de mystère.

– Monsieur, dit-il à voix basse, commej’observais les environs de dessous ce couvert d’amandiers, quicroiriez-vous que j’ai vu descendre la côte qui est là-bas ?Les deux individus qui nous avaient rejoints après le passage dupont. Ils n’ont plus leurs manteaux, ce sont des carmes déchaussés.Oh ! je les ai bien reconnus, ils suivent nos tracespeut-être ; j’ai idée que ce sont des capucins qui nousguettent.

– Je les aperçois en effet, dit Vivaldiqui s’était levé. Ils quittent la route et viennent de ce côté. Oùest notre hôte ?

– Le voici, répondit Elena, cependant quele berger entrait.

– Mon bon ami, lui dit Vivaldi, je vousprie instamment de ne pas laisser entrer chez vous ces deux moinesque vous voyez venir et de faire en sorte qu’ils ne sachent pasquels hôtes vous avez reçus : ils nous ont déjà inquiétés surla route.

Et comme le paysan paraissait étonné, Paolo sehâta d’ajouter :

– Pour tout vous dire, mon ami, car monmaître est très discret, nous avons été obligés de nous tenir surnos gardes quand nous les avons rencontrés. Sans cela nos pochesauraient pu se retrouver plus légères. Ce sont des gens adroits etje crois, entre nous, que ce sont des bandits déguisés.

– Oh ! oh ! fit le paysan.

– Au surplus, poursuivit Paolo, l’habitqu’ils portent favorise leur entreprise, en ce temps de pèlerinage.Faites la sourde oreille s’ils vous demandent d’entrer chezvous ; sinon, après leur départ, vous pourriez bien trouver àl’étable quelques bêtes de moins.

Le vieux berger leva les mains et les yeux auciel.

– Ce que c’est que le monde !fit-il. Je vous remercie bien de votre avis ; ces gens-là nepasseront pas le seuil de ma porte. Et s’ils voulaient memaltraiter pour cela, vous viendriez à mon aide, n’est-cepas ?

– N’en doutez pas mon ami, ditVivaldi.

Et le berger sortit de la maison. Ilss’enfermèrent, et Paolo se hasarda à regarder au travers de lajalousie. Elena tremblante dit à voix basse à Vivaldi :

– J’ai peur. Si c’étaient de vraispèlerins, leur route ne les mènerait pas dans ce pays désert. Onles aura envoyés après nous, et ils auront été instruits par ceuxque nous avons rencontrés du chemin que nous avons pris.

– Ce n’est guère probable, réponditVivaldi. Cependant il est possible aussi que ce ne soient que desreligieux retournant à quelque couvent situé sur le lac deCelano.

– Je n’entends ni ne vois rien, dit Paoloen quittant la jalousie.

Un moment après, ils entendirent la voix duvieux berger qui disait :

– Ils sont partis, vous pouvezouvrir.

– Quel chemin ont-ils pris ? demandaVivaldi en faisant entrer le vieillard.

– Je ne puis le dire, monsieur, car jeles ai perdus de vue.

– Moi, dit Paolo hardiment, je les ai vusse diriger vers ce bois là-haut.

– Ce serait bien possible, répondit leberger.

– Et vous pouvez être sûr, reprit levalet en jetant un regard d’intelligence à son maître, qu’ils setiennent cachés là pour quelque méchant dessein. Vous feriez biend’envoyer quelqu’un les observer, car vos troupeaux pourraient seressentir de ce mauvais voisinage.

– Pourtant, mon ami, reprit Vivaldi,n’ayez aucune crainte pour vous. Ces gens-là n’en veulent qu’à nousseuls, je vous en réponds. Mais, comme j’ai sujet de me défierd’eux et que je ne voudrais pas les retrouver sur ma route, jedonnerai quelque chose à l’un de vos garçons s’il veut allerjusqu’au bois, du côté de Celano, et de s’assurer s’ils ne sont pasembusqués sur cette route.

Le vieillard y consentit et donna sesinstructions à un jeune homme qui partit sur-le-champ et qui revintplus tôt qu’on ne l’attendait. Il n’apportait aucune nouvelle desdeux carmes. Il les avait d’abord aperçus dans le bois, au bas d’unchemin creux ; il avait alors monté la côte, mais les avaitperdus de vue.

Vivaldi, qui avait consulté Elena pour savoirs’ils devraient ou non continuer leur route, posa encore quelquesquestions au jeune berger ; puis, convaincu que les deuxvoyageurs n’avaient pas pris la route de Celano ou que, s’ilsl’avaient prise, ils avaient déjà beaucoup d’avance, il proposa departir et de marcher sans se presser.

– Nous n’avons rien à craindre de cesgens-là, ajouta-t-il. Ce que je crains plutôt, c’est que la nuit nenous surprenne avant que nous soyons à Celano, car la route estmontueuse et difficile, et nous ne la connaissons pas bien.

Elena ayant approuvé cette décision, ilsprirent congé du vieillard qui leur donna quelques instructions surla direction à suivre. Arrivés dans le chemin creux où le jeunegarçon avait vu les carmes, l’orpheline promena de tous côtés desregards inquiets, tandis que Paolo, tantôt silencieux, tantôtchantant et sifflant pour s’étourdir, sondait de l’œil chaquebuisson qui pouvait receler des gens mal intentionnés. La route,après avoir traversé la vallée, conduisait à des montagnescouvertes de troupeaux. Le soleil était près de se coucher lorsque,de la hauteur où nos voyageurs étaient parvenus, ils découvrirentle grand lac de Celano et l’amphithéâtre de montagnes quil’environne.

Les voyageurs s’arrêtèrent pour admirer cespectacle et faire reposer leurs chevaux. Les rayons du soleil,réfléchis sur une nappe d’eau de dix-huit à vingt lieues depourtour, éclairaient les villes et les nombreux villages, lescouvents et les églises qui décorent les bords du lac, lesbigarrures variées que les diverses cultures donnent à la terre etles montagnes colorées de pourpre qui formaient le fond de ce richepaysage. Elena, malgré son inquiétude, était encore sensible à tantde beautés.

– Voyez, disait-elle à Vivaldi, le calmedu rivage, le mouvement onduleux de ces eaux, qui semblent setrouver à l’étroit dans leur vaste bassin, et comme la grâcecontraste partout ici avec la grandeur !

De son côté, Vivaldi montrait à sa compagne,sur une hauteur à l’ouest, l’Albe moderne, dominée par les ruinesde son ancien château qui fut le tombeau de plusieurs princesdépouillés par Rome.

– C’est dans ces beaux lieux aussi,ajouta-t-il, qu’un empereur romain s’est transporté pour y jouir duspectacle le plus cruel. C’est ici que Claude donna une fête pourcélébrer l’achèvement de l’aqueduc qui portait les eaux du lac deCelano à Rome. Un combat naval eut lieu sous ses yeux, où un grandnombre d’esclaves périrent pour son amusement. Ces eaux si puresfurent teintées de sang humain et souillées de cadavres au milieudesquels flottaient triomphalement les galères dorées del’empereur…

– Monsieur, dit Paolo, se hasardant àinterrompre son maître, il me vient une idée. C’est que, pendantque nous sommes ici à admirer la nature et à parler de l’antiquité,nos deux carmes pourraient bien être dans quelque coin, prêts àtomber sur nous à l’improviste. Ne ferions-nous pas mieuxd’avancer ?

– Tu as peut-être raison, dit Vivaldi, etnos chevaux sont en effet assez reposés.

Ils descendirent la montagne. Elena,silencieuse et abattue, se livrait à ses réflexions sur la gravitédu parti qu’elle avait à prendre et dont dépendait toute sadestinée. Tandis que Vivaldi, qui l’observait, tremblait que cetteréserve ne fût que l’effet d’une secrète indifférence. Cependant ils’abstint de laisser voir ses craintes et de renouveler sesinstances jusqu’à ce qu’il eût placé l’orpheline dans un asile sûr,où elle se trouvât maîtresse d’accueillir ou de rejeter ses offres.Cette délicatesse était, sans qu’il s’en doutât, le moyen le plussûr d’agir sur le cœur d’Elena. Ils arrivèrent à Celano avant lanuit close. Vivaldi, à la prière de sa compagne, alla s’informerdans la ville s’il y trouverait un couvent où elle pût être admisele soir même ; mais il apprit qu’il n’y avait dans Celano quedeux communautés de femmes, toutes deux fermées aux étrangers.Cependant Paolo, qui avait pris des renseignements de son côté,vint leur dire que dans une petite ville à peu de distance, sur lesbords du lac, il y avait un couvent de femmes très hospitalier. Cetendroit, moins fréquenté que Celano, était par cela même plusconvenable. Vivaldi proposa de s’y rendre et la jeune fille yconsentit, malgré sa fatigue. Ils suivirent les contours de labaie, et parvinrent bientôt à la ville qui consistait en une seulerue bordant le rivage du lac. Ils se firent conduire au couvent desursulines. La tourière alla avertir l’abbesse pendant qu’Elenaentrait au parloir et que Vivaldi attendait à la porte pour savoirsi elle serait reçue. L’abbesse fit inviter Vivaldi à venir luiparler, lui dit qu’elle gardait la jeune fille et l’adressalui-même à un couvent de bénédictins du voisinage. Il prit alorscongé d’Elena, non sans un certain serrement de cœur, quoique lescirconstances ne fussent pas alarmantes. Elle-même éprouva unsentiment d’abattement lorsqu’elle se trouva de nouveau seule aumilieu de personnes étrangères. Les attentions de l’abbesse ne l’enpurent distraire ; il lui sembla qu’elle était pour les sœursun objet de curiosité, et elle se hâta de se dérober à leur examenen se retirant dans l’appartement qu’on lui avait préparé.

Vivaldi fut bien reçu par les bénédictins àqui leur situation isolée faisait mieux apprécier la visite d’unétranger. Sensibles aux attraits d’une conversation dont ilsétaient habituellement privés, l’abbé et quelques religieuxveillèrent assez tard avec le jeune homme. Lorsque enfin il se futretiré dans sa chambre, de nouvelles pensées vinrent en foulel’assaillir. Il ne songea plus qu’au malheur affreux quil’attendait s’il venait à perdre Elena. Maintenant qu’elle avaittrouvé un asile, il n’avait plus de motif pour observer la réservequ’elle semblait lui avoir imposée. Il se décida donc à revenir dèsle lendemain avec elle sur le sujet qui occupait toute son âme, età lui exposer de nouveau toutes les raisons qui pouvaient ledécider à serrer promptement les liens de leur mariage. Il nedoutait pas d’ailleurs qu’il ne trouvât facilement un prêtredisposé à bénir cette union qui assurerait enfin son bonheur etcelui d’Elena, en dépit des efforts acharnés de leurs ennemis.

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