L’Italien – Le Confessionnal des pénitents noirs

Chapitre 11

 

Elena, bien cachée sous l’habit et le voileque sœur Olivia lui avait donnés, descendit dans la salle duconcert et se mêla aux religieuses qui y étaient déjà rassemblées.À l’arrivée de l’abbesse, la crainte d’être reconnue s’emparad’elle et son trouble même faillit la trahir ; mais lasupérieure, après avoir causé quelques instants avec le père abbéet quelques étrangers de distinction, s’assit dans son fauteuil etle concert commença. Le coup d’œil ne manquait ni d’éclat ni degrandeur. Dans une belle salle voûtée, illuminée par un nombreinfini de bougies, cinquante religieuses environ, dont l’uniformeavait autant de grâce que de simplicité, étaient groupées autour dela supérieure au maintien majestueux et sévère et contrastaientavec les têtes vénérables de l’abbé et de ses religieux, placés endehors de la grille qui coupait la salle en deux parties. Près del’abbé se tenaient plusieurs étrangers de distinction, vêtus del’habit napolitain dont la coupe élégante et les couleursbrillantes se détachaient sur l’aspect sombre du costumemonastique. Ce côté de la salle attirait toute l’attention d’Elenaqui espérait y apercevoir Vivaldi ; mais le concert finit sansqu’elle eût pu le découvrir. On passa dans l’appartement où lacollation était préparée, et qui, comme la salle précédente, étaitdivisé par une grille en parloirs intérieurs et extérieurs. L’unpour l’abbesse et ses religieuses ; l’autre pour les révérendspères et les étrangers. Parmi ceux-ci, Elena remarqua un personnagecaché sous son chapeau de pèlerin et qui semblait assister à lafête sans y prendre part. Elle crut reconnaître l’air et ladémarche de Vivaldi ; mais un reste d’incertitude lui fitattendre quelque nouveau trait de ressemblance. Tandis qu’ellefixait les yeux sur lui, l’étranger se découvrit ; c’était eneffet Vivaldi. Le cœur palpitant, et sûre d’être reconnue, elles’avança vers la grille sans lever son voile. Vivaldi avait laissésur le rebord un petit papier plié et, avant qu’elle pût elle-mêmelui remettre le sien, il s’était prudemment éloigné. Comme elleallait prendre ce papier, une religieuse qui s’était approchée lefit tomber à terre avec sa manche ; et l’orpheline demeuraimmobile et pleine d’anxiété, s’attendant à chaque instant à voirla religieuse ramasser le billet et le porter à l’abbesse. Sescraintes se dissipèrent quand ladite religieuse poussa négligemmentdu pied le billet dans un coin ; mais elles se renouvelèrentavec plus de force quand elle vit la sœur s’approcher de l’abbessepour lui dire quelques mots à l’oreille. Elle ne douta pas queVivaldi n’eût été reconnu, et que le papier n’eût été laissé parterre à dessein pour qu’elle fût tentée elle-même de se trahir enle ramassant. Tremblante et près de succomber à ses terreurs, elleobservait la contenance de l’abbesse pendant qu’elle écoutait lareligieuse, et elle crut lire sa destinée dans l’air sévère et lessourcils froncés de l’impérieuse femme. Elle voyait cependants’écouler le temps qui devait servir à sa délivrance ; maischaque fois qu’elle osait regarder autour d’elle, elle se figuraitque la supérieure et la religieuse suivaient tous ses mouvements etne la perdaient pas de vue. Après une heure passée dans cettepénible situation, la collation prit fin. Pendant le mouvementgénéral qui se fit alors, Elena se rapprocha de la grille etramassa vivement le billet de Vivaldi. Elle le cacha dans sa mancheet suivit de loin l’abbesse et les religieuses qui quittaient lasalle. En passant à côté de sœur Olivia, elle lui fit un signe etse rendit à sa cellule. Arrivée là, elle ferma bien vite sa portede l’intérieur et, seule enfin, déplia le papier ; mais, dansson impatience, elle laissa échapper la lampe de ses mains et setrouva dans l’obscurité. Elle tomba dans un véritable désespoir.Aller chercher de la lumière, c’était se trahir, c’étaitcompromettre sœur Olivia qui lui avait donné le moyen d’être libre,c’était s’exposer à être jetée en prison sur-le-champ. Attendreétait affreux. Attendre quoi ? Il ne lui restait d’espéranceque dans la visite de sœur Olivia qui pouvait peut-être venir troptard pour qu’il lui fût encore possible de suivre les instructionsde Vivaldi. Et cependant elle tournait et retournait entre sesmains ce malheureux billet qui renfermait son sort, son avenir, savie, et dont elle ignorait le contenu ! Horriblesituation ! Au milieu de ses angoisses, elle entendmarcher ; une lumière brille à travers la porte ; onl’appelle tout bas, c’est sœur Olivia ! La jeune fille ouvre,prend la lampe des mains de la religieuse et, pâle et tremblante,lit avec avidité le billet qui lui donnait rendez-vous à la grilledu jardin des religieuses, où le frère Geronimo l’attendait et oùVivaldi viendrait la rejoindre pour la faire sortir de l’enceintedu couvent. Son amant ajoutait que des chevaux seraient prêts aubas de la montagne, pour la conduire où elle voudrait, et laconjurait de ne pas perdre un instant. Elena, désespérée, donna lepapier à sœur Olivia en lui demandant conseil. Il s’était écouléune heure et demie depuis le moment où Vivaldi écrit qu’il n’yavait pas de temps à perdre. Dans cet intervalle, que decirconstances peut-être avaient rendu impraticable un projetd’évasion que le mouvement de la fête avait d’abord favorisé. Lagénéreuse sœur Olivia partageait toutes les inquiétudes de sonamie. Cependant, après une minute de réflexion, elle lui dit dereprendre courage.

– Le voile qui vous a cachée jusqu’àprésent, ajouta-t-elle, peut vous protéger encore. Il nous faudratraverser le réfectoire où soupent celles de nos sœurs qui n’ontpas assisté à la collation, et elles resteront là jusqu’à ce quel’office les rappelle à la chapelle. Si nous attendions jusqu’à cemoment-là, nous ne pourrions plus passer.

Convaincues qu’il n’y avait pas d’autre partià prendre, elles s’acheminèrent sur-le-champ vers le jardin.Plusieurs sœurs les rencontrèrent sans faire attention à Elena qui,en passant près de l’appartement de la supérieure, baissa son voileavec plus de soin. Tout à coup, elle se trouva en face de l’abbesseelle-même qui revenait de jeter un coup d’œil sur les religieusesréunies au réfectoire et qui s’étonnait de n’y avoir pas vu Elena.Elle s’effaça autant qu’elle put derrière sœur Olivia ; etcelle-ci, ayant répondu tant bien que mal aux questions del’abbesse, se remit en marche vers le réfectoire, suivie de sonamie qui tremblait comme une feuille. Les religieuses, occupées deleur souper, ne prirent pas garde à elles. Arrivées à la porte dujardin, elles se croisèrent souvent avec des sœurs qui servaient oudesservaient la table. Une de celles-ci, au moment où ellesouvraient la porte, leur demanda pourquoi elles allaient du côté dela chapelle. Avaient-elles déjà entendu la cloche ? À cettequestion, Elena troublée saisit le bras de son amie pour l’engagerà presser le pas ; mais sœur Olivia, plus prudente, alléguaavec calme un motif de dévotion particulière. Puis toutes deuxreprirent leur chemin. Comme elles traversaient le jardin, lacrainte que Vivaldi ne se trouvât plus à l’endroit indiqué par luiémut si fort la pauvre Elena qu’elle s’arrêta incapable de sesoutenir. Mais sœur Olivia lui montrant un bosquet que la lunecommençait à éclairer, murmura à son oreille :

– Là derrière, sous cette allée decyprès, est notre in pace.

Ce mot ranima les forces d’Elena ; elleredoubla d’efforts pour atteindre la porte de la grille quisemblait reculer devant elle. Enfin, elles y arrivèrent. Elenafrappa doucement dans ses mains ; c’était le signal convenu.Elle attendit la réponse avec une inexprimable anxiété. Enfin troispetits coups se firent entendre ; puis la clef tourna dans laserrure, la porte s’ouvrit et deux personnes parurent. Une voixconnue prononça le nom d’Elena ; et, à la lueur d’une lanternesourde que tenait Geronimo, l’orpheline reconnut Vivaldi quis’élança vers elle.

– Ô ciel ! dit-il d’une voixtremblante de joie et en lui prenant la main, est-il possible quevous soyez encore à moi ! Si vous saviez ce que j’ai souffertpendant cette heure mortelle.

Alors il remarqua sœur Olivia et fit un pas enarrière ; mais Elena le rassura en lui apprenant quellereconnaissance ils devaient tous deux à la religieuse.

– Ce n’est pas le moment desexplications, interrompit Geronimo, nous n’avons déjà perdu quetrop de temps.

– Adieu, chère Elena, dit sœur Olivia.Puisse le ciel vous protéger !

– Adieu, ma tendre amie, répondit lajeune fille. Je ne vous verrai plus, mais je vous aimerai toujours.Vous m’avez promis de me donner de vos nouvelles :souvenez-vous du couvent de la Pietà.

Les deux amies s’arrachèrent des bras l’une del’autre, et l’orpheline franchit la porte. Comme nos fugitifssuivaient l’avenue qui conduisait à l’église, Vivaldi, craignant derencontrer quelque religieux, demanda s’il ne pourrait éviter depasser par le lieu saint ; mais Geronimo déclara que c’étaitimpossible. Ils y entrèrent donc ; l’église était déserte. Ilsarrivèrent à une issue latérale qui communiquait avec une grotte oùl’on gardait une madone appelée Notre-Dame du Mont-Carmel, devantlaquelle une lampe brûlait nuit et jour. Leur guide pénétra dansl’enceinte où se trouvait la madone et ouvrit une petite portedonnant sur un passage étroit et tortueux pratiqué dans le roc.Tout à coup, Elena se rappela que, d’après la description que luiavait faite sœur Olivia, ce passage devait être celui quiconduisait à l’in pace. Alarmée à l’idée que Geronimo lestrahissait, elle refusa d’aller plus loin.

– Où nous conduisez-vous ? luidit-elle.

– Où vous devez aller, répondit le frèred’une voix sourde.

Et ces mots, qui augmentèrent les alarmesd’Elena, ne laissèrent pas d’inquiéter Vivaldi.

– Si votre dessein est honnête, dit lajeune fille, pourquoi ne pas nous mener à quelque porte du couventau lieu de nous diriger à travers ce labyrinthesouterrain ?

– Parce que les autres portes sontobstruées par des troupes de frères lais et de pèlerins, réponditGeronimo d’une voix rude. Le signor passerait bien au milieud’eux ; mais alors que deviendrait la jeune dame ? Ausurplus, vous avez su tout cela d’avance et c’est volontairementque vous vous êtes fiés à moi. Ce passage débouche sur des rochers.J’ai couru jusqu’ici assez de risques et je ne veux plus perdre montemps. Si vous ne voulez pas me suivre, je vous laisse, et vousvous tirerez d’affaire comme vous pourrez.

Il allait refermer la porte, lorsque Vivaldicomprenant les suites que pouvait avoir sa défiance, et d’ailleursun peu tranquillisé par l’indifférence apparente du frère,s’appliqua à l’apaiser et à encourager Elena. Cependant, tandisqu’il s’engageait en silence dans les détours du passage, se tenantprêt à toute éventualité, il tendit une main à Elena et prit sonépée de l’autre. Ce passage était fort long, et, avant qu’ilsfussent parvenus à l’autre extrémité, ils entendirent des chantsrésonner à quelque distance.

– Qu’est cela ? dit Elena. D’oùpartent ces sons ?

– De la grotte que nous venons dequitter, dit Geronimo. C’est la dernière antienne des pèlerins à lachapelle de Notre-Dame. Je vois par là qu’il est minuit.Dépêchez-vous donc, signor, il faut que je m’en aille.

Les fugitifs, apprenant ainsi que la retraiteleur était coupée, résolurent d’avancer à tout risque. Encontinuant leur marche, ils entendirent encore le son des clochesqui leur parvenait faible et sourd à travers la muraille duroc.

– Voilà le premier coup des matines, ditGeronimo d’un air alarmé. Il faut que je vous quitte. Hâtez-vous,madame.

Cette recommandation était inutile ; carà ce moment Elena doublait le pas pour atteindre une porte qui luiparaissait être l’issue tant désirée. En passant, elle aperçutl’entrée d’une espèce de chambre pratiquée dans le roc, où brillaitune faible lumière ; mais, sans s’arrêter à y jeter les yeux,elle se dirigea rapidement vers la porte. Geronimo donna lalanterne à Vivaldi et se mit en devoir d’ouvrir la serrure pendantque le jeune homme se préparait à lui remettre le salaire convenu.Mais la porte ne cédait pas. Geronimo, se retournant, ditfroidement :

– Je crains que nous ne soyons trahis. Ily a deux serrures : la seconde est fermée, et je n’ai la clefque de la première.

– Oui, oui, nous sommes trahis, répliquaVivaldi d’un ton ferme, mais je vois trop bien quel est letraître ! N’espérez pas, malheureux, que votre dissimulationvous sauve. Rappelez-vous ce que je vous ai dit, et réfléchissezencore s’il est bien de votre intérêt de nous perdre. Ouvrez cetteporte ou attendez-vous à tout. Quelque peu de prix que j’attache àma vie, je n’abandonnerai pas cette jeune dame aux horreurs de sasituation.

Elena, rassemblant tout son courage, s’efforçade calmer Vivaldi et d’arrêter les violences auxquelles il étaitprès de se livrer. Soit que le jeune homme fût désarmé par sesprières, soit que l’air d’innocence du frère lui en imposât, ilcessa d’exhaler sa colère en plaintes inutiles et se mit lui-même àessayer de forcer la porte ; tentative aussi vaine quedésespérée. Retourner sur leurs pas était impossible ; lespèlerins et les dévots remplissaient l’église et la grotte enattendant l’office du matin. Geronimo cependant, toujoursimpassible et dédaignant de se justifier, leur indiqua une dernièrechance de salut : il fut convenu qu’il retournerait dansl’église pour voir s’il n’y avait quelque moyen de les faire sortirpar la grande porte. Il les ramena dans la chambre où ils avaientvu de la lumière en passant, et s’en alla.

L’espérance qu’il leur laissait en s’éloignants’affaiblit peu à peu, à mesure qu’il tardait à revenir, et bientôtl’anxiété des fugitifs devint extrême. L’air froid et l’odeurterreuse du caveau où ils se trouvaient rappelaient à Elena lachambre sépulcrale que sœur Olivia lui avait décrite et qui avaitvu mourir la religieuse condamnée. La chambre était taillée dans leroc, n’ayant qu’une étroite ouverture grillée dans le haut pouraérer un peu ; on n’y voyait d’autres meubles qu’une table, unbanc et une lampe qui jetait une lueur vacillante et pâle. Cettelampe allumée, s’ajoutant aux autres apparences, fit croire à Elenaqu’elle avait bel et bien été conduite dans la prison même quel’abbesse lui avait réservée. Saisie d’horreur, elle parcouraitcette chambre des yeux, cherchant à y découvrir quelque objet quipût confirmer ou infirmer ses soupçons. Elle aperçut dans un coinécarté un indice qui lui parut non équivoque ; c’était ungrabat qui sans doute avait été le lit de mort de la malheureuserecluse, et elle crut y voir encore la trace laissée par soncadavre. Tandis que Vivaldi la pressait de lui expliquer les causesde la terreur dont elle semblait frappée, leur attention futattirée par un profond soupir qu’ils entendirent près d’eux. Elenasaisit vivement le bras du jeune homme.

– Ce n’est pas un jeu de mon imagination,dit celui-ci. Vous l’avez entendu aussi ?

– Oui, répondit Elena.

– Quelqu’un est caché ici, repritVivaldi, mais rassurez-vous, j’ai mon épée !

– Écoutons encore, je l’entends, ditElena.

– La plainte part de très près, reprit lejeune homme, mais cette lampe jette si peu de clarté !… Quiest là ?

Personne ne répondit. Alors Vivaldi, prenantla lampe et la promenant tout autour du caveau, découvrit unepetite porte, en même temps qu’il entendait des accents pareils auxélans de ferveur d’une personne en prière. Il poussa la porte, quine résista pas, et se trouva à sa grande surprise en présence d’unreligieux agenouillé au pied d’un crucifix, et si profondémentabsorbé dans sa dévotion qu’il ne s’aperçut pas de l’arrivée d’unétranger. C’était un moine à cheveux blancs. La douceur et lamélancolie empreintes sur ses traits touchèrent Vivaldi etinspirèrent quelque confiance à Elena. Tiré de son recueillementpar la voix du jeune homme, le religieux témoigna un vif étonnementet s’informa du motif de sa présence et de celle d’une femme dansce lieu. Vivaldi lui dit franchement quelle était sa situation etlui fit part de son embarras. Le religieux l’écoutait avec uneprofonde attention, jetant des regards compatissants tantôt surlui, tantôt sur Elena. La pitié qui le sollicitait en faveur de cesétrangers semblait combattue par quelque considérationpuissante.

– Ma fille, dit-il, si je me trompe,c’est bien vous que j’ai vue ce matin dans l’église. C’est vous quiavez protesté contre les vœux qu’on voulait vous faireprononcer ? Ignoriez-vous, mon enfant, les conséquencesterribles d’un semblable refus.

– Hélas ! dit Elena, je n’avais lechoix qu’entre deux malheurs.

– Saint homme, dit Vivaldi, je ne puiscroire que vous soyez de ceux qui oppriment l’innocence ou quiaident à la persécuter. Ah ! si vous connaissiez les malheursde cette jeune personne, si vous saviez que, seule au monde,orpheline, elle a été arrachée à sa demeure au milieu de la nuit,que des scélérats masqués l’ont amenée ici de force sur l’ordre depersonnes étrangères, qu’il ne lui reste pas un seul parent, pas unprotecteur naturel qui puisse défendre sa liberté et la réclamerdes mains de ses ennemis ! Oh ! mon bon père, si voussaviez tout cela, vous n’hésiteriez pas à prendre pitié d’elle et àla sauver !

Le religieux arrêta de nouveau sur Elena unregard plein de compassion.

– Tout cela peut être vrai, dit-il,mais…

– Je vous comprends, mon père, vousvoudriez des preuves. Mais comment vous en fournir ici ?Ah ! je vous en conjure, fiez-vous à ma parole de gentilhomme.Et si Dieu vous inspire quelque désir de nous secourir, cédez-ysur-le-champ : il en est encore temps, personne ne vient.Hâtez-vous.

– Pauvre créature ! disait le pèrecomme pour lui-même mais assez haut pour être entendu. Elle, danscette chambre ! Dans ce lieu funeste !

– Funeste ! s’écria Elena quin’avait pas compris le sens de cette exclamation. Oui cette chambreest celle où a péri une pauvre religieuse, et j’y ai été conduitepar trahison pour subir le même sort !

– Quoi, ici ! répéta Vivaldi avecl’accent du désespoir. Leur affreux cachot ! leur inpace ! Ah ! je comprends tout, je devine le piègehorrible qu’ils nous ont tendu ! Mon père, au nom du ciel, sivous êtes disposé à nous secourir, profitez donc du moment qui nousreste !

Le religieux, qui avait tressailli lorsqueElena avait fait allusion à la religieuse enfermée et morte dans celieu, devint pensif. Sa tête se pencha sur sa poitrine, des larmescoulèrent de ses yeux, un sentiment profond sembla s’emparer delui, pendant que Vivaldi, en proie à une extrême agitation,marchait à grands pas dans la chambre, et qu’Elena, jetant desregards effrayés autour d’elle, répétait d’un tondouloureux :

– Dans cette même chambre ! dans cefuneste lieu ! Oh ! de quelles souffrances ces mursont-ils été et seront-ils encore témoins !

– Je n’ose dire, reprit le religieux,quel sort attend ici cette jeune fille, ni quel sera le mienpeut-être, si je me décide à vous sauver, mais l’âge ne m’a pastout à fait endurci le cœur. Que le reste de ma vie soitmalheureux, peu importe, le terme en est si prochain ; maisvotre jeunesse vous permet encore des années de bonheur. Eh bien,vous les aurez, mes enfants, s’il est en mon pouvoir de vous lesrendre ! Suivez-moi jusqu’à la porte ; nous allons voirsi ma clef peut l’ouvrir.

Vivaldi et Elena suivirent les pas tremblantsdu vieillard qui s’arrêtait de temps en temps pour écouter ;mais aucun bruit ne se fit entendre dans le passage solitairejusqu’à ce qu’ils fussent arrivés à la porte. À ce moment, ilsdistinguèrent des pas dans l’éloignement.

– Ils approchent, mon père, murmura Elenapresque défaillante. Si la clef n’ouvre pas tout de suite, noussommes perdus ! Oui, j’entends leurs voix ; ilsm’appellent.

Enfin, la porte tourna sur ses gonds ;elle ouvrait sur un plateau de la montagne.

– Ne me remerciez pas, dit le religieux,vous n’en avez pas le temps Je vais refermer la porte et retarder,aussi longtemps que je le pourrai, ceux qui seraient tentés de vouspoursuivre. Ma bénédiction soit avec vous, mes enfants !

Elena et Vivaldi eurent à peine le temps delui dire adieu. La porte se referma derrière eux ; et le jeunehomme, donnant le bras à sa bien-aimée, se dirigea en toute hâtevers l’endroit où Paolo devait l’attendre. Mais en tournant l’anglede la muraille du couvent, il aperçut une longue procession depèlerins qui sortait par la grande porte. Il recula de quelquespas. Cependant il craignait, en s’arrêtant aux environs dumonastère, d’entendre la voix de Geronimo et des frères envoyés àleur poursuite ; mais d’un autre côté, le seul cheminpraticable pour arriver au bas de la montagne était alors occupépar les pèlerins. Un clair de lune brillant permettait dedistinguer tous les visages de ces hommes qu’ils avaient tantd’intérêt à éviter, tandis qu’ils étaient protégés eux-mêmes parl’ombre de la muraille. Ils prirent le parti de se jeter sous uncouvert de palmiers qui les conduisit, par un petit coteau, au piedde quelques roches parmi lesquels ils trouvèrent un abri momentané.Plus éloignés alors du monastère, ils attendirent que la processiondes pèlerins, suivant les détours de la montagne, cessât de faireentendre ses chants de plus en plus faibles et indistincts. Alorsils se hasardèrent à descendre avec précaution au travers desrochers, regardant souvent derrière eux du côté du couvent. Elenacrut distinguer une lumière mouvante dans sa petite tour etsupposant que l’abbesse et ses religieuses étaient à sa recherche,elle en éprouva une vive terreur qui lui fit presser le pas. Lesfugitifs arrivèrent enfin sans accident au pied de la montagne, oùils trouvèrent Paolo à son poste avec les chevaux.

– Ah ! mon cher maître,s’écria-t-il, vous voilà donc enfin !… Je commençais àcraindre, en vous voyant tarder si longtemps, que les moines nevous eussent retenu pour vous faire faire pénitence le reste devotre vie !… Que je suis donc heureux de vousrevoir !

– Je ne le suis pas moins de teretrouver, mon cher Paolo. Où est la capote de pèlerin que je t’aichargé de me procurer ?

Paolo la lui donna, et Vivaldi en enveloppaElena qu’il mit en croupe ; puis ils se dirigèrent vers Naplesoù l’orpheline se proposait de se rendre au couvent de la Pietà.Cependant Vivaldi, craignant qu’on ne les poursuivît sur cetteroute, résolut de prendre des chemins détournés. Ils arrivèrentbientôt au terrible passage qu’Elena avait suivi pour venir aumonastère.

La lune n’éclairait que faiblement leprécipice, et la route passait sous des roches saillantes et commesuspendues en plein ciel.

– Ah ! monsieur, s’écria tout à coupPaolo, qu’est-ce que je vois là ?… Cela ressemble à un pont.Seulement, il est perché si haut qu’il ne semble guère possiblequ’un être humain ait eu l’idée de le bâtir si loin au-dessus detout chemin praticable !… On dirait que c’est le diable qui aimaginé de s’en servir pour passer d’un nuage à l’autre !

Elena reconnut en effet le pont qu’elle avaitfranchi avec tant de frayeur. Il était suspendu, entre deux pointesde rocs, au-dessus du torrent qui roulait ses eaux au fond del’abîme. Vivaldi, apercevant alors sur ce pont des hommes quivenaient de leur côté, trembla à l’idée de les rencontrer.

Si c’étaient de nouveaux pèlerins allant àNotre-Dame du Mont-Carmel, ils pourraient instruire les gens ducouvent de la route qu’Elena et lui avaient prise. Il n’y avaitcependant aucun moyen de les éviter, le chemin longeant les rochersà pic d’un côté et le précipice de l’autre. Quelques instantss’écoulèrent :

– Les voici, dit Paolo, ils ont tourné laroche et s’avancent vers nous.

– Paix ! dit Vivaldi ; ce sontbien des pèlerins. Tenons-nous cachés sous ce roc jusqu’à ce qu’ilssoient passés ; il suffirait d’un mot pour nous perdre. S’ilsnous interrogent, je répondrai seul.

Les pèlerins arrivèrent près d’eux, et le chefde la troupe s’adressant à Vivaldi :

– Que Dieu et Notre-Dame du Mont-Carmelvous conduisent ! dit-il.

Et tous répétèrent en chœur :

– Dieu vous conduise !

Vivaldi répéta ce souhait en s’inclinant et,fort heureusement, l’entretien se termina là. Ils passèrent.

Les fugitifs se trouvèrent à l’entrée du pont,et comme ils posaient le pied sur ces planches branlantes, enplongeant leurs regards avec effroi dans les profondeurs del’abîme, ils entendirent au-dessous d’eux, dans le chemin qu’ilsvenaient de quitter, d’autres voix qui se mêlaient au bruit dutorrent. Elena, alarmée, pressa Vivaldi de hâter le pas de samonture, et Paolo, se retournant, aperçut deux hommes, enveloppésde manteaux, qui les suivaient de très près. Avant qu’il pûtprévenir son maître, ces deux individus étaient à ses côtés.

– Vous venez de Notre-Dame duMont-Carmel ? demanda l’un d’eux.

– Qui pose cette question ? demandaVivaldi en se retournant.

– Un pauvre pèlerin bien fatigué de salongue marche dans ces rochers Voudriez-vous avoir pitié de lui, etlui permettre de monter pendant quelques instants sur votrecheval ?

Quels que fussent les sentiments d’humanité deVivaldi, il ne pouvait les écouter en ce moment sans compromettrela sûreté d’Elena. Il crut même démêler quelque chose de faux dansle ton de l’inconnu qui lui adressait cette requête. Ses soupçonss’accrurent encore lorsque celui-ci lui proposa de faire route aveclui.

– Ces montagnes, dit-il, sont infestéesde brigands, et une compagnie nombreuse court moins le risqued’être attaquée.

– Si vous êtes si fatigué, répliqueVivaldi, comment pourriez-vous suivre le pas de nos chevaux ?…Et surtout comment avez-vous pu nous rejoindre ?

– La crainte des bandits, répondit-on,nous a donné des ailes.

– Vous n’avez rien à craindre, repartitVivaldi, si vous modérez votre marche en raison de l’épuisement devos forces, car il y a sur la route une nombreuse troupe depèlerins qui ne tardera pas à vous rattraper.

Cela dit, Vivaldi mit fin à l’entretien endonnant un coup d’éperon à son cheval. La contradiction qu’il avaitremarquée, entre les plaintes de ces gens et l’agilité de leurmarche, lui donnait fort à réfléchir ; mais les craintes desfugitifs se dissipèrent lorsqu’ils eurent quitté la grande route deNaples pour suivre un chemin assez peu fréquenté qui conduisait àl’ouest, du côté d’Aquila.

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