L’Italien – Le Confessionnal des pénitents noirs

Chapitre 15

 

Le frère chirurgien du couvent, ayant examinéet pansé les blessures de Vivaldi et de son fidèle serviteur,assura qu’elles n’étaient pas dangereuses ; mais il n’en putdire autant de celles d’un homme de la troupe. Quelques-uns desreligieux témoignèrent de la compassion pour les prisonniers ;mais la plupart étaient retenus par la crainte du Saint-Office etn’osaient même approcher de la chambre où on les gardait. Cetembarras ne dura pas longtemps. Dès que Vivaldi et Paolocommencèrent à se rétablir, on les obligea à se remettre en route.Ils furent placés dans la même voiture ; mais la présence dedeux sbires les empêchait de se communiquer leurs suppositions surle sort d’Elena et sur les causes de leur dernière catastrophe.Paolo, cependant, trouva moyen de dire à son maître que selon touteapparence l’abbesse de San Stefano était leur principale ennemie.Les deux carmes qui les avaient rejoints près du pont étaientprobablement ses émissaires et, instruits de la route qu’Elena etVivaldi avaient prise, ils avaient fourni des renseignements poursuivre leurs traces jusqu’à Celano.

Les prisonniers voyagèrent toute la nuit, nes’arrêtant que pour changer de chevaux. À chaque poste, Vivaldiregardait derrière lui si quelque voiture ne suivait pas, emportantsa chère Elena, mais rien ne paraissait. Au point du jour, ilsaperçurent le dôme de Saint-Pierre, et on se reposa quelques heuresdans une petite ville de la campagne romaine. Lorsqu’on repartit,Vivaldi remarqua avec surprise que ses gardiens n’étaient plus lesmêmes, à l’exception de l’officier qui était demeuré près de luidans la chambre de l’auberge. Le costume de ceux-ci était toutdifférent de celui des premiers ; leurs manières étaient moinsbrutales, mais leur physionomie révélait cette froideur sournoiseet ce sentiment d’importance exagérée qui caractérisait les agentsdu Saint-Office. Vivaldi fut donc porté à croire que sa premièrearrestation avait été opérée par des coquins qui s’étaient donnésfaussement pour des familiers du sacré tribunal et qu’en ce moment,pour la première fois, il se trouvait réellement entre les mains del’Inquisition. Il était près de minuit quand les prisonniersentrèrent dans Rome. On était alors en plein carnaval. Le Corso,par lequel il fallut passer, était encombré de carrosses et demasques, de musiciens, de moines et de charlatans, illuminé par unemultitude de flambeaux et retentissant du bruit discordant desvoitures, de la musique, des quolibets et des éclats de rire d’unpeuple joyeux se disputant les dragées qu’on lui jetait. Cruelcontraste avec la situation de ce malheureux jeune homme arraché àce qu’il aimait et livré à un tribunal dont les formes mystérieuseset terribles peuvent abattre les plus fermes courages. Après avoirquitté le Corso, la voiture suivit quelque temps des ruesdétournées et désertes, à peine éclairées par quelques lampes quibrûlaient devant l’image de tel ou tel saint ; elle traversaensuite un grand espace nu, parsemé de vieilles ruines, où ne semontrait aucune créature. On entendait seulement au loin lestintements d’une cloche, et l’on aperçut confusément dansl’obscurité de hautes murailles et des tours. Les prisonniersjugèrent que ce devaient être les prisons de l’Inquisition. Ilss’arrêtèrent à l’entrée d’une voûte fermée par une grille de fer.Un homme qui tenait une torche à la main vint les reconnaître etouvrit la grille. Les prisonniers, descendus de voiture avec lesdeux officiers principaux, entrèrent sous la voûte qui lesconduisit à une salle basse, faiblement éclairée par une lampe. Unsilence absolu y régnait et personne ne se montra. À l’idée que cesouterrain était peut-être un lieu de sépulture pour quelquesvictimes du farouche tribunal, Vivaldi tressaillit d’horreur. Cettepièce paraissait conduire à d’autres par divers couloirs qui seprolongeaient dans cet immense édifice. Mais ni le bruit sourd d’unpas humain, ni l’écho d’aucune voix sous ces longues voûtes nedonnaient lieu de penser qu’elles fussent habitées par des êtresvivants. Le couloir que suivirent les prisonniers aboutissait à uneautre pièce, aussi sombre que la première, mais beaucoup plusvaste. Ils s’arrêtèrent là ; et un homme, qui paraissait êtrele geôlier en chef, s’avança pour les recevoir. Les gardiens et legeôlier échangèrent quelques paroles mystérieuses ; et l’undes officiers, traversant la salle, monta par un grand escalier,tandis que l’autre, en compagnie du geôlier, veillait sur lescaptifs en attendant son retour.

Un long temps s’écoula, pendant lequel lesilence ne fut interrompu que par le bruit de quelque porte roulantsur ses gonds ou par des sons confus et éloignés qui semblaientêtre des gémissements et des cris arrachés par la douleur. De tempsen temps, des inquisiteurs, revêtus de leur longue robe noire,traversaient la salle sans bruit, comme des fantômes quiglisseraient sur les dalles. Ils regardaient les nouveauxprisonniers d’un visage impassible et distrait, pressés apparemmentd’aller remplir leurs horribles fonctions. À cette vue, Vivaldiréfléchissait avec autant d’étonnement que d’indignation à tous lesmaux que la méchanceté de l’homme peut infliger à l’homme et àl’insolence du bourreau qui, en égorgeant sa victime, ose encores’armer du prétexte de la justice et de la nécessité. « Est-cepossible ? se demandait-il. Une telle perversité est-elle biendans la nature humaine ? » L’homme si vain de sa raisonet de sa conscience éclairée, l’homme si supérieur à tout êtrecréé, a-t-il pu se laisser aller à un excès de folie et de cruautédont n’approcha jamais la férocité des animaux les plussauvages ? Vivaldi avait bien entendu parler des arrêtssanglants de l’Inquisition ; mais ce qu’il en avait apprisn’avait pas ce caractère de certitude qui frappait alors sonesprit. Et quand il songeait qu’Elena était, en même temps que lui,au pouvoir de ce terrible tribunal, son désespoir allait jusqu’à lafrénésie : dans son exaltation, il se sentait animé d’uneforce surnaturelle et prêt à tenter l’impossible pour la délivrer.Ce ne fut que par un violent effort sur lui-même qu’il parvint à serendre compte de son impuissance et à s’armer de résignation. Sonâme reprit de la fermeté et son maintien aussi bien que saphysionomie retrouvèrent une dignité calme qui sembla en imposer àses gardiens. Ainsi raffermi, il ne sentait plus la douleur de sesblessures ; peut-être à ce moment eût-il supporté héroïquementla torture.

À la fin, le principal officier redescendit etordonna à Vivaldi de le suivre. Paolo voulut accompagner sonmaître ; mais il en fut empêché par les gardes. Ce fut là pourlui une rude épreuve. Il déclara qu’il ne voulait pas se séparer dujeune comte.

– Pourquoi, disait-il, aurais-je demandéà venir ici, si ce n’était pour partager le sort de mon maître ettâcher d’adoucir ses peines ? Ce n’est certes pas pour monplaisir ; et quelque aimable que soit votre société, je vousassure que, sans mon attachement pour lui, je voudrais être à millelieues de vous.

Les gardes l’interrompirent brutalement etVivaldi, embrassant son fidèle serviteur, le pressa de se soumettretranquillement à la nécessité et de ne pas désespérer.

– Notre séparation sera courte, luidit-il, et mon innocence, je l’espère, sera bientôt reconnue.

Puis s’adressant aux gardes :

– Je recommande ce digne garçon à votrehumanité, leur dit-il. Il est innocent. Et, si je suis libre unjour, je vous serai plus reconnaissant de votre bonté à son égardque de celle que vous me témoigneriez à moi-même. Adieu, mon cherPaolo, adieu.

Paolo se jeta en sanglotant aux genoux de sonmaître qui, pour abréger cette pénible scène, fit signe àl’officier qu’il était prêt à le suivre.

On le fit passer par une galerie qui leconduisit à une antichambre où d’autres personnes l’attendaient.Son guide entra dans un appartement sur la porte duquel était uneinscription en caractères hébreux couleur de sang. Vivaldi supposaque là se préparaient les instruments de torture qui devaient luiarracher l’aveu du crime dont il était accusé. D’après ces formesde procédure, l’innocent devait être plus cruellement tourmenté quele coupable puisque, n’ayant rien à avouer, il devait paraître plusobstiné aux yeux de l’inquisiteur et exciter chez lui unredoublement de barbarie. Souvent aussi, il devait arriver quel’innocent, à bout de souffrances, avouait le crime qu’il n’avaitpas commis et se calomniait ainsi lui-même. Toutes ces penséess’offraient à Vivaldi sans ébranler son courage. Il n’hésita pas àse sacrifier pour sauver Elena et prit la résolution de périr dansles tourments plutôt que de se reconnaître coupable d’un crime dontl’aveu entraînerait la perte de sa bien-aimée.

L’officier reparut enfin et fit signe auprisonnier d’avancer. Puis il le fit entrer dans l’appartement d’oùil sortait lui-même et se retira.

Vivaldi se trouvait dans une salle spacieuse,à l’extrémité de laquelle deux hommes étaient assis devant unegrande table. L’un d’eux avait la tête couverte d’une sorte decoiffure noire qui faisait ressortir l’expression farouche de saphysionomie ; l’autre avait la tête découverte et les bras nusjusqu’aux coudes. Un livre et quelques instruments de forme étrangese voyaient sur la table qu’entouraient plusieurs sièges vides,ornés de figures bizarres. Au fond de la chambre, un crucifix detaille gigantesque atteignait presque jusqu’à la voûte ;enfin, à l’autre bout, un grand rideau vert sombre tombait devantune arcade intérieure pour cacher, soit une fenêtre, soit lesobjets ou les personnes nécessaires aux opérations desinquisiteurs. Le plus important des deux personnages dit à Vivaldide s’avancer. Quand celui-ci fut près de la table, il lui présentale livre, qui était un Évangile, et lui enjoignit de jurer de direla vérité et de garder un secret inviolable sur ce qu’il pourraitvoir et entendre. Le jeune homme hésitait à se soumettre à cetordre ; mais l’inquisiteur, par un regard auquel on ne pouvaitse méprendre, lui signifia la nécessité d’obéir. Le serment prêtéet inscrit sur le registre, l’interrogatoire commença.

Après s’être enquis du nom, des qualités et dela demeure de l’accusé, l’inquisiteur lui demanda s’il avaitconnaissance de l’accusation en vertu de laquelle il avait étéarrêté.

– On m’accuse, répondit Vivaldi, d’avoirenlevé une religieuse de son couvent.

L’inquisiteur affecta quelque surprise.

– Vous avouez donc ? dit-il après unmoment de silence, et en faisant signe au greffier qui transcrivitla réponse.

– Je le nie, au contraire, formellementet hautement.

– Pourtant, reprit l’inquisiteur, vousconfessez vous-même que vous connaissez l’accusation portée contrevous. Qui donc vous en aurait instruit, si ce n’est la voix devotre conscience ?

– J’en ai été instruit par les termesmêmes de votre ordre d’arrestation et par les paroles de vosofficiers.

– Mensonge ! s’écria le juge. Notezbien ceci, greffier. Sachez, ajouta-t-il en s’adressant à Vivaldi,que nos ordres ne se montrent pas et que nos officiers ne parlentjamais.

– Il est vrai, répondit Vivaldi, que jen’ai pas lu moi-même votre ordre. Mais le religieux qui l’a ludevant moi m’a appris de quel crime j’étais accusé et vos officiersm’ont confirmé ses paroles. Si vous criez au mensonge, enprétextant que je viole mon serment, si vous interprétez à votremanière mes réponses les plus simples et les plus franches, je nedirai plus rien.

L’inquisiteur, pâle de colère, se leva àmoitié de son fauteuil.

– Audacieux hérétique, dit-il, vousdisputez contre vos juges ! Vous les insultez ! Vousmanquez de respect au saint tribunal ! Votre impiété varecevoir sa récompense. Qu’on lui applique la question !

Un sourire fier et dédaigneux fut la seuleréponse de Vivaldi et, quoique en ce moment il crût voir remuer lerideau qui cachait sans doute quelques autres affidés duSaint-Office, il fixa un regard calme sur l’inquisiteur, sacontenance restant aussi ferme que sa physionomie. Ce froid courageparut frapper son juge qui reconnut sans doute qu’il n’avait pasaffaire à une âme commune. Il abandonna donc pour l’instant desmoyens de terreur inutiles.

– Où avez-vous été arrêté ?demanda-t-il.

– Dans la chapelle de Saint-Sébastien,sur le lac de Celano.

– Êtes-vous sûr de cela ? repritl’inquisiteur. N’est-ce pas plutôt au village de Legano, sur laroute de Celano à Rome ?

Vivaldi se rappela en effet, non sans quelquesurprise, que c’était à Legano que ses gardes avaient été changéset, tout en confirmant sa première assertion, il en fit la remarqueà l’inquisiteur. Celui-ci, sans paraître y prêter attention,continua l’interrogatoire.

– Quelque autre personne, demanda-t-il,a-t-elle été arrêtée avec vous ?

– Vous ne pouvez pas ignorer, réponditVivaldi, que la signora Rosalba a été arrêtée en même temps quemoi, sous le faux prétexte qu’elle était religieuse et qu’elleavait violé ses vœux, et que mon domestique Paolo Mandrico a étéaussi arrêté sans que je puisse imaginer sur quelle imputation.

L’inquisiteur fit de nouveau signe au greffierd’écrire, puis il reprit :

– Jeune homme, encore une fois, confessezvotre faute. Le tribunal est miséricordieux et indulgent pour lecoupable qui avoue.

Vivaldi sourit.

– Oui, continua le juge, la SainteInquisition est miséricordieuse ; elle n’emploie jamais latorture que dans les cas de nécessité absolue et lorsque le silenceobstiné du criminel appelle toute sa rigueur. Sachez que noussommes toujours instruits des faits et que vos dénégations nepeuvent ni nous dérober, ni dénaturer la vérité. Vos délits lesplus cachés sont déjà consignés dans les registres du Saint-Officeaussi fidèlement que dans votre conscience. Tremblez donc etsoumettez-vous.

Vivaldi ne répliqua point, et l’inquisiteuraprès un moment de silence ajouta :

– N’avez-vous jamais été dans l’église duSpirito Santo à Naples ?

Le jeune homme tressaillit.

– Avant de répondre à cette question,dit-il, je demande le nom de mon accusateur.

– Je vous fais observer, ditl’inquisiteur, que ce nom reste toujours caché à l’accusé.Eh ! qui voudrait remplir son devoir en dénonçant le crimes’il s’exposait ainsi à la vengeance du criminel ?

– Au moins doit-on me faire connaître lestémoins qui déposent contre moi.

– Pas davantage, et pour les mêmesraisons.

– Ainsi donc, s’écria Vivaldi, c’est letribunal qui est à la fois accusateur, témoin et juge ! Jevois, par ce que vous m’apprenez, qu’il ne me sert de rien d’avoirune conscience irréprochable puisqu’il suffit d’un ennemi, d’unseul ennemi, pour me perdre !

– Vous avez donc un ennemi ? demandal’inquisiteur.

Vivaldi ne pouvait douter qu’il en eûtun ; mais il n’avait pas de preuves assez positives pournommer Schedoni. D’un autre côté, l’arrestation d’Elena l’auraitconduit aussi à accuser une autre personne, s’il n’eût frémid’horreur à l’idée que sa mère eût concouru à le faire jeter dansles prisons de l’Inquisition. Et comme il se taisait :

– Vous avez donc un ennemi ? répétal’inquisiteur.

– Ma situation le prouve assez, réponditVivaldi. Mais je suis si peu son ennemi moi-même que j’ignorejusqu’à son nom.

– Vous ignorez son nom, dites-vous ?Mais, par cela même, il est clair que vous n’avez pas d’ennemipersonnel et que la dénonciation portée contre vous est l’œuvred’un homme qui n’a eu en vue que les intérêts de la religion et dela vérité.

Indigné de l’art perfide avec lequel onexploitait contre lui ses déclarations, Vivaldi dédaigna derépondre, cependant que l’interrogateur, souriant intérieurement deson habileté, comptait pour rien la vie d’un homme pourvu que sonamour-propre et le sentiment de son importance fussentsatisfaits.

– Puisqu’il est évident, continua-t-il,que vous n’avez pas d’ennemi qu’un ressentiment particulier aitarmé contre vous et que, d’ailleurs, plusieurs autres circonstancesnous amènent à douter de votre sincérité, j’en conclus quel’accusation portée contre vous n’est ni maligne ni fausse. Je vousexhorte donc de nouveau, au nom de la très sainte religion, àconfesser sincèrement vos fautes, afin de vous épargner lestourments de la question que nous serions obligés d’employer pourvous en arracher l’aveu. Une confession franche, sachez-le bien,peut seule adoucir la juste sévérité du tribunal.

Les nouvelles protestations d’innocence deVivaldi mirent fin à cette première séance. L’inquisiteur ordonnaau jeune homme de signer son interrogatoire et laissa percer,pendant qu’il remplissait cette formalité, une sorte desatisfaction mauvaise que le jeune homme ne put s’expliquer. Ilavertit ensuite l’accusé de se préparer pour le lendemain àconfesser son crime ou à subir la torture. Puis il frappa sur untimbre et l’officier qui avait amené Vivaldi reparut.

– Vous connaissez vos ordres, lui ditl’inquisiteur, qu’ils soient exécutés.

L’officier s’inclina et emmena Vivaldi.

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