L’Italien – Le Confessionnal des pénitents noirs

Chapitre 8

 

Plusieurs jours s’étaient écoulés depuisl’arrivée d’Elena au monastère de San Stefano sans qu’il lui fûtpermis de sortir de sa chambre. Sous clef, elle ne voyait personne,si ce n’est la religieuse qui lui apportait quelquesaliments ; la même qui l’avait reçue aux portes du couvent.Lorsqu’on pensa que son courage pouvait être brisé par ce longisolement et par l’inutilité de sa résistance, on la manda auparloir. L’abbesse l’y attendait seule, et la sévérité de sonaccueil prépara l’orpheline à une scène des plus sérieuses. Aprèsun exorde sur la noirceur de son crime et sur la nécessité desauver l’honneur d’une famille que sa conduite désordonnée avaitfailli compromettre, l’abbesse lui déclara qu’elle devait sedéterminer à prendre le voile sur-le-champ ou bien à accepter lemari que la marquise de Vivaldi avait eu l’extrême bonté de choisirpour elle.

– Vous ne pourrez jamais, ajoutal’abbesse, reconnaître assez dignement la générosité de la nobledame qui vous laisse le choix entre ces deux partis. Après l’injurequ’il n’a pas dépendu de vous d’infliger à sa famille, quand vousne deviez attendre d’elle qu’un châtiment sévère, elle vous permetd’entrer en religion parmi nous ou, si vous n’avez pas assez devertu pour renoncer à un monde pervers, elle vous autorise à yrentrer sous la protection d’un époux dont la condition seraitassortie à la vôtre.

Elena rougit, blessée dans sa fierté, et nedaigna pas répondre. Elle se sentait profondément indignée envoyant donner à des actes de la plus injuste tyrannie les couleursd’une indulgence généreuse. Elle ne se montra pas d’ailleurs forttroublée en apprenant les projets tramés contre elle ; cardepuis son entrée à San Stefano, son courage s’attendait à tout. Cen’était qu’en pensant à Vivaldi qu’elle le sentait faiblir et queses maux lui paraissaient intolérables.

– Vous ne répondez pas ? lui ditl’abbesse après avoir attendu quelques minutes. Est-il possible quevous soyez si insensible aux bontés de la marquise ? Je neveux pas cependant vous presser trop vivement. Vous pouvez vousretirer dans votre chambre pour réfléchir mûrement à votredécision ; mais songez que vous n’avez à choisir qu’entre l’unou l’autre des deux partis qui vous sont proposés.

– Madame, répondit Elena avec une dignitétranquille, je n’ai pas besoin de demander du temps pour medécider. Ma résolution est déjà prise, et je rejette également lesdeux offres que vous vous êtes chargée de me transmettre. Jamais jene me condamnerai volontairement à demeurer enfermée dans uncloître, ni à subir la dégradation dont vous me menacez. Prête àsupporter tous les mauvais traitements qu’il vous plaira dem’infliger, ce n’est pas du moins de mon propre consentement que jeserai malheureuse et opprimée. La conscience de mes droits et lesentiment de la justice soutiendront mon courage jusqu’aubout ; et je ne manquerai pas, soyez-en sûre, à ce que je medois à moi-même. Vous connaissez mes résolutions, madame ; et,comme elles ne changeront pas, je ne vous en parlerai plus.

La surprise avait empêché l’abbessed’interrompre ces paroles si hardies. Jamais on ne lui avait tenutête avec cette fermeté.

– Sortez ! fut le seul mot qu’elleput dire en se levant avec impatience de son fauteuil.

Elena, reconduite à sa cellule, se mit àrepasser en esprit sa conduite avec l’abbesse et ne put se repentirde la franchise avec laquelle elle avait défendu ses droits. Elles’applaudit de ne pas s’être oubliée un instant, soit en selaissant emporter par son indignation, soit en se laissant abattrepar la crainte. Elle résolut d’éviter désormais toutes les scènesdu même genre et de repousser par le silence les injures auxquelleselle pourrait être exposée. Des trois maux entre lesquels elleavait à choisir, sa captivité, quelque douloureuse qu’elle fût, luisemblait de beaucoup préférable au mariage dont on la menaçait ouaux vœux perpétuels qu’on voulait lui arracher. Ce fut donc à larésignation qu’elle essaya d’habituer son âme. Depuis son entrevueavec l’abbesse, on l’avait rigoureusement tenue séquestrée dans sacellule ; mais, le soir du cinquième jour, on lui permitd’assister aux vêpres. En traversant le jardin pour se rendre àl’église, elle éprouva une sensation de volupté infinie à respirerlibrement l’air frais et à reposer ses yeux sur le feuillage et surles fleurs. Elle suivit les religieuses à l’office, et se trouvaplacée au milieu des novices. Les chants religieux émurent son cœuret relevèrent ses esprits. Parmi les voix qui la charmaient, unesurtout fixa son attention. À ses accents qui tantôt s’élevaientavec les accords solennels de l’orgue, et tantôt l’adoucissaient ense mêlant au chant timide des autres religieuses, Elena, prise desympathie pour l’âme que cette mélodie semblait révéler, cherchaparmi ses compagnes, celle qui répondait le mieux à l’idée qu’elles’en était faite. Elle remarqua alors, à quelque distance, unereligieuse agenouillée au-dessous d’une lampe qui l’éclairait àdemi, et dont la figure et le maintien lui parurent d’accord avecle chant expressif qui l’avait si vivement frappée. Son voile étaitassez léger pour laisser entrevoir la beauté de ses traits ;ses yeux levés au ciel et son attitude recueillie exprimaient uneardente dévotion. L’hymne achevé, elle se leva et, bientôt après,Elena put la contempler sans voile et tout à fait éclairée par lalampe. Elle crut démêler sur ses traits pâles, où la langueur avaitsuccédé aux élans de la piété, le sentiment du désespoir plutôt quecelui de la résignation. Mais cette idée même, qui lui faisaitsupposer une situation pareille à la sienne, redoublait sasympathie pour la religieuse. À la sortie de l’église, comme laditereligieuse passait près d’elle, la jeune fille lui jeta un regardsi doux et si expressif qu’elle s’arrêta et regarda à son tour lanouvelle venue. Une faible rougeur colora un moment sesjoues ; elle parut émue et tint quelque temps ses regardsfixés sur Elena ; mais, obligée de suivre la procession, ellelui adressa un sourire d’adieu qui exprimait la plus tendre pitié.Elena la suivit des yeux jusqu’à la porte qui conduisait àl’appartement de l’abbesse et, quand elle fut elle-même rentréechez elle, elle s’informa de son nom.

– Voudriez-vous parler de sœurOlivia ? lui demanda sœur Marguerite, la religieuse qui laraccompagnait.

– Elle est d’une figure bienagréable.

– Sans doute, répondit sœur Marguerited’un air pincé, mais nous avons beaucoup de sœurs aussi jolies.

– Elle n’est plus, il est vrai, de lapremière jeunesse, reprit Elena, mais elle en a encore toutes lesgrâces et elle y joint une dignité…

– Si vous voulez dire qu’elle est d’âgemoyen, reprit aigrement sœur Marguerite, ce doit être sœur Olivia,car nous sommes presque toutes plus jeunes qu’elle.

Elena porta involontairement ses yeux sur lareligieuse qui parlait ainsi ; elle vit une figure maigre etjaune, annonçant à peu près une fille de cinquante ans, et put àpeine cacher sa surprise en retrouvant une si misérable vanité sousun extérieur si grave, à l’ombre du cloître, au milieu de passionsrefroidies. Sœur Marguerite, jalouse de l’éloge de sœur Olivia,refusa de répondre à de nouvelles questions et enferma Elena danssa cellule. Le jour suivant, on permit encore à la prisonnièred’assister aux vêpres, et elle se sentit ranimée par l’espoir derevoir sa religieuse préférée. Elle l’aperçut en effet agenouilléeau même endroit et faisant sa prière, avant que le service ne fûtcommencé. Elena contint avec peine son impatience. Quand lareligieuse se fut levée, elle fixa sur Elena ses regards attendris,accompagnés d’un sourire si expressif que l’orpheline, oubliant lelieu où elle se trouvait, voulut quitter sa place pour s’approcherd’elle. Mais, à ce mouvement, la religieuse rabattit son voile, enune espèce de reproche qu’Elena comprit ; aussi eût-elle laprudence de se tenir à sa place pendant toute la cérémonie. Aprèsl’office, comme on sortait de l’église, sœur Olivia passa sansparaître faire attention à elle ; aussi Elena, contristée decette indifférence, rentra-t-elle dans sa chambre tout abattue.Devait-elle donc renoncer à une sympathie si touchante et dontl’idée seule la consolait dans sa prison ? Pendant qu’ellerêvait ainsi, elle fut distraite par le pas léger d’une personnequi s’approchait de sa cellule. La porte s’ouvrit, et elle vitentrer sœur Olivia. Tout émue, elle se leva pour aller à sarencontre, et la religieuse lui tendit une main qu’elle serraaffectueusement dans les siennes.

– Vous n’êtes pas accoutumée auxprivations ni à notre mauvaise viande, dit sœur Olivia d’un ton decompassion, en posant sur la table une petite corbeille quicontenait quelques provisions.

– Je vous comprends, dit Elena, avec unregard de reconnaissance. Vous avez un cœur accessible à lapitié ; ayant souffert vous-même, vous êtes heureuse d’adoucirles souffrances des autres. Ah ! que ne puis-je vous exprimercombien je suis touchée des sentiments que vous metémoignez !

Des larmes l’interrompirent. Sœur Olivia luipressa la main, la regarda quelque temps en silence avec une sorted’agitation, puis lui dit avec un sourire mêlé de quelquegravité :

– Vous jugez bien de ce que j’éprouve,mon enfant. Je partage en effet vos peines, car vous étiez sansdoute destinée à une vie plus heureuse que celle qui vous estréservée dans ce cloître.

Elle s’interrompit brusquement, comme si ellecraignait d’en avoir trop dit. Puis elle reprit :

– Rassurez-vous cependant ; et sivous trouvez quelque consolation à savoir qu’il y a près de vousune amie, souvenez-vous que je suis cette amie. Mais gardez celapour vous seule. Je viendrai vous voir aussi souvent que je lepourrai. Seulement, ne parlez pas de moi ; et si mes visitessont courtes, ne me pressez jamais de les prolonger.

– Que de bontés ! s’écria Elena.Vous viendrez me voir ! vous prenez intérêt à mesmalheurs !

– Chut ! dit la religieuse. Je puisêtre observée. Bonne nuit, ma chère sœur, et que Dieu vous envoieun sommeil paisible.

Et elle quitta la chambre subitement.

Le cœur d’Elena, ferme et assuré contre lesinsultes de l’abbesse, s’amollit à ces témoignages d’une affectioncompatissante. De douces larmes lui apportèrent un peu desoulagement, et quelque espoir commença à renaître en son âme. Lelendemain matin, elle s’aperçut que la porte de sa cellule n’avaitpas été fermée à clef ; elle s’habilla à la hâte et sortit. Sachambre donnait sur un passage qui communiquait avec le bâtimentprincipal ; mais la porte de ce passage était fermée. Elena setrouvait donc prisonnière comme auparavant. Seulement, elle pensaque sœur Olivia n’avait pas fermé à clef la porte de sa chambreafin de lui ménager un peu plus d’espace pour se promener, et ellelui sut gré de cette attention. En avançant dans le corridor, elleaperçut, à l’un de ses bouts, un petit escalier. Elle monta et setrouva dans une petite chambre qui ne lui présenta d’abord rien deremarquable ; mais, en n’approchant de la fenêtre, elledécouvrit un horizon immense et un paysage dont la beauté fit surelle une vive impression. Elle reconnut que cette chambre setrouvait dans une petite tourelle en saillie, à l’un des angles del’édifice, et qu’elle était comme suspendue au-dessus des rochersde granit dont la montagne était formée. Quelques-uns de cesrochers surplombaient le vide, comme prêts à s’écrouler ;d’autres, taillés à pic, supportaient les murs du monastère.

Pour Elena, que le spectacle des beautés de lanature trouvait toujours si sensible, la découverte de cette petitetourelle était un bonheur inappréciable. Elle pourrait venir là,puiser dans cette vue magnifique la force d’âme nécessaire pourendurer ses chagrins. Bientôt son attention fut distraite par unbruit de pas dans le corridor. Elle se hâta de redescendre, pensantque c’était sœur Marguerite qui lui apportait son déjeuner. Elle nese trompait pas. La sœur, étonnée, lui demanda comment elle avaitouvert la porte de sa chambre et où elle était allée. Elena luirépondit avec franchise qu’elle avait trouvé cette porte ouverte etqu’elle était montée jusqu’à une petite tour. Sœur Marguerite laréprimanda durement et quitta la chambre, après avoir eu soin de larefermer à clef. Elena fut ainsi privée de la consolation qu’elleavait goûtée un moment dans la tourelle. Pendant plusieurs jours,elle ne vit absolument que sa sévère geôlière, si ce n’est àl’heure des vêpres où elle était observée avec tant de vigilancequ’elle n’osa dire un seul mot à sœur Olivia, ni même lui parlerdes yeux. Ceux de sœur Olivia étaient souvent fixés sur elle avecune expression que l’orpheline ne sut pas bien définir ; ellecrut y voir plus que de la compassion : c’était comme unesorte d’angoisse. Après être sortie de l’église, elle resta encoreseule toute la soirée. Mais, le lendemain matin, elle vit sœurOlivia entrer dans sa cellule ; elle lui apportait à déjeuner.Une profonde tristesse était empreinte sur ses traits.

– Ah ! que je suis heureuse de vousvoir, s’écria Elena, et combien j’ai souffert d’une si longueséparation !

– Je viens sur l’ordre de notre abbesse,dit sœur Olivia avec un sourire mélancolique, en s’asseyant sur lacouchette de la jeune fille.

– Est-ce donc contre votre gré que vousvenez me visiter ? demanda tristement Elena.

– Non sans doute, mais…, et ellehésita.

– Ah ! je le vois, reprit Elena,vous m’apportez de mauvaises nouvelles ?

– Eh bien oui, ma chère enfant, il n’estque trop vrai. Armez-vous de courage. On veut, il faut bien quevous le sachiez, on veut que je vous prépare à prendre le voile. Onveut que je vous déclare qu’il n’y a plus pour vous d’autre parti àprendre, puisque vous rejetez le mari qu’on vous propose. Lesdélais accoutumés ne seraient point observés pour vous et bientôt,après avoir pris le voile blanc, vous seriez obligée de prendre levoile noir.

Après s’être recueillie un instant, Elena ditd’un ton ferme :

– Ce n’est pas à vous que je répondrai,sœur Olivia, puisque c’est contre votre gré que vous vous êteschargée de ce cruel message, mais seulement à madame l’abbesse. Jedéclare, à mon tour, que je ne veux prendre ni voile blanc ni voilenoir, que l’on peut bien me traîner de force à l’autel, mais quejamais ma bouche ne prononcera des vœux que mon cœur déteste etque, si ma voix s’élève, ce ne sera que pour protester contre uneindigne violence.

Sœur Olivia parut écouter avec une certainesatisfaction cette noble réponse de l’orpheline.

– Je n’ose applaudir à votre résolution,répliqua-t-elle, mais je ne la condamne point. Sans doute avez-vouslaissé dans le monde quelque attachement qui rendrait tropdéchirante une séparation éternelle. Des parents, des amispeut-être…

– Je n’en ai point, interrompit Elenaavec un soupir, hors un seul ami. Et c’est de celui-là qu’ilsveulent me séparer.

– Pauvre enfant ! dit sœur Olivia.Pardonnez-moi une question peut-être indiscrète : quel estvotre nom ?

– Elena Rosalba.

– Quoi ? Comment ? dit sœurOlivia en l’examinant avec attention.

– Elena Rosalba, répéta l’orpheline, etpermettez-moi de vous demander la cause de votre étonnement.Connaissez-vous quelqu’un de ce nom ?

– Non, répondit tristement la religieuse,mais vos traits ont quelque ressemblance avec ceux d’une amie quej’ai perdue.

En prononçant ces mots, son émotion étaitvisible. Elle se leva pour se retirer.

– Je crains de prolonger ma visite,dit-elle, de peur qu’on ne m’empêche de la renouveler. Quelleréponse vais-je porter à l’abbesse ? Si vous êtes déterminéeau refus que vous venez de me signifier, je vous conseille, monenfant, d’en adoucir l’expression ; car je connais lecaractère de cette femme mieux que vous.

– Vous à qui je dois tant dereconnaissance pour la bienveillance que vous me témoignez, ditElena, jugez vous-même de ce qu’il convient de dire. Mais, enadoucissant les termes de mon refus, n’oubliez pas, de grâce, qu’ilest absolu et prenez garde que l’abbesse ne puisse mettre mesménagements sur le compte de l’irrésolution.

– Comptez sur moi, répondit sœur Olivia.Adieu. Je reviendrai vous voir ce soir, si je le puis. La porterestera ouverte, afin de vous procurer un peu plus d’air et devue ; car le petit escalier, au bout du corridor, conduit àune chambre fort agréable.

– J’y suis déjà montée, et je vousremercie de cette distraction qui a soulagé mes peines. Je lesoublierais presque si j’avais quelques livres et quelquescrayons.

– Je suis bien aise de savoir cela, ditla religieuse avec un sourire affectueux. Adieu. Surtout, ne posezà sœur Marguerite aucune question à mon sujet, et ne lui parlez pasdes petites attentions que j’ai pour vous.

Après le départ de sœur Olivia, Elena demeuraquelque temps plongée dans ses réflexions d’où elle fut tirée parsœur Marguerite qui venait pour la conduire au réfectoire,l’abbesse ayant eu la bonté de permettre qu’elle dînât avec lesnovices. Cette permission ne fit aucun plaisir à Elena ; elleaurait mieux aimé se réfugier dans sa petite tour que de s’exposeraux regards curieux de ses nouvelles compagnes. Elle suivittristement sœur Marguerite le long des corridors silencieux,jusqu’à la salle où l’on était déjà réuni. Elle n’éprouva pas moinsd’embarras que de surprise en voyant tous les yeux fixés sur elle.Les novices se mirent à chuchoter et à sourire ; pas une nes’approcha d’elle pour l’encourager ; pas une ne l’invita às’asseoir près d’elle ; enfin, elle ne fut l’objet d’aucune deces attentions délicates par lesquelles une âme généreuse se plaîtà relever les faibles et les malheureux.

Elena prit un siège, et peu à peu la dignitéde ses manières changea les dispositions malveillantes dont elleavait d’abord été l’objet. Après le repas, elle eut hâte, pour lapremière fois, de regagner sa cellule. Sœur Marguerite ne l’yenferma pas ; acte de condescendance qui semblait lui coûter,mais qui venait sans doute d’un ordre supérieur. Dès qu’Elena futseule, elle monta à la tourelle. Sœur Olivia y avait fait porterune chaise, une table sur laquelle étaient posés quelques livres etun vase de fleurs. La captive ne put retenir son attendrissement àcette preuve des soins généreux de la bonne religieuse ; et,regardant les livres, elle y trouva, parmi quelques ouvragesmystérieux, plusieurs des meilleurs poètes italiens. Elle s’assitprès de sa fenêtre et, un volume du Tasse à la main, elle laissaerrer son imagination sur les scènes créées par ce brillant génie,jusqu’à ce que le déclin du jour la rappelât à des événements plusréels. Elle pensa alors à Vivaldi ; elle pleura en songeantque peut-être elle ne le reverrait jamais, quoique sans doute ilfût déjà à sa recherche. Tous les détails de leur dernière entrevuelui revinrent en mémoire et, quand elle se figura le désespoir dujeune homme venant à la villa Altieri sans l’y trouver, tout lecourage dont elle faisait montre pour lutter contre ses propresmaux faiblit à l’idée de ceux que son amant avait dû endurer. Lacloche du soir l’ayant avertie, elle se rendit à l’office avec sœurMarguerite ; et, de là, elle revint dans sa chambre où sœurOlivia ne tarda pas à la rejoindre. Celle-ci lui rapporta, avec unmélange de franchise et de discrétion, ce qui s’était passé entreelle et l’abbesse. Le résultat de cet entretien fut que lasupérieure avait autant d’obstination que sa prisonnière montraitde fermeté.

– Quelle que soit votre détermination,dit sœur Olivia, je vous conseille sérieusement de montrer àl’abbesse quelque complaisance et de lui laisser espérer que vouspourrez céder un jour, sans quoi elle pourrait se porter enversvous aux dernières extrémités.

– Et quelles extrémités plus redoutables,demanda l’orpheline, que l’alternative qu’on me propose ?Pourquoi m’abaisserais-je à une lâche dissimulation ?

– Pour vous dérober, répondit tristementsœur Olivia, aux traitements injustes et cruels qui vousattendent.

Pendant qu’elle parlait ainsi, ses yeux seremplirent de larmes. Elena, surprise de cette extrême douleur,conjura son amie de s’expliquer.

– Ne m’en demandez pas davantage,répliqua sœur Olivia. Qu’il vous suffise de savoir que lesconséquences d’une résistance ouverte seraient terribles pour vous.Votre imagination ne peut vous peindre les horreurs du… Mais, machère enfant, je veux vous sauver ; et le seul moyen pour moid’y parvenir, c’est de vous trouver moins éloignée, en apparence,de consentir à ce que l’on vous demande.

Elena, les yeux fixés sur la religieuse, futfrappée d’un soupçon étrange. Elle douta un moment de la sincéritéde sœur Olivia et supposa que celle-ci voulait la faire tomber dansles pièges de l’abbesse. Une telle pensée était pour elle unsupplice plus cruel que tous les autres, mais un seul regard jetésur sœur Olivia suffit pour dissiper ses craintes, et elle repritaprès un long silence :

– Quand je pourrais me décider à tromper,quel profit m’en reviendrait-il ? Je suis au pouvoir del’abbesse laquelle mettra bientôt ma sincérité à l’épreuve.Découvrant à la fin ma dissimulation, sa vengeance n’en sera queplus cruelle.

– Croyez-moi, reprit sœur Olivia,l’essentiel est de gagner du temps. Si l’abbesse vous croitdisposée à prendre le voile, elle vous accordera un délai et,durant ce répit, qui sait quelles circonstances peuvent changervotre situation ?… Mais écoutez : la cloche sonne ;on se rassemble chez l’abbesse pour recevoir sa bénédiction dusoir. Mon absence serait remarquée. Bonsoir, chère sœur ;réfléchissez à ce que je vous ai dit, et considérez, je vous ensupplie, que la résolution que vous allez prendre décidera de votredestinée.

La religieuse prononça ces mots avec un accentsi marqué et en les accompagnant d’un regard si expressif qu’Elenadésira et craignit tout à la fois de la faire s’expliquerdavantage. Mais avant qu’elle fût revenue de sa surprise, sœurOlivia avait quitté la chambre.

Auteurs::

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer